nov. 2011

Dimanche 27 novembre 2011



Il y avait foule le vendredi et le samedi soir : maoïstes, trotskistes, anarchistes de gauche ou de droite, situationnistes, hardis et souriants au Jour et nuit, au Mao ou au Tunisien, jusqu'à point d'heure, structuralistes, lacaniens ou deleuziens, disciples d'Hermès, cinéastes à la petite semaine, insatisfaits, girardiens agnostiques, écrivaillons pêle-mêle, vendeuses de fleurs, comédiens ou amateurs de LSD. En me rendant ce matin à la cinémathèque de Lausanne, j'ai repensé à cette foule de la ville ouverte des années 70. On s'est retrouvés plus tard dans le café jouxtant la salle où Freddy Buache organisait ses projections après qu'il nous eut déplacés de l'Aula du Collège de Béthusy à l'aile est du Casino de Montbenon. Après on s'est perdus de vue.
Le café est désert aujourd'hui, mais on y projette dans les sous-sols L'Autre côté du monde. C'est l'histoire de la Suisse humanitaire, celle de l'aide d'urgence et de la coopération, du CICR et de la DDC, Médecins sans frontières, Amnesty, Helvetas, Chaîne du bonheur, Caritas,... Les 80 acteurs choisis témoignent de ce que fut leur engagement, ils évoquent les blessures, les difficultés, les doutes, l'excitation, le courage, l'épuisement, les réussites, les révoltes, les malversations, les échecs, les joies, la perte des amis.
On doit cette manifestation à l'association Humem (humanitarian memory) qui l'a organisée à l'occasion des 50 ans de la Direction du développement et de la Coopération du Département fédéral des affaires étrangères. Ce film qu'on a pu déjà voir à Berne, à Genève et Zurich va voyager dès la fin de la semaine prochaine à Bâle, Saint-Gall, Lucerne, puis dans le reste de la Suisse en 2012 et 2013.
Ce projet soutenu par la Confédération – le budget de la DDC en 2008 s'élevait à 1,57 Millards de francs – l'est également par les cantons et de nombreuses organisations d'entraide suisse.



J'ai retrouvé ce matin quelques-uns des acteurs du vendredi et du samedi soir des années 70 à Lausanne, bien vivants à l'écran. Les associations d'entraide ont été pour eux comme des refuges, évitant ainsi le désespoir ou les combats extrêmes sans entamer leur volonté de changer le monde. L'un d'eux dit du CICR qu'il a été l'occasion d'une rédemption. C'est dire que l'aide d'urgence n'a pas seulement eu des effets à l'extérieur au lendemain de catastrophes sociales ou environnementales, mais aussi à l'intérieur des âmes rongées par l'insatisfaction, parfois la frustration et l'appréhension d'avoir devant elles un monde toujours plus vide, déserté par les idées qui les avaient nourries. Avant de succomber à l'abandon, ils ont décidé de ne pas abandonner ceux qui manquaient de tout.
Ces entretiens sont passionnants, c'est jusqu'au 2 décembre à Lausanne, ailleurs ensuite. Nous étions 3 dimanche matin : un enfant une vieille dame et moi. C'est trop peu.


Jean Prod’hom

Il y a le pendant des mauvais jours



Il y a le pendant des mauvais jours
les toits de chaume
les facilités de paiements
il y a le visage dans tes mains
la sagesse des idiots
la grammaire générative
il y a la grammaire dégénérative
les départs différés
il y a que la poésie entière est préposition

Jean Prod’hom

A.15



L'amélioration de l'état général de notre santé et les progrès dans le domaine des traitements comme dans celui de la prévention ont permis de différer substantiellement l'heure de notre mort. Mais ne nous réjouissons pas trop vite, car ce laps de temps supplémentaire a été mis également à la disposition de la démence qui a multiplié ses chances de nous rattraper. Consolons-nous toutefois, le dément n'en saura rien.


L'amélioration de l'état général de notre santé et les progrès dans le domaine des traitements comme dans celui de la prévention ont permis de différer substantiellement l'heure de notre mort. Mais ne nous réjouissons pas trop vite, ce laps de temps supplémentaire a été mis également à la disposition de la démence qui a multiplié ses chances de nous rattraper, et l'espoir que le dément n'en saura rien est bien vite déçu. Car la démence s'installe sans égards, elle ne referme aucune porte derrière elle.

Jean Prod’hom

Anniversaire



Toutes nos entreprises, vaines ou essentielles, croisent un jour celles que d'autres ont initiées dans le passé ou initieront dans l'avenir, petites ou grandes, c'est l'un des corollaires de l'effet papillon. Ainsi, la petite affaire qui a démarré au Riau le 29 octobre 2008 croise aujourd'hui l'aventure à laquelle Franck Garot, avec la complicité d'Eric Chevillard, a donné le coup d'envoi le 20 janvier 2009, et croisera demain ou après-demain celle qu'a mise en route Roger Federer le 30 septembre 1998 à Toulouse aux dépens de Guillaume Raoux. Et tandis que le roi du gazon songe secrètement au déclin et que le logicien fanatique de la Roche-sur-Yon s'incline une fois encore sur les brins d'herbe de son jardin, je dépose ce billet et m'envole, tourne le dos à ce petit monde, cueille quelques fleurs et m'éloigne de ce point de conspiration, inexorablement, heureux d'en avoir été.


Jean Prod’hom

Les enfants



Arthur peine ces jours à se lever parce que, dit-il, la lumière violente du spot – ou celle du jour – l'éblouit si fort qu'elle l'oblige à maintenir les yeux fermés ; il ajoute qu'il ne voit aucun intérêt à les ouvrir s'il fait encore nuit. Je crains qu'Arthur, comme l'Ernesto de Marguerite Duras, ne refuse sous peu d'aller à l'école, parce que l’on y apprend ce que l’on ne sait pas.

Jean Prod’hom

Dimanche 20 novembre 2011



Discussion ce matin avec Louise qui me confie en des mots crus qu'elle trouve tout particulièrement débile l'exercice qu'elle a dû se coltiner il y a peu, visant à distinguer les différentes catégories que la langue met à notre disposition pour organiser le désordre apparent du monde. Le mot gourmand est-il un nom ou un adjectif ? Et le mot marcher ? Et le mot ridicule ? Elle me convainc assez rapidement que cet exercice l'était bel et bien. Elle me raconte alors la visite que son école a organisé au Musée des Beaux-Arts de Lausanne qui présente une exposition : Incongru. Quand l'art fait rire. A nouveau elle ne ménage pas ses mots et s'emporte, révoltée. Un des travaux présentés l'a particulièrement scandalisée : Le monsieur écrit sur tout le mur la même phrase, comme une punition, "je ne ferai plus jamais de l'art ennuyeux". C'est ridicule, tu trouves pas ?
Les frondaisons des arbres du verger ont fini de brûler, leurs cendres se sont mêlées aux lichens des vieilles branches, l'eau manque dans la souille des sangliers. A la lisière, deux feuillus et un mélèze jettent les dernières hautes flammes, cela fait quelques semaines déjà qu'on attend les mauvais jours qui ne viennent pas, je le dis tout bas, on n'est pas pressés, c'est tout ça de gagné sur l'hiver, sots de s'en attrister, tard pour s'en inquiéter.




On entend les rires du refuge des Censières jusqu'à la Moille Saugeon. C'est une clairière au milieu de laquelle on a construit, dispersés de tout, une habitation et un rural qui ont flambé une nuit de l'hiver 1941. Il reste l'essentiel, une fontaine et un abri. Dès cet instant, on croise l'avant-garde de la foule multicolore qui s'extrait chaque dimanche de la ville.
En attendant le bus, je fais la connaissance de l'héritier d'une famille de propriétaires d'hôtels en Tunisie, d'un Noir qui loge depuis longtemps déjà dans un téléphone portable et d'un adolescent qui a laissé l'avenir derrière lui et qui chante à tue-tête. On prendra ensemble le bus, puis le métro avant d'aller chacun de son côté, les pieds en captivité dans nos baskets.




Et bien, chère Louise, je suis d'accord avec toi, quand un musée décide de nous faire découvrir l'incongru et nous invite à rire, il vaut mieux serrer les dents. J'ai passé ce soir au mcb-a de Lausanne. Je ne sais pas exactement si c'est l'art qui est ridicule ou si ce sont les musées. Je penche pour la seconde solution. Comme toi, j'ai trouvé la paroi de John Baldessari ridicule. J'ai visité chacune des autres salles, croisé des gens malheureux à l'affût de ce qui pourrait les détendre un peu, rien. Pendant ce temps les gardiens du musée me surveillaient, j'étais à l'évidence un suspect, surtout que je ne fasse pas de photographies. Car personne ne doit savoir, rien ne doit sortir de ces lieux qui ne soit contrôlé. Les gardiens semblaient entraînés à défendre une ville assiégée et prêts à donner leur vie. Mais ils allaient voir ce qu'ils allaient voir, j'en ai semé un dans la grande salle, un sombre et retors, pâle comme la mort. Me suis caché derrière la foule des 25 rieurs au garde-à-vous de Yue Min Yun avec l'ambition de photographier le croque-mort au moment même où il passerait entre les Chinois, ni vu ni connu. Il a surpris mon manège et ne m'a pas lâché d'une semelle. Trop risqué, trop entraîné pour moi, trop fort, trop froid. J'ai pris peur, m'est resté que le courage de fuir.
Voilà, chère Louise, une exposition qui montre encore une fois que l'art est grave et que son idéal est le beau. La bienséance est sauve, tout est sous contrôle, le rire est sérieux, le diable aussi, l'ironie sous cadre et la subversion au vestiaire. En rentrant, j'ai regardé pour rire les photos du vernissage que le site du mcb-a met à disposition. Ah ça c'est sûr, on s'est marré ce jour-là.



Jean Prod’hom

Il y a les semaines sans brainstorming



Il y a les semaines sans brainstorming
l'anneau de fer devant l'auberge
l'intrication quantique
le lamellé-collé
il y a les fourches télescopiques
la considération de ses moyens
l'envers des tapis
il y a le plumet des fifres et tambours
le biais de tes réponses

Jean Prod’hom

Ça tient comme une fleur



C'est un pays sombre et triste ; la route d'E. vous guide par des courbes douces au regard dans une auberge ravernie. O le vin aigre, les cigares étouffants ! Mais il y a un beau ciel clair et gris sur les collines. L'église aiguë de Cossonay crève le moutonnement des verdures bleuâtres. Tout près de moi bouillonne une source de lait dans le canal. Perrette Perrette, je suis heureux et triste à la fois. Ma fuite n'est pas que folie, et Dieu, malgré l'affreux spectacle de ce coeur empoisonné me rendra peut-être la voix que j'ai perdue.
Gustave Roud

S'il regarde ainsi dehors, ce n'est pas tant qu'il rêve avec dans son dos les tâches qui l'étranglent et ceux qui s'affairent chevillés à leur quant à soi, c'est qu'il fait son école buissonnière, vole debout par-dessus la butte et les branches couleur de cendre des feuillus nus du préau. Il a l'esprit loin à l'horizontale, au-dessus des moilles et de l'étang du Sepey, au pied de l'horizon, à L'Isle et Montricher. Ce serait peut-être bien que ceux d'en face en fassent autant, un jour les hommes laisseront tout ça en plan.
Non non, il ne rêve pas, ne conçoit aucun lieu secret, ne creuse aucune tanière, ne ramènera aucun galet, ni la baguette du sourcier. Son esprit vagabonde dans le vent, l'infatigable vent, ajuste de mémoire les parties du paysage qu'il a parcourues, les habitants qu'il y a croisés et les fontaines qui chantent sur la place des villages déserts, maisons agglutinées, vides, fenêtre fermées, portes murées, dépenses condamnées, plus d'épicier, mais des vieux, les derniers vieux.
Il colle tout ça ensemble avec le ciel désintéressé en-dessus qui écarte les murs qui le soutiennent, ça tient comme une fleur. Tout est à sa place, en-deça de l'obligatoire et du facultatif, les choses sont là, pour tout le monde, avec l'évidence qui sied à ce qui est.
Il ramasse en un seul geste les prés et les bois, les lisières, les chemins, les faufile et les pend par d'invisibles fils aux bords du ciel. De là-haut, il en voit plus qu'il ne l'imaginait, mais il s'agit de tout prendre. On perçoit alors quelque chose comme une poussée qui dure intacte, un appel malgré le détournement que chacun fait de soi-même. Et le zénith s'installe au coeur de chaque chose, et rampe, il n'y a personne devant la grande fenêtre, ne le cherchez pas au pied du Jura terme du contrat. Pour traverser le creux que rien ne remplit, il lui avait fallu autrefois un permis de voyageur de commerce, hier un traité de marche en plaine. Besoin de rien aujourd'hui, plus rien à faire ici.

Jean Prod’hom

Le fil ténu qui me fait tenir debout



Pour Floriane


Méditation de Thaïs | New Philharmonia Orchestra / Lorin Maazel violon & direction

Tous les enseignants en convenaient, elle était douée de telles qualités qu'aucun obstacle ne lui résistait quels que soient les domaines, si bien que nous redoutions que nos besaces manquent un jour de ce qui la rassasiait. Vaine inquiétude, elle se montra toujours à même, en puisant je ne sais où, de distinguer un frémissement dans les coins délaissés et les matières les plus inertes. Elle rendait notre métier facile et agréable, on en aurait aimé une demi-douzaine comme elle dans nos classes, brillantes et vivantes.
Nos craintes ne se dissipaient pas complètement cependant – c'est ainsi dans nos métiers –  et revenaient par une porte dérobée. Ignorant le chemin que la jeune fille empruntait pour faire tenir ensemble ce qu'elle embrassait, je me mis à craindre sottement qu'elle ajoutât un jour à son menu, sans en connaître les conséquences, l'ultime tâche qui lui eût fait baisser les bras, placer sur le bûcher et brûler ce qu'elle avant engrangé.
Un jour je la vis triste, elle m'apprit qu'une blessure l'empêchait pour quelque temps de se livrer à une passion dont elle ne parlait pas, j'en fus réconforté. Je me mis à soupçonner que la musique avait quelque chose à faire avec la grande santé qui l'animait et mes craintes qu'elle en portât trop s'éloignèrent.
C'est de ce jour que date au fond, je crois, ma certitude que tout ce qu'elle avait fait jusqu'ici avec un réel plaisir ne l'auraient pas comblée si le vide creusé sur les bancs d'école n'avait pas accueilli dans le même temps, là-bas, la musique dont elle charriait l'instrument dans une boîte noire, son violon. Les derniers mois passèrent, elle me sembla s'éloigner toujours plus des lieux qu'on partageait.
Arriva enfin le jour des promotions, à l'occasion duquel il est convenu qu'on se dise au revoir, elle monta sur scène. J'entendis alors un peu de ce qui l'animait et qui lui donnait la force de changer en or ce qu'elle touchait. J'entendis distinctement ce que je n'avais pas imaginé tout au long des années. Elle n'était plus assise tête penchée sur ses devoirs, mais debout devant un lutrin, la tête dans les étoiles. Elle n'était plus l'élève de tête écoutant parmi les autres la parole du maître, mais seule, ou presque seule, faisait entendre par l'une des petites fenêtres de la cellule de sa passion la voix de son violon. Elle me livra le fil ondoyant d'une méditation, fragile et courtoise, et j'acquiesçai à ce qu'elle ne disait pas, écoutez-moi maintenant, écoutez le fil ténu qui me fait tenir debout et qui allège la charge de ce que je sais, écoutez le souffle de ma passion, je m'éloigne, libre enfin.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Dimanche 13 novembre 2011



J'aurais préféré l'emporter cette boîte en bois exposée au Musée d'éthnographie de Neuchâtel, sombre, patinée, ramenée vide d'Angola. Au moins la tenir un instant dans les mains ou, à défaut, placer ici son image. Impossible de remettre la main dessus malgré le moteur de recherche mis à la disposition du visiteur. Etait-ce une boîte, un pot ? Quelle langue parler avec les bases de données ?

Au rez, une douzaine d'artistes régionaux ont donné une chance à des objets enkystés dans les collections, en en faisant ou en en disant n'importe quoi, mais au moins quelque chose, en les installant dans un espace dont ces objets semblent s'étonner eux-mêmes avant de retourner dans la nuit.

Je sors du Musée avec l'impression désagréable que leur avenir est de moins en moins assuré, affiches géantes pour expositions réduites, on y met tout on y met rien.

J'apprends près de la sortie que Jeanne Favret-Saada sera là le 22 novembre 2011 à 20h15 pour faire la sorcière. Son ouvrage paru en 1977, Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage, m'avait bien remué. Je serais bien allé la semaine prochaine l'écouter pour savoir sans la lire ce qu'elle devenait. Comment vieillissent les bonnes idées ? Que sont devenues celles de Francis Jacques, de René Girard,... ? Je n'irai pas. C'est ainsi peut-être que les idées prennent de l'âge.



Dans la ville couleur curry, le dimanche, il y a toujours quelque chose à voir en automne : et par-dessus tout, la traversée des jardins de la Collégiale avec le lac en contrebas. Toute la placidité de la Suisse est là présente d'un seul coup. (...) nulle part ailleurs, à seulement sentir s'écouler les heures au bord d'un lac ou devant la draperie des hautes neiges, on n'atteint à une volupté aussi sensuelle et aussi légère. Les eaux du Léthé de l'Europe se rassemblent là, dans ces lacs au bord desquels le troisième âge attend la fin aussi paisiblement que l'appesantissement sans drame d'une dernière morte-saison. (Julien Gracq)

Lui, il a le courage et la droiture des poètes, des immigrés, des ouvriers, des artisans, ceux qui nous obligent à ne pas succomber au charme délétère du cosy. Il a l'allure de ces hommes qui sont venus d'Italie ou d'Espagne prêter main forte à la réalisation des grands chantiers du nord de l'Europe, autour des années 60. Il est d'Agen. Je l'ai rencontré dimanche au Muséum d'histoire naturelle de Neuchâtel. Il portait une chemise blanche, manches retroussées et la moustache au vent.
Il essaie de décrire le monde avec une économie de moyens admirable, il n'en démord pas, en usant d'un langage qui l'oblige à ne plus être tout à fait d'accord avec le monde réel. Tout ses mots sont pesés pour penser l'impensable. Je ne comprends pas tout. Ses paupières sont un peu lourdes. L'homme finit chacune des phrases qu'il a commencées, on distingue même parfois l'esquisse de formes fixes. Il nous interdit au détour d'en faire trop, car il ne faut pas exagérer, garder la tête froide et se satisfaire du fait qu'il y a toutes les chances que le soleil revienne demain, c'est déjà pas mal. Vous pouvez l'entendre au Museum d'histoire naturelle jusqu'au 21 décembre 2011, dans le cadre d'une exposition – Sacrée Science ! croire ou savoir. . . – qui présente la messe épistémologique des années 60.
Au milieu de la rumeur, c'est beau, c'est précis, sans ambiguïté. Assez pour retourner la tête pleine au pays de la molasse. Il s'appelle Alain Aspect, c'est un poète tout à fait sérieux, un poète qui ne se paie pas de mots, un physicien.



Jean Prod’hom


Il y a les livres qu'on ne lira pas



Il y a les livres qu'on ne lira pas
les dogmes religieux
les manches retroussées
il y a cette valise abandonnée sur le quai de la gare
les approximations
les signes du zodiaque
le dédoublement du temps
les petits répertoires
les journées sans privation

Jean Prod’hom

Paroles de meunier



Oh! du monde on en a vu. Au moulin toute la journée, aux fourneaux du café le soir. Comprenez, c'était pas assez pour un et trop pour deux. Alors on est allés ainsi de fil en aiguille. Depuis plus de trente ans. C'est allé vite et fort, vous verrez. Aujourd'hui on est moulus, on remonte à Villarzel.

Jean Prod’hom

De quel droit est-ce que j'ose appeler demain ?



Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain ?

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, III, 14

Erhard, Georges et moi



On était finalement arrivés entre ciel et terre, Erhard, Georges et moi. On n'aurait jamais cru pouvoir y arriver.
C'était dingue, on avait grimpé sur des séracs en habits de carnaval, croisé dès l'aube des longs-courriers et les derniers oiseaux migrateurs pour finir là, sans y croire, frigorifiés. Au sommet, on est restés quelques minutes à peine à nous demander chacun pour soi comment bon dieu fallait faire pour qu'il nous reste quelque chose de tout ça. Le temps passait et rendait notre départ urgent et improbable. On a fini par redescendre, je ne sais pas comment, on n'a rien ramené.
On est là aujourd'hui sans Erhard, mais on est restés lucides tous les trois.



On disait qu'on pourrait toujours revenir et qu'on ne faisait que passer, seule l'étendue nous comblait, on manoeuvrait pour rester vivants, vraiment vivants. Erhard est rentré plus tôt. Comment avons-nous fait pour nous séparer ?
Ce n'est pas le sommet qu'on visait, qu'y fait-on sinon y laisser sa peau. Non, on voulait rentrer sans dépasser les bornes, et s'il y avait un sommet, c'était tant mieux, mais un col souvent suffisait. Pourquoi je dis ça, je ne sais pas, c'est quoi la question ?
Ce qui nous aurait arrangés, c'était de ne pas avoir à repartir, mais on n'avait pas d'excuse, fallait y aller, et puis on se serait mordu les doigts. Faut savoir qu'on marche pour soi, c'est-à-dire pour rester vivant et pour revenir, ou ne jamais revenir, c'est la même chose. C'est pour ça que des fois tu n'as pas envie de redescendre, t’es ailleurs. Et tu sais que bientôt tu donneras cher pour revivre cet instant, alors tu restes au sommet, parce que tu n'es pas loin d'être un autre homme, c'est difficile à dire, un autre homme dans un autre monde. T’as le pied dans l’au-delà, à la merci de tant de choses, t’es mort, t'es aux anges. Les sages disent qu'il faut continuer à grimper quand t'es au sommet. Foutaises, descendre suffit bien.
Quand tu rentres t'as pas l'air d'un survivant, mais tu l'es, ça tu le sais, non, un revenant, nettoyé comme un galet roulé dans un torrent. Erhard, tu le disais, de tout ça vaut mieux en rire.
Toute les souffrances, les égarements, les doutes valent pour cette minute-là, tout est fini, t'as la peau du visage tendue comme une baudruche, t'as la pupille qui éclaire comme un spot la muraille des questions, tu n'as plus qu'une seconde sur l'arrête, insignifiant, pas le temps de prier, rouler suffit jusqu'au camp de base. Marcher ne sert à rien, tais-toi, t'occupe, il est inutile de parler ou d'écrire, il est temps de faire autre chose qu’écrire avec l’écriture, endosse ce qui est sans remise.

Jean Prod’hom

Parabole



Si ce qui est dit est bel et bien ce quelque chose qui s'ajoute en supplément à ce qui est sans jamais en faire partie, on ne pourra faire mieux que parler en paraboles, et ce que tu entends ne saurait être autre chose que ce qui vient de l'autre rive. Nous aurions pour tâche de faire coïncider, par-dessus l'abîme, le réel avec ce qu'on en dit, en aménageant des gués, en multipliant les métaphores, en inventant des langues qui se chevauchent, en creusant en chacune d'elles la place de ce qui leur manque, en mêlant l'eau et le feu, sans jamais y parvenir, avec le souci de demeurer sur le qui vive, c'est-à-dire à côté, ébloui par ce qui se déroule de l'autre côté : le coq et l'âne.

Jean Prod’hom

Il y a les semaines sans powerpoint



Il y a les semaines sans powerpoint
les saltimbanques
leur insouciance feinte
il y a la grammaire lorsqu'elle se montre dans son modeste appareil
le battant des cloches
les choses reléguées à la périphérie
les passes
les laisses
ce qui ne nous retient pas

Jean Prod’hom

Dimanche 6 novembre 2011



Pour Christine Jeanney

Le vide s'associe au calcaire pour offrir parfois à celui qui n'en demandait pas tant des corps de pierre gorgés d'eau. Pas touche, ou avec les lèvres au creux de ton bras. Vase égaré qui ne sert plus, mis au ban de ce qui passe et chute, tenant enclos ce quelque chose qu'on aperçoit dans les yeux du captif, persistant lorsque la partie est perdue. On ne l'imaginait même pas. Rien en lui, pas plus hors de lui, l'impair solaire qui brille et manque de rien. S'il est amputé, ce n'est pas tant de ce qu'il retenait dans son ventre, mais des mains sur ses flancs. Le jour creuse les reins, on ferme les portes, sens-tu ton corps qui s'ourle et roule dans la nuit.


Vase funéraire, haut d'une trentaine de centimètres, égyptien, Ve ou VIe dynastie, sous-sol du MUDAC, cote Ber0457 de la collection Berger. Vide.

Le vase tient l'avenir entre ses mains comme les pivoines et, tandis que le vent dépose ses grains de braise sur le sable, il reste en arrière, intouchable, tenu par rien, vieilli dès le premier jour, sans jamais avoir à songer revenir en arrière. Il médite sous cloche, la durée finira le travail entrepris jadis, lento, lento, ça bouge à peine, mais la pierre fond, coule, fait tenir ensemble l'interminable disparition de ce qui était et sera avant et après nous.

Jean Prod’hom

XCIX



L'été se prolonge une fois encore, Patricia et Jean-Rémy se promènent sur la route qui mène au cimetière, affairés à polir leur amitié naissante. Chacun parle à son tour, il lui fait part de ses sottes convictions, elle lui raconte ses assurances morbides, mais l'enflure de leur moi les rend sourds une fois encore. La vérité et la mort ont bel et bien un mur mitoyen.

Jean Prod’hom

Rolex Learning Center




Vous pénétrez dans ces lieux avec l'étrange sentiment que, sitôt arrivé, il sera déjà temps de les quitter. Alors vous ne vous y installez pas, vous faites quelques pas qui ne vous rapprochent et ne vous éloignent de rien. Vous avez beau chercher, personne ne se dresse nulle part dans ce bâtiment à l'ancre. Les préposés au nettoyage sont vraisemblablement sur le qui vive, mais ils se font invisibles en attendant leur heure. Vous êtes bel et bien en transit, dans un espace sans loi apparente où l'on entend bruire la rumeur d'une autorité, en transit entre rien et rien, c'est ce qui fait le charme des lieux. Les individus que vous croisez sont là depuis toujours, comme des statues de sel dans un décor de papier mâché.
Le désordre et les accidents ont été éradiqués, il ne peut rien arriver, il n'est jamais rien arrivé dans ces lieux hormis quelques dépressions, des accidents cérébraux, des révolutions intellectuelles, des conversions idéologiques, bref rien de bien visible.



Aucune plaque commémorative, on les installera plus tard, lorsqu'on en aura terminé avec ce qui n'a pas commencé. Entre temps on vient prendre un rendez-vous ou un verre, faire une sieste entre deux trains, parcourir un livre. Avec le souci bien compris que tout soit comme au premier jour pour que demain se prolonge comme hier, pour de bon, à moins qu’on ne continue ainsi. Personne n'est surpris de ne pas s'étonner de l'état des choses, on s’habitue vite, sans compter qu'il n’est pas désagréable qu’on vous ignore comme si vous n'étiez pas, qu'on ne vous demande rien. Vous ne savez pas vous-mêmes ce que vous pourriez bien demander, et à qui. Vous vous asseyez pourtant, le temps se glisse à vos côtés et tout s'écarte d'un bon mètre : l'air libre circule au pas.
Les flux pourtant sont si tendus qu’il est déjà trop tard. Vous vous levez, minuit est là, ou midi. Vous constatez qu'on a fermé le bâtiment avant qu’il n’ouvre, avant même qu’il ne ferme, vous ne saisissez plus exactement le sens de ces expressions. Mais vous comprenez soudain que, si les chaises ne sont pas déjà sur les tables, c'est parce que les tables sont sens dessus dessous. Alors vous décidez de rester encore un moment, un moment dont vous n'imaginez pas la fin, mais vous y restez adossé à l'archaïque conviction qu'il vous a toujours suffi de faire un pas pour en sortir.


Jean Prod’hom


Il y a les idées mal ficelées



Il y a les idées mal ficelées
le riz casimir
la sagesse des stoïciens
il y a le martin-pêcheur
la tempérance lorsqu’elle est sans retenue
les sursauts de l’été
il y a les sols détrempés
l'eau d'huile sous l'écume de la mer
le toc de l'autre côté du miroir

Jean Prod’hom

XCVIII



La locataire du duplex que les autorités ont mis en location dans la villa communale au centre du village est une vieille amie de Jean-Rémy qui a quitté il y a peu la ville pour la campagne. Mais c'est dans la banlieue voisine qu'elle enseigne pour quelques années encore. Elle apprend aux plus petits des choses auxquelles personne ne croit plus mais qui ne font pas de vagues. Elle dit aujourd'hui qu'elle souhaite quitter la vie avant que celle-ci ne la quitte. Les mauvaises langues corrigent en disant qu'elle l'aurait souhaité. Trop tard, Patricia est sur la voie du déclin.

Jean Prod’hom

Dimanche 30 octobre 2011




Au-dessus de l'interminable allée de bouleaux qui bordent la Broye sous Lucens, à côté de la route qui mène à Dompierre se dresse un clocher-arcade, c'est celui de l'église de Curtilles perchée sur une butte. Trop d'agitation ce matin pour que les enfants et leurs parents entendent les deux cloches nichées dans le mur appeler les fidèles. Car il y a fête de l'autre côté, au Centre équestre de Curtilles. Les étrilles d'argent des armoiries du village, emmanchées d'or, posées deux et une, le manche en bas dans l'azur ne servent plus depuis un moment déjà, elles reposent dans une vielle caisse en bois au fond de l'écurie, dehors le cul des poneys brille.




C'est la fête au soleil, on se régale, des couleurs et du sérieux de partout, mais surtout chez ces jeunes cavaliers en équilibre précaire sur les flancs de leur poney. Ils jouent avec les soudures comme les pétales des pavots au sommet de leur tige Pas d'orgueil chez eux, mais une ambition calibrée, celle de garder le contact en parlant à demi-mots le langage fruste de ces bêtes qui les visitent parfois la nuit et auxquelles ils confient leur peine.




Nos enfants ne sont pas des héros, mais ils sont aujourd'hui les indiens de notre temps, perchés sur le dos d'êtres étranges qui n'ont pas domestiqué leur sauvagerie, qui ont appris au contact des hommes à tout faire pour en faire le moins possible, à moins qu'ils ne fassent la paire et réalisent avec leur cavalier quelque chose de beau, quelque chose de simple, quelque chose d'élégant. Alors leurs yeux noirs cessent de buter sur l'ombre qui renouvelle leur peur ancestrale, leurs yeux deviennent myrtilles et ceux des enfants se mettent au galop. Ni l'un ni l'autre n'entend plus les décibels de nos voix, le poney galope, le poney trotte, le poney que l'enfant tient par la bride marche, il hoche du bonnet, l'autre sourit. Chacun retourne à ses affaires, l'animal à sa faim et sa peur, l'enfant à sa soif et son inquiétude.



Nus dans les prés, sans mors, loin des propriétaires qui viendront en fin de semaine réclamer leur dû, les rescapés du dimanche désoeuvrent entre rêves et chimères, oubliés dans l'herbe alourdie par la rosée, à laquelle les feuilles mortes vont se mêler, et tout effacer.

Jean Prod’hom