Dimanche 29 mars 2009
Un pré à la teinte indécise tapisse le fond d'une large cuvette à la profondeur réduite, que borde là-bas une bande étroite d'épineux; s'en dégage à mi-hauteur, à peine, un frêne gris et squelettique. On distingue à travers le tricot vieilli de ce petit bois un second pré qui tire sur le jaune lui aussi, ou sur le vert pâle peut-être, et qui monte en pente douce jusqu'à un grand bois sombre, à l'avant-garde duquel s'avancent trois sapins sans chausse, la tête perdue sous de hauts nuages tristes.
Rien à deux pas sinon l'étroit ruban de bitume, et rien au-delà ou presque, un jardin abandonné aux premiers jours de novembre qu'un inutile treillis aux larges mailles entoure. Le clos est adossé à un talus sur le flanc duquel le regard vient buter avant de remonter jusqu'à la lisière et tenter sans succès de s'échapper par-dessus l'épaule des épicéas. Sur la gauche un antique verger, arbres décharnés, lavandes passées, que le propriétaire ne taille plus qu'au hasard des ans qui passent. Manquent les murs en ruine d'un vieux cimetière désaffecté. Pas un bruit, pas un souffle.
Confondus le clos, les bois, les prés, le verger, pièces si peu distinctes qu'elles tendent à désespérer le langage. Les maintient pourtant ensemble et vivantes le voile oublié d'une mariée égarée, une folle tache blanche, tranchante, l'envers d'une clairière, la pièce solitaire du puzzle sans couture de l'hiver.
Le bétail patiente à la Moille-au-Blanc et les quelques ruches de la lisière sommeillent encore un instant avant de mettre le feu à ce papier gris qui traîne à la queue de ce qui n'est déjà plus.
Jean Prod’hom
L'arche de Noé
Les 805 invités dormaient déjà dans les soutes. Se pointèrent alors deux escargots exténués. Manquait le 807ème et dernier couple. Noé patienta une paire d'heures, puis appareilla. À la poupe de l'arche, deux carpes battaient des mains.
Jean Prod’hom
27 mars 2010
XII
Son plus beau souvenir? Avec les copains des Jeunesses campagnardes de son village, lorsqu'ils se sont tiré la bourre sur le Mékong avec des motos-godilles.
Jean Prod’hom
Dimanche 22 mars 2009
J'avais perçu de l’agitation près du poulailler, c'était un verdier fou, retenu prisonnier dans la cage à lapins. Le chat dansait en prélude à la mise à mort que lui dictait son sang. Ni le chat ni l'oiseau ne semblaient capables de résoudre l'énigme qui les avait réunis là et tenus à distance. Ni l'un ni l'autre ne franchiraient les mailles du treillis.
Le chat s'enfuit, les portes du ciel s'ouvrent, le verdier s'y lance.
Ceux que j’ai aperçus lors de leur première virée l'autre matin dans le mélèze, sur la barrière d’acacia ou dans l’air tiédi ont disparu. L'hiver s'est installé à nouveau, giboulées, l'eau cachée dans la neige, les volets qui grincent, les volets qui claquent. Les hommes, les oiseaux et le cortège des saisons ont fait marche arrière.
Où demeurent-ils? Où passent-ils l'hiver. Je les imagine l’oeil clos dans les troènes, immobiles dans les anfractuosités de granit, au pied meuble des mélèzes. Sang froid dit-on! Sentiment d'abandon plutôt, état de déréliction, étanche aux efforts de la raison – j'ai essayé de comprendre en vain.
Dans le jour et la nuit confondues, cachés dans les inégalités de la roche, tapis dans le désordre les haies, d'invisibles oiseaux sans sommeil tiennent en respect nos arrogances, rappellent nos trahisons et notre condition.
Jean Prod’hom
Récursivité partielle
Le naïf et le désespéré, le pain, la paix, la question du mal, le trait, le coq, la béatitude, la taupe, le passe-partout, amonceler, l’horizon et la glèbe, le chaton, l’arrosoir, courir, l’hésitant et l’obstiné, la veille ou l’ivresse, clore, le grégaire, le foutoir, l’idiot, la corrosion ou la conception, tracer, la contemplation, l’histoire, le jardin, le voleur, la lenteur, le vecteur, les merveilles, peaufiner, chiner, les cendres, les pins, l’interrogation, le couac, saper, l’épitaphe, le dégagement ou la glu, incliner, la crête, le geyser, le sourire, esquisser, citer, cintrer, la souris et le charbon, l’hominisation, le parc, l’odieux, le linge ou le bain, graver, repérer, la disposition et la rage, la levure et le senteurs, le réveil bleu, le réveil rose, faner, l’altitude, détecter, la tâche, l'alternative, manger ou succomber, le moindre mal, l'économie, le héros, le commerce, la cuisine, les bourrasques, l'hic et le nunc, le couac, la portée, l'eau, l'obstacle et le bisse, l'ouverture, le sauvage, la fin de la semaine et début du mois, les nombres premiers, enflammer,les bartasses et les grillons, les combles ou l'aurore, la domination, jouer et s'éloigner, le talus et le coquelicot, l'agréable, le lilas, les foins, vendredi, la cave, les victimes, le chèvrefeuille, l'acacia, l'acacia et le chèvrefeuille, et le lilas.
Jean Prod’hom
De sortie
Au passage du bus – à l’entrée de Dugny – un geai lourd bat de l'aile, il s’arrache avec peine et s'envole lourdement, presque à la verticale, il file entre deux vieux pommiers pleins d'arthrose; le bleu de son miroir alaire disparaît derrière les branches recouvertes de lichens, je pense au pic-vert, même allure, qui a pris le même chemin entre deux foyards, la semaine passée dans les contrebas du Biollut. Je pense encore à la buse qui a attendu mon passage toute la semaine sur le plateau de Sainte-Catherine, à tous ces oiseaux entrevus qui se méfient de mes allures sans pour autant bouder tout à fait ma compagnie.
Une bergeronnette sautille un peu plus haut, l’herbe brûlée par la neige se soulève sous ses pas menus et se bombe.
Un merle rentre les épaules à la sortie du hameau et s’éloigne du bord de la route tandis qu’une trentaine de choucas tournent dans le ciel bleu. Dugny est déjà derrière nous.
Jean Prod’hom
Dans le Jorat à vélo
Riau Raubon, Le Cugnieux, La Jaccoude, La Moille Baudin, L'Escargotière, La Montagne du Château, Les Censières, La Moille Saugeon, Le Creux Gadin, La Côte de Mauvernay, Les Vuargnes, Le Chalet à Gobert, Pra Roman, Les Tailles, Sainte-Catherine, La Fruitière, La Crogne, Le Collège, La Goille, Moille Margot, La Plumette, La Brûlée, Les Cullayes, Les Fiauges, Le Bressonne, Les Bossons, La Mellette, Le Bois de Ban.
Jean Prod’hom
XI
Le froissement des pages que l'on tourne, quelques jambes engourdies que des propriétaire mal définis cherchent à démêler sous la table ronde, des coudes qui se heurtent, des soupirs, les miettes des croissants qui traînent comme l'avoine sur le sol de l'écurie, c'est 9 heures. Les quatre solides gaillards, la tête dans le sac, ruminent sagement les nouvelles du jour sans se plaindre une seconde de l'exiguïté des box.
Jean Prod’hom
A la Marjolatte
Feu de bartasses à la Marjolatte, il est midi. Le paysan ramasse ce que l'hiver n'a pas digéré: brindilles légères, morceaux de mémoire, branchettes de lilas, couronnes d’épines. Au coeur du foyer bordé par un ourlet de neige à la couleur indécise, le feu a pris. La formidable odeur se lève et nous enveloppe, les voix oubliées que nous logions dans les blancs de la mémoire esquissent un chant discret, à peine une mélodie tandis que le souffle brûlant des flammes altère les arbres qui sont restés en arrière et l’horizon qui les croise. Le regard se baigne dans le bleu pétrole du ciel qui est descendu dans les ornières où la glace a fondu.
Tout événement n'est qu'un accroît de clarté. L'air froid désemcombre la conscience qui se retire dans quelque recoin, il est vain de résister. Le corps lui-même, poreux, est altéré, il est inutile de se frotter les yeux.
C’est l’heure des grands travaux, le passé et l’avenir sont lavés à grandes eaux, les chemins sont mélangés aux talus, les impasses se lézardent. Où suis-je, ici ou nulle part, je suis ce monde renouvelé lancé sur son erre.
Le feu s'éteint, le soir vient. Et tandis que tu lis pour te réchauffer un roman de gare, ceux qui ne répugnent pas à se pencher sur les papiers calcinés, lisent le texte des braises noires.
Minuit sonne trop tôt, et l'aube déjà.
Jean Prod’hom
Dimanche 15 mars 2009
J'aurais voulu être mortelle, plus souvent mortelle, me confie la vieille femme sur le banc devant sa maison, mais je n'y parviens que rarement. Trop souvent je crains d'être jetée par dessus bord. Je m'accroche alors au peu qui me lie à ce que j'ai été, espérant par là être encore un instant. Je passe en revue le cortège des petites douleurs, des stigmates et des insomnies qu'accompagnent les souvenirs et quelques rêves. Epuisée par la férocité des premières et par le vacarme des seconds, je songe alors à mes enfants qui ferment la marche. Le cortège qui s'éloigne, me lave comme une averse. J'aperçois l'herbe fauchée sur le talus, le coquelicot miraculeusement épargné, le feu âcre des brindilles. Le chat s'assied à mes côtés, je l'entends ronronner et meurs un instant.
Jean Prod’hom
Ente terre et ciel
Dieu pria son fils de s'asseoir à mi-chemin, sur le 807e degré de l'échelle de Jacob, histoire de faire un peu de tirage. Comme chacun le sait, le fils refusa.
Jean Prod’hom
5 mars 2009
Ressentiment
Je n’y crois pas d'abord, mais ce sont bel et bien des moutons, des moutons à l’œil vengeur. Ils défilent là, devant moi, à la queue leu leu et me jettent un regard noir. Ils s'immobilisent un peu plus loin prêts au combat. Je tremble, j’en compte 807. À l’instant même où ils lancent leur charge, je me réveille en nage.
Jean Prod’hom
2 mars 2009
Mille-pattes
Un naturaliste a fait la découverte d’un étrange mille-pattes. La communauté des savants est partagée. Je le dis tout net, un mille-pattes de 808 ou de 806 pattes passe encore, mais de 807, ça jamais !
Jean Prod’hom
18 février 2009
Tiers exclu
L'un tient le frottoir l'autre l'allumette, ensemble ils boutent le feu et aussitôt les injures fusent. De quoi s'agit-il? d'une dispute autour de noisettes sans goût, un feu de paille sur le blog d'un journaliste de la place. A quelles fins? je l'ignore! Pour escamoter comme souvent l'essentiel et interdire une véritable investigation? Vraisemblablement! mais où est donc le modérateur? Les insultes pleuvent, je redoute qu'ils ne se donnent rendez-vous sur la place publique pour un duel dont je devrai immanquablement être le témoin.
C'est sans compter le héros, et je suis ce héros! Je me lance, affûte ma plume que je glisse entre deux répliques. Je déploie, lame fine, mon art de l'esquive pour éviter les coups qui ne cessent de tomber et celui de la diversion pour éloigner les deux sauvages du champ de bataille. Je redouble de finesse, j'y joins la dérision et quelques figures de l'art de la persuasion, bref ce qui se fait de mieux aujourd'hui dans le domaine.
Je joue si fin, si élégamment, si subtilement que ce qui aurait pu figurer dans le meilleur des traités de rhétorique par l'exemple passe totalement inaperçu, les belligérants font comme si je n'existais pas - m'ont-ils seulement lu? – et m'ignorent et de la pire des façons. J'ai beau me consoler en songeant à la leçon qu'ils regretteront un jour, rien n'y fait, je désespère.
Pourtant on ne les entend plus, aurais-je malgré tout réussi mon coup? Comment en être certain? Je veux m'assurer de mon succès, où sont-ils passés? Google m'aide et je les retrouve bataillant de plus belle sur un autre scène ouverte du net. La haine ne les a pas lâchés, les suit et la bile coule à flots. Je souffre, ils se sont débarrassés de moi de la pire des façons, la honte m'étreint. Je rejoins alors, malheureux et défait, le groupe les rétamés du net qu'un ami a fondé sur Facebook. Personne n'est en ligne! Je quitte le clavecin qui m'a permis tout à l'heure de composer la plus belle des musiques, mais qui a fait de moi, une fois encore, l'égal du soldat inconnu.
Jean Prod’hom
Les bourgeons du tilleul
A moins d'avoir pris les précautions nécessaires et de nous y être pris sitôt sortis de l'obscurité, bien avant nos premiers pas et nos premiers mots, quand les choses hésitaient encore à devenir des choses et se refusaient aux châsses sacrées des noms, sachons-le, c'est peine perdue!
Il nous est interdit, qui que nous soyons, de comprendre les choses et les événements que la nécessité sème sans compter ou que les hommes placent intentionnellement sur notre chemin, autrement que l'ont saisi et nous l'ont transmis sans broncher ceux de notre sang, ceux de notre village, de notre quartier, de notre giron.
Et pourtant un peu de vérité nous est livrée à la fin du jour, lorsque notre corps devient poreux et que la raison flotte, un peu avant que ses parois ne libèrent les fines particules de l'âme et que la chouette ne s'envole, quand plus rien vraiment ne vaut la peine.
Avant de s'endormir, l'homme peut alors écarter les faux-semblants, consentir à n'être rien parmi le rien – N'aurais-je pas pu être un autre, le premier venu, aveugle et démuni comme lui? – et deviner lorsque plus aucune lumière ne se glisse sous les volets le fin mot de l'histoire: ce qui s'est imposé à ses yeux n'est en définitive qu'un leurre qui l'a habité tout au long du jour et conduit sans faillir jusqu'à l'horizon, un leurre qu'il doit abandonner dans la paume de Charon, pour se défaire de ce qui l'éloignait de la vérité et entrevoir ce qui n'a pas de nom.
Il convient de ne pas renoncer, de ne pas fermer négligemment les yeux, de ne pas abattre l'un ou l'autre des arbres dont nous sommes les rejetons, de ne pas demeurer de ce côté-ci de l'horizon, de ne pas prendre en otage ceux qui viennent ensuite et qui ne nous doivent rien...
Et ce matin, saisir de ce côté-là les imperceptibles signes, quelques senteurs inouïes sans commune mesure avec celles qui baignent le monde pauvre et convenu que le langage peine à dire, balbutier les nouvelles pousses du tilleul nourries par l'antique souche, les jeunes charmilles, les chèvrefeuilles qui marcottent et les frondaisons qui montent légères dans le ciel mêlant leurs doigts vert pâle aux doigts d'or du jour.
Jean Prod’hom
Joe Brainard
"Je me souviens d'avoir projeté de déchirer la page 48 de tous les livres que j'emprunterais à la bibliothèque publique de Boston mais de m'en être vite lassé." écrit Joe Brainard dans I Remember. Il aurait gagné en persévérance en portant son choix sur la page 807.
Jean Prod’hom
15 février 2009
Dimanche 8 mars 2009
Lili expérimente dans son bain:
- Oh! maman, j'ai mis un sparadrap qui ne sait pas nager!
Lili bricole pour Pâques:
- Tu découperas le chablon.
- Mais maman, c'est un poussin jaune, pas un chat blond.
Lili invente un jeu pour Louise:
- On dit que que j'ai un autotocollant jaune, et s'il est là ou là, toi tu dois le dire!
- Je comprends pas! répond Louise.
- Tu veux que je dise plus fort? ON DIT QUE J'AI UN AUTOCOLLANT JAUNE...
Jean Prod’hom
X
Lorsqu'il entre tout le monde se retourne, l'homme a fière allure, celle d'un James Bond ou d'un Madoff de banlieue, il tient à l'extrémité de son bras tendu quelque chose qui ressemble à un porte-documents qui en impressionne plus d'un.
Mais l'admiration envieuse tombe d'un coup lorsqu'on s'aperçoit que son porte-documents ne contient ni les instructions de Sa Gracieuse Majesté, ni les parts de fonds d'investissements auxquels souscrivent parfois les gros agriculteurs locaux, qu'il s'agit en réalité du tout nouveau Tupperware extra-plat dans lequel s'agitent quelques spaghettis oubliés.
Jean Prod’hom
Le printemps 1
Après une nuit sans sommeil au cours de laquelle, à trois reprises, la mère avait longuement caressé le corps douleur de sa fille pour le désenkyloser et le ramener sur les rives du supportable, il crut deviner, lorsqu'il sortit à l'air libre, devant ou derrière la montagne blanche prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, un pays aux allures sombres. Il était son hôte – là ou là-bas, avec les siens tout proches – et s'en désola.
Il désherba la plate-bande une bonne partie de la matinée et fendit du bois pour réchauffer, quelques matins encore, les coeurs impatients des beaux jours. Au pied de la baie vitrée de la véranda, le premier crocus qu'il avait libéré du roncier ouvrait un oeil immense. Il sentait la terre meuble respirer sous ses pieds, la neige fondait et dessinait avec l'herbe qu'elle découvrait les lettres de nombreuses promesses.
L'homme se tourna vers l'orient. Et la montagne prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, mi-fauve mi-sauterelle, il la vit s'éloigner sans un regard pour lui. Il se sentit chassé du monde et ébahi par sa beauté, planté là, et là devant lui, sous ses yeux, au plus haut de son évidence, le jour qui n'avait jamais manqué de rien et qui continuera sans lui. Il demeura immobile un instant encore à la lisière du monde, puis se mêla à nouveau aux senteurs du printemps et au murmure de l'eau de la fontaine.
Jean Prod’hom
Le printemps 2
Alors qu'elle taillait les rosiers de son jardin, la vieille femme qu'il alla voir lui confia après qu'il eut tenté en vain de lui raconter sa nuit et sa matinée:
– Sache que le pire a toujours déjà eu lieu et que le déni de cette vérité est pire que le pire. Tu le sais depuis longtemps déjà, ajouta-t-elle. Souviens-toi de cette nuit que tu m'as racontée et au cours de laquelle, assis face à cette table de douanier, tu as songé mettre fin à tes jours? Ce dont tu essaies de me parler a déjà eu lieu cette nuit-là. C'est le déni, reprit-elle après un long silence, c'est le déni qui fait de la réalité du mal et de la souffrance le mal des maux.
L'homme quitta la vieille dame. Il crut comprendre alors que ni lui ni les autres ne parviendraient jamais à leurs fins. Il se mit à regretter Dieu. Un instant seulement, parce qu'il eut la certitude que Dieu n'avait pu aller au bout de son projet, qu'il avait réglé incomplètement la question du mal et de la souffrance. Et que devenue trop embarrassante, il l'avait abandonnée aux hommes en leur livrant son fils.
Pourrai-je dès lors supporter ce que Dieu m'a laissé? Me sera-t-il possible de me soustraire à cet héritage?
Jean Prod’hom
Dimanche 29 février 2009
Sur le chemin du retour, l'homme songea qu'il lui faudrait désormais ménager une demeure à la souffrance qui habite le monde et qu'on lui avait appris à maintenir à l'écart, les yeux fermés. Il décida de lui offrir cette demeure et de lui octroyer chaque jour, chaque semaine, chaque minute qui lui restait à vivre la place qu'elle exigeait, et il conçut le projet de tenir sa promesse.
Il eut à cet instant le sentiment de revivre seul ce que tant d'autres avant lui avaient vécu en groupe, qu'il allait répéter un geste qui avait déjà eu lieu mille fois et qu'il avait exécuté lui-même tout au long de sa vie, mais à son insu.
Sur le chemin qui le ramenait vers les siens, il lui sembla comprendre en outre ce que les hommes complotaient lorsqu'ils se réunissaient dans les rituels étranges, variés, colorés dont on lui avait parlé ou auxquels il avait assisté: ils éloignent, pensa-t-il, – un peu mais pas trop – la souffrance qui nous échoit de par notre condition de mortel, lui ménagent la place dans laquelle ils voudraient tant qu'elle se niche et se taise, une fois pour tout. Le projet de l'éradication totale du mal et de la souffrance qui constitue le coeur de la pensée de l'homme – quand bien même serait-il le seul possible – est cependant un projet vain. Il se souvint d'avoir lu, distraitement, quelques pages de Kierkegaard à ce propos.
Il parvint au chemin qui montait en pente douce jusqu'à la propriété, il aperçut un pic-épeiche rouge sang s'enfuir à la verticale au faîte du chêne, il entendit les poules se réjouir de la terre amollie. Il s'assit sur le banc rouge, regarda la tèche de bois, la vigne, les rosiers et le pommier. Il rentra enfin dans la véranda où il rangea quelques outils. Il s'assit une seconde fois, la tête entre les mains.
Jean Prod’hom
Le printemps 4
L'homme retourna un peu plus tard au jardin, rangea derrière le garage les pelles qui ne serviraient plus jusqu'à l'hiver prochain, tailla le pommier en espalier à côté de la vigne, puis rentra deux brouettes de couéneaux qu'il fendit. Il marcha sur la neige, du hangar à la maison et de la maison au hangar, à plusieurs reprises, ses pas faisaient fondre la neige et accéléraient la venue du printemps.
Lorsqu'il eut refermé la porte de la véranda, il entendit au salon sa petite fille qui jouait au docteur, il remonta dans la chambre, s'approcha du lit sur lequel s'était endormie la mère de ses enfants, s'y assit. Il aperçut sur l'écran des deux fenêtres qui donnaient au sud deux jeunes garçons qui roulaient à bicyclette dans le champ de neige. Malgré les fenêtres fermées, il les entendit rire aux éclats sous le soleil. Il reconnut le rire de son fils
Dans la chambre d'à côté, la fille qui avait tant souffert la veille ne souffrait plus. Le médicament avait chassé l'hôte indésirable qui s'était retiré on ne sait où, comme se retirent les chats dans les recoins des maisons, pelotonnés dans un nid de vieux tissus, les yeux à demi fermés. Elle lisait mot à mot un récit de fantômes. Elle l'ignorait encore mais le saurait bientôt, les fantômes n'habitent pas seulement le livre qu'elle tenait dans les mains, mais chacun des livres qui lui étaient promis et qui l'attendaient dans la bibliothèque.
L'homme s'y rendit sans un bruit. Il s'assit face à cette table qui lui rappelait une autre table, une table sur laquelle il s'était accoudé autrefois, une table de douanier devant laquelle sa vie aurait pu basculer. Il y demeura, la gorge nouée encore par la souffrance de l'enfant.
Le printemps est gros de toutes les saisons.
Jean Prod’hom