juin 2013

Un raté qui doit poursuivre

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Louis Soutter, Personnage et guirlande de fleurs,1935

On annonçait hier au village la mort d’un des leurs en précisant de qui il était l’époux ou l’épouse, le père ou la mère, le frère ou la soeur, pour que les vivants puissent identifier celui qui allait manquer et entreprendre sans tarder les travaux de raccommodage. Mais on annonce ce matin aux gens du village la mort d’un gamin. Pas de réparation possible, l’enfant quitte les vivants par l’arrière, l’événement menace tout le village, ronge ses bords. Une mort qui ne mite pas le tissu mais le défait en tous sens, la commnauté d’un coup stérile et orpheline.
On ne sait pas très bien quoi dire au morts du cimetière. Impossible de leur demander d’accueillir ce gamin puisque ni son père ni sa mère ne l’ont précédé, impossible pour les morts de le laisser entrer puisque ce serait ouvrir la porte à des vivants, ceux dont il est le fils ou la fille. On ne mélange pas les morts et les vivants, disent de concert les uns et les autres, dans une même langue mais pas du même lieu.
Que faire de cet enfant qui n’aura pas tenu sa place, auteur d’aucune transmission chez les vivants et condamné à rejoindre avant l’heure le monde des morts, désormais prénom orphelin dans un coin du cimetière, vivant parmi les morts, un disparu qui erre, entre deux eaux, accepté nulle part, dans les limbes, un raté qui doit poursuivre (Cummings).

Jean Prod’hom

Le temps s'ouvre et se ferme comme un accordéon

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L’oeuvre aboutie est voisine du suicide. Modgliani s’est tué parce qu’il ne pouvait supporter l’insuffisance de son oeuvre, comparée à la grandeur de son désir. Il existe des sages qui ajoutent lentement à leur oeuvre, il existe des Dieux qui meurent de leur impuissance. Je n’ai rien fait, je n’ai fait que rêver, imbécile. Mon Dieu je vous aime et vous supplie.
Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53 Capture d’écran 2013-06-29 à 17.25.53Marcel Poncet, Journal, 2 mars 1926

Ouvre l’oeil à 7 heures la tête pleine, retourne dans le tambour jusqu’à plus de 10 heures. Premier matin de vacances, c’est-à-dire premier matin à ne pas avoir besoin de me demander comme chaque matin de quoi les enfants ont réellement besoin, ne pas avoir à saisir les urgences devant lesquelles il est judicieux de les placer, ne rien faire, ou qu’ils s’ennuient, attendent, se taisent, placer des obstacles, prodiguer les premiers secours, écouter, dire deux mot, aller au plus court,...
Décide de descendre au marché avec Sandra et les trois petits, de m’éclipser vers l’une ou l’autre des manifestations que Lausanne propose. Plusieurs vernissages ont eu lieu hier, le XVIIIème siècle dans les collections du Musée des Beaux-Arts, Miró à l’Hermitage, mais il y a aussi l’exposition que le Mudac consacre aux sacs en plastique, Louis Rivier et Marcel Poncet au Musée historique, Amadou et Pierre Bataillard à l’Espace Arlaud. Me décide pour le Musée historique à cause d’une peinture sombre qui veillait au fond d’un couloir au Carillet à Pully et qui me revient à l’esprit.
Les amis et les petits enfants de Louis Rivier sont à l’étage, ils parlent haut et fort, comme l’autre jour, bénéficiant aujourd’hui encore de ce que leur ont laissé ces grandes familles bourgeoises et protestantes de Jouxtens-Mézery et de Mathod. Les Rivier et les de Rahm traversent notre temps en chevauchant des points d’orgue, honorant les héros de leur lignée peints sous les traits des princes toscans, amis des arts et des hommes, invisiblement généreux dans les jardins de leur château.
Au sous-sol désert un Socrate, défiguré comme de juste par l’un des fondateurs de la Société d'art religieux de Saint-Luc et Saint-Maurice, Marcel Poncet, défenseur de l'art sacré en Suisse romande, le prince Mychkine, une lettre de Louis Soutter que Marcel Poncet a mis sur les rails de la peinture, une gravure tourmentée de Jacqueline Oyex, deux autoportraits, une bouteille et un citron, assiette verte, napperon bleu, nappe rouge. J’aperçois dans une vitrine des poèmes de Jean Follain, aux éditions de La Rose des quatre vents que le catholique genevois a illustrés. Jean Follain réapparaît sur un écran de télévision dans une courte séance tournée, peut-être, dans la maison Saint-Christophe de Vich. Poncet y fait le clown entouré d’enfants.

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A la fin du livre que Jaques Chessex et Valentine Reymond ont consacré au peintre et verrier, il y a une photographie réalisée à l’ouest du Bois de Chênes entre Vich et Genolier, près de la Baigne aux chevaux. On y voit Philippe Jaccottet et Marcel Poncet, mais aussi Jean-Claude Piguet tout jeune alors que j’ai assisté une année durant à l’université de Lausanne, un peu par hasard, à l’occasion d’un séminaire qu’il avait conjointement organisé au début des années quatre-vingts avec Pierre Gisel autour du requiem, et plus particulièrement du War Requiem de Benjamin Britten. Le monde se rétrécit soudain et le pavé sur lequel je pose le pied en sortant du musée se souvient. Est-ce ainsi qu'on se cherche des racines ou est-ce ainsi qu'on les trouve, parce que le temps soudain se confond avec lui-même, s’ouvre et se ferme comme un accordéon.

Jean Prod’hom

Marie-Noël

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Elle traverse la cour en faisant basculer ses pesanteurs de gauche à droite et de droite à gauche, comme une oie, une oie gonflée à bloc mais sans canetons, suçotant continument le mot de respect qu’elle postillonne au visage des quidams comme un chien pisse au pied des buissons. Héritière des kapos aux lèvres fines et à la croupe de pouliche, elle tient serré dans la main droite un trousseau de clés, se dandine si lourde et si sotte qu’on la préférerait attelée. Marie-Noël est le prototype de la suffisance et de la bêtise universelle, enfant gâté de la tertiarisation, avatar couinant la satisfaction, elle est née du croisement de la prétention et de la frustration. Les institutions qui l’engagent ont tôt fait de le regretter, mais trop tard, la donzelle est une procédurière, difficile de s’en débarrasser.
Marie-Noël est la vice-présidente d’une association qui prône le couvre-feu, elle a épousé un concepteur de gendarmes couchés qui l’a quittée traumatisé quelques mois après son mariage, elle anime des ateliers foireux dans une haute école. Elle en impose en posant des lapins, brasse eaux claires et eaux usées, se saoule le vendredi et le samedi soir.
Marie-Noël est la meilleure amie de Jean-Rémy, une amie de la première heure. Ils aiment aujourd’hui l'art vrai et le piano quand il est bien joué, ils gonflent le premier août des ballons de toutes les couleurs, satisfaits de participer ainsi à la restauration des valeurs. Marie-Noël et Jean-Rémy constituent le plus sombre des continents.

Jean Prod’hom

L'autofictif 1961

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Une épingle suffit à fixer l’éphémère.

N’existent somme toute que deux espèces d’écrivains, écrit Chevillard (L’autofictif, 1961), celle qui conçoit la littérature comme l’art de relater au plus juste notre commune expérience du monde…, et l’autre qui la conçoit, au contraire, comme un geste de séparation, d’affranchissement, et l’art d’ordonner une représentation du monde originale.
Il conviendrait pourtant d’ajouter que c’est en rédigeant au plus précis les actes de cette expérience universelle que plusieurs écrivains de la première espèce s’en sont affranchis le plus résolument et en ont fait voir une représentation inédite. Et qu’à vouloir offrir une représentation du monde originale, la plupart des écrivains de la seconde n’ont fait que mesurer, sans la surmonter, la résistance que leur ont opposée les principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu.

Là où il n’y a pas de code, on le frise.

Jean Prod’hom

Dommage

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Ai rencontré ce midi au bois du Four deux vieux dégingandés bavards et sourds. Double rame de haricots sans queue ni tête offrant à qui veut fruits et sommaires. N’ai pas su déchiffrer le secret qui nourrit les cosses de ces deux experts.

Jean Prod’hom

On touche du bois

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Matinée au CHUV, le test au synacthène réalisé il y a un mois montre que les glandes surrénales de Louise répondent tout à fait normalement au stress et sécrètent la quantité de cortisol qui convient. Pour le reste tout va bien, on touche du bois, les paperasses qu’on est invité à compléter ne constituent pas aujourd’hui une corvée, on se réjouit d’écrire oui ou non en face des questions qui nous sont posées, elles font même un peu sourire. Le service de pédiatrie, qui ressemble en temps de crise à l’antichambre du cercle le plus sombre des enfers, n’est pas loin dans ces circonstances d’avoir les allures d’une chocolaterie où l’on accueillerait les enfants du paradis au pays des merveilles, on aimerait même que notre séjour se prolonge pour revoir le gamin qui a disparu sur son tracteur à l’autre bout du couloir, suivre encore un instant les allées et venues des infirmières et des médecins, écouter le bruissement de la vie là précisément où elle hésite.
Et puis la bienveillance des médecins, le temps que mettent les professeurs à la disposition de nos enfants pour qu’ils comprennent ce qu’il en est, saisissent au mieux leurs intentions et leurs actions en leur donnant des explications suffisamment sommaires nous permettent à nous aussi de nous rassurer et de savoir un peu mieux ce qu’il faut en penser.

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Il est un peu plus de onze heures et quart lorsque nous quittons le CHUV, je reconduis Louise à Vucherens où elle va pique-niquer et répéter le spectacle de fin d’année, elle refuse comme d’habitude de prendre une aspirine. On compte les balises anti-gibier à ultrasons posées l’année dernière entre le Chalet-à-Gobet et le bout du plateau de Sainte-Catherine, près de cinquante, chargées de tenir à distance les chevreuils, les renards, les blaireaux, les hérissons et leur épargner ainsi de se trouver nez à nez avec les quarante tonnes circulant sur la route de Berne. La campagne est devenue pour le bien des bêtes, et c’est tant mieux, un immense zoo entouré de grillages parfois invisibles. Mais si les hommes se sont révoltés (et se révoltent encore) à l’encontre des murs de pierres que certains d’entre eux ont dressé pour en séparer d’autres de leurs parents et de leurs amis, ils acceptent tous aujourd’hui sans broncher le mur infranchissable qu’ils dressent entre eux et les bêtes.
M’arrête au retour sur la colline de Vucherens, relève la date de 1839 inscrite sur le tympan du porche du cimetière près de la chapelle érigée en 1737. Cette date renvoie-t-elle à l’adjonction de ce porche ou à la création du cimetière ? A un agrandissement ? Existait-il avant 1737 un cimetière ailleurs, près de cette chapelle dont parle Marcel Grandjean, incorporée à une maison communale dans le village ?
Je monte au pas le raidillon de la Moille Cherry, une bossette à lisier me précède, tuyaux hirsutes dressés sur la tête, que le chauffeur fera traîner tout à l’heure sur les prés, évitant ainsi de repeindre le printemps à l’ammoniac, en passant comme autrefois 20 000 litres de lisier à la moulinette. On se sépare au tilleul, le convoi monte en direction de la Moille-au-Blanc.

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Aujourd’hui encore il m’apparaît que les choses vivent en paix côte à côte, sans lien de subordination, avec en chacune d’elle un monde, comme devant la forge de Vincent Desmeules à Ropraz où je m’arrête un bref instant après avoir déposé Lili et Mylène à l’arrêt de bus : des abeilles bruissent à l’entrée d’une ruche bleue, à l’abri sous des plaques de fer, rouillées, brutes, inertes, d’un autre âge, d’un autre règne.

Jean Prod’hom





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Il n’y a qu’un pas du réel à l’imaginaire et toutes les portes sont ouvertes. Il n’en va pas de même au retour.

A la fin, l’homme s’est toujours fort bien satisfait des situations à propos desquelles il jurait qu’on ne l’y prendrait pas.

(S’isoler pour être moins seul.)

Jean Prod’hom

Faire un livre

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Le grondement sourd qui nous parvenait ces derniers jours de la soufflerie des greniers de la Moille-au-Blanc s’est tu, l’herbe est sèche. Si Freddy a entamé hier un second passage dans le pré à Max, ce matin la faucheuse est bâchée, il a plu toute la nuit. Le vent est tombé, les fenêtres sont fermées, on ne verra pas les enfants avant huit heures, tout est en place pour un dimanche pot-au-noir. Des bruits il y en a, mais le vide que le vent a creusé depuis qu’il est tombé les maintient séparés les uns des autres, dans une solitude presque désespérée : un grillon se noie, les bris d’un merle de cristal, les cris d’une corneille ou un âne qui brait, à moins qu'il ne s'agisse d'un pic sur une vieille plaque d’éternit. Douceur, désolation, mais sans risque et sans heurt, sans contagion. La pluie soudain reprend et s’abat sur le toit, on ferme les velux, on se retire, nous de notre côté et la campagne du sien.
On boit un café, Sandra lit, Louise nous rejoint. Je relève mon courrier, un gentil mot de François Bon sur Tiers Livre, ce n’est pas la première fois et je m'en réjouis. Me réjouissent également ces mots des lecteurs qui me parviennent : Justine, Murielle, Julien, Yvan, Sylviane, Brigitte, Murièle, Alexandre, Francis, André, Anna, j’en oublie.
Bientôt cinq ans. Un billet chaque jour, chaque jour ouvrable d’abord, quotidien depuis juillet 2012, des billets qui donnent un rythme à mes journées, parfois bien plus. Observer, comprendre, aimer, tout et n’importe quoi, ce qu’on finit par regarder, d’autres couches, d’autres cercles. Même si – et c’est l’une peut-être de ses leçons essentielles – écrire n'est pas tout, tout au plus un attribut, j'entends par attribut ce que l'intellect perçoit de la substance.
Je tente de placer au bon endroit le numéro ISSN qu'une dame de la BNF m'a envoyé la semaine dernière. Malgré les conseils avisés de François Bon et Christine Genin je n’y parviens pas et y renonce assez vite, il n’y a pas le feu. Même chose avec Prolitteris, Claude qui m'avait encouragé il y a 6 mois à adhérer à cette société chargée de veiller aux droits d'auteur, a réitéré ses encouragements l'autre soir sur le seuil de la librairie Basta, avec d’autant plus de raisons qu'on a reparlé de ce livre qu'on va faire ensemble.
Il me dit où il en est, ce qui pourrait constituer le centre de ce livre, et j’imagine les cercles qui en feraient le tour, toujours plus larges. Et cette idée de faire un livre – Je ne sais pas si tu as déjà envisagé de réunir un choix de tes textes dans un livre en papier ; si ça te tente, je serais très intéressé à les publier – je ne m'y suis pas fait immédiatement, mais je peux aujourd’hui le concevoir à condition qu’un maître d’oeuvre aux reins assez solides prenne l’initiative des travaux. Ce maître d’oeuvre m’obligerait ainsi à reconsidérer ce qui existe aujourd’hui dans les limbes, et à concevoir des cercles inédits susceptibles de m’accueillir moi et mon purgatoire, mes enfers et mes paradis.

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Comme chaque dimanche depuis quelques semaines, Louise et Lili descendent chez Marinette lui donner un coup de main, nettoyer le parc de l’âne Ziggy et Sahita le poney, Sandra les accompagne. Arthur, qui a été privé d’écran toute cette semaine, part en trombe avec Oscar remplir sa tâche dominicale, fait le petit tour au pas de course, revient à 10 heures sonnantes. Il se cale devant l’ordinateur pour jouer et aménager la plate-forme Minecraft qu’il souhaite administrer avec sa soeur.
Passe en coup de vent chez Marinette qui prépare un thé, pour avertir Sandra et les deux filles qui ont nettoyé les box et ramasser les crottins du parc que je descends en ville au Musée historique de Lausanne où je compte m’arrêter dans quinze jours avec les élèves de la 11. Les gardiens du musée coopèrent si bien qu’il ne me faudra que quelques minutes pour régler l’affaire. Monte au deuxième étage jeter un coup d’oeil à l’exposition consacrée à Louis Rivier dont je ne connaissais en fait que la Mater dolorosa de Bottens, étape naturelle du pèlerinage qui va de Corcelles à Echallens. Y reste finalement deux bonnes heures, Louis Rivier y apparaît entre deux mondes, pseudo-idôlatre au coeur de la communauté protestante fâcheusement iconoclaste, dernier artisan de la générosité discrète de la grande bourgeoise vaudoise avant son déclin.
Lausanne est immobile, bien droite dans le vent, les yeux fixés sur le lac, il y a du monde sur l’esplanade de la cathédrale, peu de Lausannois. Une femme cachée derrière un niqab me rend songeur, elle photographie les alpes françaises de l’autre côté du lac, les toits du quartier de la Palud, son mari ou son ami, les jardins de l’Evêché, mais que voit-elle ?
L’homme fait lui aussi quelques photos, les Alpes, les toits, les jardins, pas un regard pour elle, moi si, et elle pour moi.

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Jean Prod’hom



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Aussi nécessaire pour un père d'accepter que son fils descende du carrousel sur lequel lui et les siens tournent depuis des générations que d’accepter qu’il fasse sien celui qu'il a enfin quitté.

Les mailles des filets de protection des enfants sont si serrées que même les plus petits ne peuvent s'enfuir.

Prenons garde à ce que nos gamins nourris au grain ne décident de prendre leurs jambes à leur cou et rejoignent Victor de l’Aveyron dans un asile de sourds-muets.

Jean Prod’hom

Basta

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Il a tellement plu hier matin sur le Jorat qu'il a fallu renvoyer les joutes sportives de Thierrens au Mont. Lorsque le ciel s'est calmé, on a perçu une sourde déception. En écho cette balade, fraîche consolation le long de la Valleyre. Les pensées des petits ont tôt fait d'aller au-delà, on évoque le Flon, la molasse et les cathédrales, le Rhône, plus loin Marseille, bientôt les vacances. De minuscules fraises des bois roulent au pied d'un parterre d'oeillets, fines paupières au teint rose jambon, découpées comme des cils : dianthus superbus. Le Jura réapparaît derrière les vapeurs d'eau.
Si, nous explique un tout malin, on l'appelle foyard, c’est parce qu'il finit en bois de chauffage dans les foyers de nos cheminées. Le nichoir fixé sous ses lourdes charpentières semble inhabité. Qui sont donc ses locataires ? Je prends contact sur le champ avec l’universitaire qui a laissé son numéro de téléphone là-haut sur la maisonnette : on l’a installée pour les chouettes hulottes, mais il n’y en a pas eu beaucoup ce printemps, à cause du mauvais temps, du froid et du manque de nourriture, inutile d'insister, et si des petits avaient éclos, ils voleraient à cet instant de leurs propres ailes. 
On refait dans la tête la balade, mais à l'envers, en dégringolant pédagogiquement le chemin des Neuf-Fontaines. Je raconte à ces gamins comment, par un infime recul et l'application de l'une ou l'autre des techniques rappelées par l'historienne britannique Frances A. Yates dans son Art de la mémoire, chacun d'entre nous est capable de garder en soi ce qui tend à s'en échapper.
On termine avec les élèves de la 11 la projection du film de Daniel Vigne sur les aventures de Martin Guerre qui a défrayé la chronique au milieu du XVIème siècle, une affaire déroutante qui aurait pu conduire Martin à la folie si Martin avait été Martin. Mais, Martin, tu n'es pas Martin, tu es Arnaud du Tilh, si ressemblant  que tu nous a trompés, tu en sais autant que Martin sur sa propre vie, plus même peut-être. Martin Guerre, tu n’es pas Martin Guerre, tu es Arnaud le diable, Arnaud l'usurpateur. Arnaud du Thil est pendu le 16 septembre 1560 à Artigat pour fraude et adultère.
Cette affaire me rappelle une psychiatre qui m'avait averti, la veille d'une sortie, que sa fille ne participerait pas à la course d'orientation que mes collègues et moi avions soigneusement organisée, parce que, disait-elle, en remettant à chaque groupe un téléphone portable, on disait très clairement mais à notre insu que les élèves couraient de réels dangers. En conséquence sa fille resterait à la maison. 

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Il fait nuit lorsque je sors du collège, il n’est pourtant que 16 heures 30, le ciel est à nouveau très chargé. Je descends en ville, parque la Yaris près du Musée de l'Art Brut, vais et viens sous la pluie, le long de la rue du Maupas et la rue de l'Ale avant de rejoindre sous un parapluie et des trombes d'eau la librairie Basta où les éditions Antipodes vernissent ce soir quatre nouveaux livres.
Nous ne sommes pas très nombreux mais je reconnais plusieurs visages, Murielle descendue de la médiathèque du Mont rend les lieux plus familiers. 
Un comédien lit des extraits de trois ouvrages universitaires qui traitent respectivement de la naissance socio-historique de l'assurance chômage en Suisse entre 1924 et 1982, du débat autour du génie génétique entre 1990 et 2005 et des rapport de la Suisse avec l'Algérie entre 1954 et 1962. Il est curieux de percevoir dans la bouche ronde d'un comédien les ressorts rhétoriques du genre, leur sous-couverture, l'étanchéité des caissons, les ligatures qui se referment en bout de respiration, les connecteurs qui paradent, les suffixes à discrétion, l'invisible pâte dont la raison enrobe ses motifs aux armatures d’airain. Un alexandrin parfois, égaré, puis une assonance qui relance le propos de gouttière en gouttière, de cheneau en cheneau jusqu’à ce que l’essence s'écoule de l’alambic, goutte à goutte, dans les nappes profondes de la conscience.
Je lirai le quatrième ouvrage, celui de Nicole Gaillard, Couples peints, Esthétique de la réception et peinture figurative.
La librairie est minuscule, les gens polis, on se croirait sortis d'un film de Rivette, d'Eustache ou de Rohmer. Jean-Pierre Léaud est là, les mains dans les poches, il fait chaud, Michel Legrand fredonne l’air des Parapluies de Cherbourg et Godard grommèle. Michel Sautet a fait un saut pour dire bonjour, bonjour sourire, on parle tennis et football, Dziga Vertov, masculin féminin. Tout le monde est un peu saoul à la fin, ce sont des choses qui arrivent, des choses de la vie avec Michel, Diane, Claude et les autres. Les années 70.

Jean Prod’hom

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En pensant naïvement que l’image qui était apparue dans la vitrine pensait ce qu’elle-même pensait, elle s’était condamnée à la plus extrême des solitudes.

Jean Prod’hom

Trapèze et chute libre

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Il en faut de la volonté pour pencher la tête et retrouver sous le badigeon immanquablement gris des jours ouvrables, ne serait-ce qu’un instant les couleurs d’origine, il en faut du courage pour suspendre les trajectoires que des disciples de Laplace semblent imposer à chacun d’entre nous et prendre la tangente. Je n’y parviens qu’à moitié, avance actif et docile jusqu’à midi en anticipant les désagréments des jours prochains. Nous avons, les élèves de la 11 et moi, étêté les piles qui menaçaient au sommet des étagères en mettant le surplus à la benne ou dans des cartons, en vue du déménagement qui va nous conduire dès le mois d’août prochain dans le nouveau bâtiment scolaire. J’en profite pour verser tout ce que j’avais cru bon garder des années durant dans la poche sans fond de l’inutile. On entrepose ce qui est à garder dans l’ancienne salle de sciences. La classe 11 reprend une existence indépendante à mesure qu’on la libère, les élèves rentrent chez eux avec des livres et des boîtes vides sous le menton. De six heures à midi sans discontinuer, une seule trajectoire, de porte à porte, comme suspendu à un trapèze tenu par une main invisible.
Chute libre ensuite au Riau où je me couche une bonne heure, ramolli, avant de corriger assis devant un café les vingt-deux dernières copies de l’année.
Je suis debout à cinq heures et on va, avec Sandra, sur le chemin qui conduit au refuge de Corcelles, on décide de prolonger notre escapade, une piéride bat des mains, on la suit une bonne centaine de mètres. Me reviennent en mémoire celle qui m’avait précédé tout un matin sur un chemin de l’Emmental entre Eggiwil et Trubschachen, cette autre qui m’avait ouvert tout l’après-midi un allée royale dans les bois au nord-est de Chinon. Prise en écharpe par Sandra et moi, la nôtre décide d’aller de son côté sans cesser d’applaudir. De l’autre côté du chemin les abeilles travaillent dur, on les entend entrer et sortir des huit ruches cachées par les lourdes branches des foyards. On parle de choses et d’autres, de cette fin d’année scolaire et de nos enfants, on passe par le chemin creux. On s’emballe en évoquant les mardis de la rentrée, c’est un peu tôt, il est préférable de se taire.

Jean Prod’hom

A l'étuve

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Une ribambelle de moineaux est née ce matin, en noir et blanc, personne ne les a vus mais je les ai entendus, ce sont eux qui ont donné le signal en soulevant les quatre coins du drap noir. Sur le toit un rouge-queue a agité sa crécelle, j’ai remisé sous l’oreiller les franges grises de la nuit. Je me suis levé, une nichée de canetons a plongé dans l’étang, ils ont pris un peu d’avance, premier air, première risée.
C’est la seconde fois cette année que je sors avant six heures en bras de chemise, la fraîcheur a pris les devants et hydrate mon visage. Partirais volontiers sur les berges de la Broye ou sur les rives du Léman, sur la terrasse du café du village ou plus haut, du côté des Vanils, ou plus loin, là où la marrée monte. Avant qu'il ne fasse trop chaud.
Curieuse scène, une fouine que je prends d’abord pour un écureuil, plastron blanc, vient à notre rencontre sur le chemin de la Moille-au-Blanc. Oscar ne la voit pas. Elle, elle l'entend et prend une voie de garage. Lorsqu’on passe à côté du roncier où elle a disparu, le chien s'agite, aboie mais il n'est pas dans le coup. Je me retourne un peu plus loin pour lui faire un signe au cas où elle aussi voudrait m’en faire un. Je ne vois que les cytises, ils sont en fleurs, grappes lourdes, grosses larmes, jaunes sur le vert pâle des merisiers.
Descends au Mont écouter des élèves qui feront tout au long de la journée la démonstration qu'ils sont à même de construire une intervention d’une dizaine de minutes adressée à un public réel sur un sujet de leur choix, mais qui feront également la preuve qu’il ne sont pas prêts à quitter le giron dans lequel ils ont été nourris parfois trop chichement, pour aller écouter ceux qui pourraient les informer ou se plonger dans des livres trop longs à leur goût. Ils ont pour la plupart picoré sur internet, sans se méfier de ce dont on les avait avertis et prendre les précautions qui conviennent. On aura mâché toute la journée une bouillie souvent informe dont au fond ils ne se satisfont pas eux-mêmes, puis on les quitte en espérant qu'ils comprendront bientôt en-dehors de l’école ce qu'ils n'ont pas voulu ou pu comprendre au-dedans.
Mais on aura été à la même enseigne tout le jour, tous, à l’étuve d’abord, écrasés ensuite dans un immense brasier irrespirable. Personne n’a demandé son reste lorsqu’on a tiré le rideau, chacun s’est éclipsé pour plonger dans l’une ou l’autre de ces fontaines que chacun abrite secrètement.

Jean Prod’hom

Oscille sous le fléau et plie sous le joug

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Sale journée aujourd’hui, une mauvaise nuit, les premiers moustiques, la lecture du petit opus de Jean François Billeter sur le silence millénaire de la Chine (Chine trois fois muette, Editions Alia, 2010), l’abattement des élèves dès 8 heures, le soleil qui n’avertit pas, les grondements du chantier tout à côté, le racolage où qu’on soit, les simplifications outrancières, l’inadéquation de nos moyens.
Suis-je le théâtre de cette noirceur, ou cette noirceur habite-t-elle les choses ? Hésite sur la réponse à donner, oscille sous le fléau et plie sous le joug.
Me dépêche de quitter la mine lorsque je le peux, en me réjouissant de me retrouver à 870 mètres au-dessus de la mêlée et en espérant que cela suffira à transfigurer le reste de ma journée.
D’apercevoir la nouvelle acquisition de Sandra tirée de la benne aux déchets encombrants et déposée au pied de l’érable, d’entendre les éclats multicolores de Louise sitôt la porte ouverte, d’apercevoir Arthur qui fait ses devoirs en souriant, de goûter à la fraîcheur des pierres de taille du Riau m’incline à penser que je suis à l’origine de cette noirceur excessive.
Sans trop me réjouir pourtant, je n’exclus pas en effet que la crainte et le pessimisme de Billeter ne soient fondés. Que reste-t-il dans cette société qui ne soit soumis à la logique économique ? Ce lieu mis à part, peut-être, où je me replie, où il m’arrive encore de vivre comme ceux qui sont venus avant moi et, je l’espère, ceux qui viendront après, s’ils maintiennent intact l’altérité sur laquelle reposait le possible et que nous croyions sans prix, mais à laquelle s’est attaquée depuis peu la raison marchande. Ecrire et résister.

Jean Prod’hom

Le champ de blé vert

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L’image d'un jeune homme qui a tout laissé, décidé et silencieux. Il a mis la poésie sur orbite, hors d’elle-même et sans lui, pas le temps, il y avait la mer.

Sous une aubépine, des iris.

Sur la tête un tout nouveau chapeau de paille, ai cherché tout le jour un chemin sur lequel m’engager, aucun n’allait nulle part.

Jean Prod’hom

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Les musiciens tâtonnent, les peintres campent de l’autre côté du miroir, les sculpteurs dressent au centre des giratoires une foule de dieux malingres, les architectes conçoivent des abribus étanches, les cuisiniers préparent des amuse-gueules. Aux raconteurs d’histoires la difficile tâche d’éclairer ce charivari, en lui redonnant une nuit, des ombres avec des bouts de chandelles.

Jean Prod’hom

Perle de culture

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Un chardonneret
une bague au doigt
un collier au cou du chien
la laisse autour du mien


Jean Prod’hom

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Le géant suédois du meuble Ikea à reconnu que des prisonniers politiques ont fabriqué certains de ses meubles dans les années 1980 en Allemagne de l’Est. Des spécialistes tentent aujourd’hui de déterminer si les guides de montage contenaient des messages secrets.

Une fois que rien n’est fait c’est beaucoup plus difficile de commencer qu’une fois que quelque chose n’est pas fini.

Jean Prod’hom

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Il ne faut au bout de la phrase qu’un peu de soleil et un peu d’air, et un peu de vent, pas grand chose, comme ces bêtes nues que réchauffent dans la clairière les rayons du dernier soleil.

L’Universel, c’est ainsi qu’Henri Thomas appelait le chat qu’il avait trouvé épuisé dans un champ. Un vieux chat avec lequel il ne parlait pas et qu’il écoutait à Anglemont ronronner contre lui, la nuit, pendant les pluies d’automne.

Même s’il est plusieurs c’est toujours le même chevreuil qu’on aperçoit à la lisière du bois Vuacoz, universel et singulier.

Jean Prod’hom

Surveiller mais quoi ?

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L’isolement dans lequel les institutions de formation plongent nos enfants dans l'intention de s'assurer qu’à la fin ils détiennent et gèrent chacun pour soi ce qu'ils ont projeté de faire entrer dans leur tête, les a conduites à élaborer des moyens toujours plus sophistiqués et coûteux de contrôle et de coercition, avec pour corollaire la fragmentation des objets susceptibles d’être identifiés, la normalisation des réflexions et des méthodes sur lesquelles ces établissements sont capables d'exercer leur contrôle. Rien n’entrera dans la tête d’un enfant qui ne puisse en sortir de manière décidable, tel aura été le mot d’ordre de la formation.

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Cette manie d’isoler chaque enfant, de circonscrire l’objet de connaissance en énumérant chacune de ses propriétés, d’en contrôler le traçage de son input à son output, de l'écriture des programmes à la certification de sa présence en fin de scolarité, tourne à la farce lorsqu’on en évalue les résultats et si l’on sait que personne n’a jamais été assuré que ce qui entre, loge et sort de la boîte noire est bien ce qu’on souhaitait y mettre. Cette manie est le résultat d'un vieil atavisme qui nous ramène aux temps obscurs où l'homme allait crédule au confessionnal, tremblant d'être mis à jour par celui qui détenait la vertu qui lui faisait défaut. Le pêcheur allait tremblant, seul, se faufilant comme un vers de terre, persuadé qu’il était un bon à rien, désireux par-dessus tout d’être moins seul et d’une seule chose, d’avoir près de lui un compagnon de son espèce.
Les aptitudes de nos enfants au travestissement  – pour ne pas parler de falsification ou de déni –, leurs stratégies d’évitement, le soin qu’ils mettent à éviter l'inconnu qui les entoure et à contourner les obstacles qui leur font craindre le pire trouvent leur terreau dans la solitude à laquelle l’institution les condamne. Il est temps d'ouvrir les portes et les fenêtres, que chacun retrouve le bon larron, les vertus de la copie, de l’imitation et du compagnonnage.
C'est en effet lorsqu’on dégagera l’enfant de l’idée qu’il est seul avec lui même que les objets de connaissance retrouveront une consistance égale à ce qu'il est, en lui, hors de lui, avec les autres et qu'il parviendra à accepter à la fois ce qu'il a en commun avec ceux de son espèce et ce qu'il a en propre, bien moins que ce qu’on lui fait croire, un grain de voix, un rire, un tournis, une occasion d’occuper un lieu avec devant lui d’autres paysages. Il apprendra alors que la solitude qui l'habite, unique en son site, peut être douce s’il n’a pas à y répondre autrement qu'en y persévérant, petite mélodie, naïve expression.

Jean Prod’hom

Magasins du monde

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Passe en fin d’après-midi par le bazar d’une multinationale où j’ai pris l’habitude de me ravitailler en capsules de café. J’entends couler le Tibre et l’Arno devant les rayons colorés, rêve à Roma, Volluto, Ristretto et Arpeggio, Capriccio et Livanto, Cosi. La caissière a pourtant tôt fait de refroidir mes ardeurs, elle a l’humeur noire lorsqu’elle présente chacune des vingt boîtes de dix doses au lecteur qui saisit les informations du code-barres. Pas drôle son job ! J’imagine alors d’autres détresses à l’autre bout du monde, l’exploitation forcenée d’un paysan indien, colombien ou brésilien, assoupi un instant sous le cagnard, qui reçoit à l’instant le signal de débit envoyé par ma caissière et qui se met sur le champ au travail, flux tendus obligent.
Les gens attendent, à moi maintenant de me relier au terminal de paiement électronique, et par lui à ma banque pour transférer de mon compte au compte commerçant la somme qui s’affiche. Le dispositif ne précise pas comment introduire ma carte, aucun schéma, débrouillez-vous. J’essaie à tout hasard de la glisser comme elle vient, sans me poser de question. Le lecteur la refuse. La caissière me regarde alors d’un oeil noir, intenso, et aboie : Dans l’autre sens ! Je la retire donc et mime du poignet les deux possibilités qui se présentent à mon esprit, avec le sourire. Mais je ne parviens pas à amuser la donzelle qui répète sans bienveillance ce qu’elle a déjà dit : Dans l’autre sens !
Malheureusement la manœuvre précédente m’a fait oublier le sens dans lequel je l’avais introduite en premier lieu si bien que je me retrouve avec quatre possibilités. Me sens aussi creux qu’une coque vide, souhaite vraiment que la caissière cesse de me regarder comme un repris de justice, me réconforte et me donne enfin un coup de main. Rien, je l’exaspère. J’ai beau lui confier silencieusement mon désarroi, elle ne bronche pas, me voici un moins que rien.
Elle m’arrache soudain la carte que je tenais au bout des doigts et l’introduit dans le lecteur. Je rêve qu’elle se trompe elle aussi, qu’elle se ridiculise. Mais non ! me voilà défait, la journée qui s’était bien déroulée jusque-là branle sur ses fondations et je bascule de l’autre côté de l’humiliation. Je suis prêt à l’injurier, je bous, la colère monte, hésite à lui envoyer ces foutues capsules de café à la figure, les lui faire avaler, elle étoufferait, je serais emprisonné puis jugé. Je profiterais de la tribune qui me serait ainsi offerte pour dénoncer l’entente illicite des vendeurs de terminaux de paiement électronique, je mettrais en évidence les effets paralysants de la gestion des marchandises en flux tendus, je scierais les barreaux des codes-barre, clouerais au pilori la pratique mortifère de l’usure, les banques, le petit crédit, l’avidité crasse des multinationales et l’hypocrisie du grand capital.
Les cris des enfants dans le jardin de la garderie, les iris qui baignent leurs pieds dans l’étang, les deux bergeronnettes qui trempent les leurs dans une flaque ne parviennent pas à dissiper ma colère. Il me faut réorienter mon héroïsme, songer à un autre coup, à ma mesure, diminuer ma consommation de cafés, remonter la cafetière italienne qui traîne à la cave et acheter en d’autres lieux ce cadeau des dieux.

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Jean Prod’hom

Coup double

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Cheveux blancs en pétard, Johann Schlupp remplit deux seaux de copeaux qu’il tire de l’un des dix ou douze tonneaux bleus entreposés devant l’étable, c’est ainsi qu’il rafraîchit la litière de ses vaches.
Né dans le canton de Soleure, Johann Schlupp arrive à Tramelan en 38. D’abord la montagne de Jeanbrenin avant d'occuper cette fermette sise à la sortie de Tramelan sur la route qui mène à la carrière Huguelet. Deux vaches aujourd’hui, une mère et sa fille, la vieille qui a seize ans a fait trois fois coup double. Johann précise qu’il n’a jamais tiré de lait d’une vache de toute sa vie, les mères dont il s’est occupé ont toujours nourri leur veau dont il faisait ensuite commerce. Johann me raconte sa première belle affaire, son premier taureau acheté lors d’une foire dans le canton de Soleure, pour 2000 francs, revendu 3000 en Allemagne un mois après.

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Il faut savoir que cet expatrié parle allemand à ses vaches, c’est resté sa langue maternelle, dit-il, et celle de son bétail. Il est neuf heures, Johann m'offre la goutte, sa voisine qui passe par là lui fait de gros yeux dont il se moque, elle lui rappelle que c’est elle qui a fermé les poules la veille au soir, qu’il avait oublié et qu’il était dans un sale état. Il rit et insiste, s’explique, j’ai 89 ans, pas un seul jour sans un ou deux verres de rouge, ou un verre de cidre, alors vous voulez me donner des conseils ?
En face de la fermette du Soleurois le jardin d'un marbrier où traînent des pierres tombales, des noms et des prénoms, aux limites de la profanation. Parmi eux Raoul Voumard, mort en 1949 à 25 ans, rejoint par son père en 1976 et Jeanne sa mère en 1985.
Le soleil qu'on n’attendait pas pousse de côté les nuages et les tiendra bien à l’écart toute la journée, malgré deux échecs, en début d'après midi et à quatre heures.


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Jean Prod’hom

Etranglement de la durée

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Le battant de la cloche de l’ancienne école de la ville de Tramelan frappe les dix coups de dix heures à dix heures, suivis par les dix coups de l’église comme si, venus de loin, ils avaient mis du temps à venir jusque-là, à l’étage de l’hôtel de l’Union où les enfants dorment, silence.
Pas longtemps : un nouveau coup au quart, tout proche, il vient de l’école, deux à la demie, puis trois aux trois quarts. Il me reste quinze minutes pour m’endormir avant un da capo ma foi trop prévisible. Trop tard ! Tout recommence à onze heures avec un léger déplacement du chariot sur la droite, les onze coups de l’église répondent aux onze coups de l’école, et puis un coup au quart, deux à la demie, trois aux trois quarts. Rien ne suspendra cet étranglement du temps sinon le passage du train pour le Noirmont et le bruit de la porte qui claque derrière les derniers clients du restaurant.
Minuit sonne deux fois, une tourterelle turque se joint au concert : croche, noire, noire pointée, phrase de neuf, dix, onze ou douze mesures, puis silence de longueur équivalente, l’imagination fait le reste : un triangle pour souligner les minutes et les baguettes d'une caisse claire pour battre les secondes.
La nuit aura été trop courte pour que je m’assure des intentions de la tourterelle et de sa bonne foi. Mais coup de sac à l’aube, deux corneilles filent sur Délémont en criant leur rage, s’échappent comme deux condamnées à la perpétuité.

Jean Prod’hom

Il y a le romantisme noir

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Il y a le romantisme noir
le jeu des ombres
les coffres-forts
il y a les clans
la prise de Constantinople par les Turcs
il y a le doute méthodique
la belle rive
le plomb
les saules

Jean Prod’hom

Alliance du périssable et de l’immortel

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Le sentiment d’une solitude déchirante et d’une certaine incommunicabilité du monde était parfois donné par la vue d’une brouette vide encore chaude de la fumure transportée. Le jardinier s’en était allé boire : il se pouvait qu’il ne revînt jamais. Je me disais que je lui avais quelquefois parlé. A bien réfléchir, il se pouvait que je lui aie dit cent mots.
Les oiseaux passaient à tire-d’aile, les horloges sonnaient et les ombres s’allongeaient sur le sol blanc.
Le jardinier n’était pas mort, il n’avait eu qu’une attaque. Il ne parlerait plus et resterait sur un banc devant sa porte et des mouches en pleine vie marcheraient dans ses mains sur lesquelles tremblerait l’ombre dentelée des feuilles pacifiques.

Jean Follain, Canisy, Gallimard, 1942

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Jean Follain consacre en 1942 quatre-vingts pages au bourg dans lequel il est né et à la reconstruction duquel il s’attèle, morceau par morceau à peine regroupés. Avec sa parentèle, la maison où il vécu, la quincaillerie, des friches, les chemins de traverse, des champs, l’église, l’Hôtel du Pichet. Un pays aux limites de l’inculte, du stérile, de l’immobile, Canisy, un village normand comme il s’en fait d’autres à deux pas du chaos et de la confusion. L’alliance du périssable et de l’immortel, comme chez André Dhôtel, mais avec des contrastes taillés à la hache et un mystère en guise de serre-joint, un mystère qui fait tenir ensemble ceux qui ont ont été amenés à partager ce pays, mais aussi le mystère rapatrié en chacun d’eux, oubliés dans les ruelles de la mémoire, avec le vide et le silence qui les sépare, la nuit qui les réunit. Enigme à laquelle on touche lorsqu’on lève la tête, ciel immense, mystère qui traîne au pied des haies et qui, dans les cafés et les souvenirs, réunit les dignités muettes en les liant à leurs devoirs. A Canisy on n’entend pas la vie marcotter, les correspondances s’aboutent comme des boîtes sur les rayons des épiceries.
Le battement d'ailes d’un papillon a provoqué une immobile tornade, un enfant suit des yeux le responsable que rien n’accable, une jeune fille folâtre à ses côtés, un vieillard s’éloigne pour des raisons que tout le monde ignore mais qui sont à l’origine de l’accalmie. A Canisy le mieux voisine avec le pire, le quelconque avec le quelconque, ça ou rien, ça et rien, l’habitude a le visage de la rareté.
Et chacun des jardins du bourg est comme un monde plein de plantes, plein de jardins ; chacune des plantes pleine d’étangs et de poissons, chaque poisson plein d’écailles et de reflets. Tout tient ensemble sans que rien ne communique car rien ne vient du dehors, tout est déjà dehors, tout est déjà dedans, agrégats de simples. Etrange immobilité de l’être, personne ne sait plus si les hommes s’en vont ou reviennent, les choses sont laissées à elles-mêmes, solitude déchirante, tableau à peine vivant d’un tremblement entre deux états du monde rapporté dans un grand mouchoir blanc.
Il y a du Leibniz et du chaos chez Jean Follain, comme si le papillon qu’imagina Edward Lorenz s’était égaré dans les lacunes de la monadologie et assurait ainsi, et seulement ainsi, l’équilibre du monde lorsque le temps ralentit.

Jean Prod’hom

CXXVIII

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L’homme s’époumone à transformer le provisoire en définitif.

A l’époux le chapelet, à sa femme les petits pois.

N’y peux rien, vois un coq, pense à l’âne.

Jean Prod’hom

Murs nus et foutripi

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Assis sur les bancs de Cité-Devant ou Cité-Derrière, il n’était pas rare qu’ils s’entretiennent le soir venu des vertus de l’éthique et des vices de la morale, de leurs spécificités respectives, en précisant naturellement et avec le plus bel aplomb que la position qui caractérisait leurs actions, toutes et en toutes circonstances, relevait de l’éthique la plus pure et tenait à respectable distance les approximations de la seconde, enlisée, souvent aveugle, toujours étroite.
Les bancs ont disparu, la ville a changé, l’affectation des bâtiments aussi ; les hommes ont entamé de nouvelles discussions et de nouveaux travaux. Beaucoup ont aménagé dans les appartements aux murs nus de l’éthique une espèce d’espace, cagnard ou dépense, qui abrite le foutripi d’une morale provisoire, chargée d’aller et veiller au chevet de l’immaculée qui s’endort.

Jean Prod’hom

Impossible métier

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Une quinzaine d'années pour offrir à nos enfants la possibilité de rattraper l’inimaginable retard pris à leur naissance et les familiariser avec les outils sophistiqués que les générations précédentes ont conçus en un peu plus de 4000 ans ans et déposés à leurs pieds : cadeaux obligés.
Mais quinze ans également – moins certainement – pour montrer à nos enfants comment ralentir leur course et ramasser, étonnés, les trésors qu'ont oubliés leurs aînés dans leurs course effrénée : le lys et la mélancolie.

Jean Prod’hom

CXXVII

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Examen de guitare ce matin à Oron. Belle performance de Louise qui me rapporte souriante et ravie les propos des membres du jury.
- Ils m’ont dit que j’irai loin.
- Loin ?
Dix ans et demi ? Me quitter ? Déjà ?

Le malheur s’acharne, Louise est invitée le même soir à sa première boum. Elle va danser dans le garage de Louhane avec Jérémie, Ewan et les autres. Comment l’arrêter pendant qu’il est encore temps ? Connaît-elle au moins le métier des parents de ses prétendants ?

« Papa, ! c’est bien Jésus qui a posé en premier son pied sur la lune ? » me demande Lili avant de s’endormir. En voilà une qui a encore besoin de moi.

Jean Prod’hom

Les Mystères de l'UNIL

Dans les locaux borgnes du bâtiment de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne des petits groupes s’affairent. Des individus défilent dans les couloirs, vont, viennent ou disparaissent, l’hôte de passage les assimile volontiers les uns aux autres, ils se promènent tous du même pas pressé, ils vont à la pause ou en reviennent, s’agrègent ici se dispersent là.
Deux grosses dizaines de chefs, quatre colonies de post-docs et une soixantaine de doctorants, une quarantaine d’administrateurs et de techniciens constituent le Département d’écologie et évolution, mais l’ombre des anciens planent aussi, dinosaures de leur vivant, on aperçoit quelques traces des deux cents chercheurs qui ont collaboré à cette aventure collective. Pas simple de distinguer les techniciens des docs ou des post-docs, à moins de le leur demander.

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Lui c’est Richard Benton, du Centre intégratif de génomique, le chef d’un petit groupe de 17 personnes qui se penchent sur le système sensoriel de la drosophile, son odorat et ses goûts. Il est accompagné d’une technicienne formée à l’Ecole Cantonale Vaudoise de Laborantins et Laborantines Médicaux et d’une post-doc formée à Oviedo.
S’ils nous apprennent que ces mouches ont un faible pour le sucré et le vinaigre, pour la lumière et l’altitude, ils nous font voir aussi que les recherches, si elles répondent évidemment à des impératifs méthodologique et à des outils toujours plus sophistiqués, ressemblent bien plus à des épisodes d’un roman écrit à plusieurs et à l’allure de l’escargot, avec des rebondissements imprévus, des ellipses, des accélérations et des ralentissements bienvenus, qu’au dressage pseudo-scientifique que l’école inflige rituellement à nos élèves.
On notera encore chez Richard Benton, né à Edimbourg, une timide ironie qui pourrait passer pour un manque de savoir-vivre si elle n’avait fait la preuve qu’elle était avec le travail obstiné, la désobéissance, l’humour et l’indépendance d’esprit la seule voie attestée de l’invention et de la nouveauté. Les peintres qui peignent, les écrivains qui écrivent, les chercheurs qui cherchent sont de la même famille, ils ont le même sourire et le même regard habité, ils font ce qu’ils ont décidé de faire avec un sérieux sans faille, sans jamais se prendre exagérément au sérieux.

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Poète, romancier, chercheur ? Ce profil, je l’ai rencontré en fin de matinée dans les sous-sols du Biophore. Pierre Million fait partie de l’équipe de Tadeusz J. Kawecki qui se penche, elle aussi, sur la drosophile. Ce doctorant escamote modestement l’histoire de formation trop complexe qui l’a amené dans ce laboratoire, mais raconte celle que les chercheurs du groupe écrivent autour de la mouche, collectivement : passionnant !
Il y a bien sûr la teneur de cette aventure, les leurres que ces Ulysse de la connaissance placent sur la route de leurs drosophiles issues d’une lignée de plus de 100 générations, les pièges qu’ils leur ménagent pour savoir si elles seront capables d’apprendre à leurs congénères ce qu’elles ont appris sous la contrainte et à force d’essais et d’erreurs, des subterfuges que le chercheur utilise lui-même pour ne pas perdre son temps en travaux fastidieux.
Mais il y a aussi le regard attentif de ce jeune chercheur étonné par ce qui l’entoure, le dénuement de son visage, un peu poète, un peu égaré, ses mains vides, la langue qu’il utilise, précise, avec les parfums du pays du Gard, pour dire au plus près des choses somme tout assez simples. Tout autour des boîtes et des cartons vides.
Avant de conclure, tous ces chercheurs savent-ils qu'ils doivent une fière chandelle à l’un des miens, aventurier et paysan d’Ecublens qui a vendu autrefois une partie de son domaine au canton et à la Confédération ? C’est en effet sur les terres de l’oncle Gaston que se dresse aujourd’hui le Biophore.
Et la drosophile à qui on aura par ruse fait goûter à la pomme de la connaissance sera-t-elle capable d’avertir ses congénères qu’il existe pas loin de leur lieu de résidence des fruits qui pourrissent au pied d’un vieux pommier que mon oncle Gaston avait planté il y a plus de 50 ans dans un immense verger aujourd’hui disparu ?

Jean Prod’hom