mai 2015

On a vécu d’expédients

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Cher Pierre,
On a vécu d’expédients ; plus de douche, nos devoirs faits à la va-vite, des renvois, du sommaire. Cette semaine, Marinette et Lucette nous ont accueillis, je me suis douché dans les caves de la mine, soupes et ratatouilles.

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Ce dimanche, c’était fête dans le quartier et Françoise nous a invités mercredi prochain. Merci ! Demain, on fait un pas de plus, les démolisseurs s’attaquent à la cuisine. Il n’y aura plus d’électricité, Louise ira au puits, Arthur laissera ses livres, Lili promènera Oscar ; on va devoir bricoler. Poires et pommes dans une même casserole, on en appellera aux chasseurs-cueilleurs, aux roms, aux premiers établissements lacustres ; on rédigera les strophes d’un hymne de fortune, ne rien bousculer. On fera couler de la cire et on regardera les étoiles.
Et pendant ce temps, les iris d’eau se déplieront autour de l’étang.

Jean Prod’hom

Je ne m’y serais pas penché

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Cher Pierre,
Je ne m’y serais pas penché si je n’avais, aujourd’hui, à l’entrée de la COOP d’Oron, observé les publicités qui colorent nos grandes surfaces, et si l’une d’elles ne m’avait pas ramené à un billet du 24heures de la veille, évoquant un ouvrage de François Debluë, Lyrisme et dissonance, puzzle de pensées éparses, écrit le journaliste, de réflexions, commente l’éditeur, d’aphorismes, de notes, de courtes anecdotes (souvent drôles), de brefs récits et d’évocations.

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Le chantier au Riau, les échafaudages, les gros travaux que nous réalisons dans la maison, l’isolation de certaines de ses parties, le carottage que le charpentier se propose de faire sur le pignon ouest, tout cela aura été, vraisemblablement pour beaucoup, à l’origine de la mise en route d’une de ces réflexions sans queue ni tête, dans lesquelles on ne peut s’empêcher parfois de s’embarquer. Peut-on calculer la profondeur d’un apophtegme, d’une remarque, d’un aphorisme, d’un brimborion, déterminer sa part d’obscurité et sa part d’illumination, son pouvoir d’accélération, sa densité,... ? C’est l’un des extraits cités par Gilbert Salem, qui m’avait conduit dans ces eaux-là :

Tout artiste tient du manchot : le poète, le peintre, le compositeur ne travaillent que d’une main. L’autre n’est guère requise, sinon pour tenir la palette, maintenir la feuille de papier ou se gratter l’oreille.

La formulation m’avait paru immédiatement exquise ; m’avait séduit le rythme ternaire, tout me semblait en place pour que, le lisant à voix basse une seconde fois, une troisième à voix haute, comme un mantra, je puisse m’échapper vers cet inconnu que promettent, sans le faire voir, ces proses brèves et ramassées. Mais quelque chose n’embrayait pas et me rivait au sol, sans que je sois en mesure de déterminer ni quoi ni où, mais qui me semblait être précisément ce qui aurait dû me faire décoller.
J’ai depuis hier renoncé à faire une demande d’aide au Fonds national de la recherche scientifique, sans pour autant cesser d’être sur le qui-vive. J’avais publié sur ce site, il y a une paire d’ans, un billet qui s’intitulait, Ecrire à deux mains. Dans lequel je commentais quelques extraits d’Une main, petit ouvrage d’une septante de pages dans lequel C. F. Ramuz évoque précisément l’état de manchot auquel une chute l’avait condamné en 1931. Et qui l’avait amené à faire voir ce dont personne ne s’était avisé : c’est à deux mains que l’on écrit, que l’on peint, que l’on compose.
Le brimborion que je cherchais et qui m’aurait fait décoller, je l’ai découpé au milieu de la page 33 d’Une Main :

... nous ne marchons pas moins sur deux pieds et un pied ne nous sert à rien ; nous écrivons sans nous en douter avec deux mains et avec les deux mains : il faut pour le savoir enfin n’en avoir qu’une.

Certains aphorismes marchent sur un pied, ils se satisfont des observations, d’autres engagent le corps de la pensée tout entier, au-delà du point d’équilibre. Les uns est les autres sont séduisants, les premiers ramènent au bercail, les seconds font voyager.

Jean Prod’hom

(FP) Le désert des pintes

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Cher Pierre,
Sandra, Louise et Lili nous ont faussé compagnie, réunion de sportifs à Orbe. Alors ce soir, nous sommes allés manger aux Trois-Suisses, le mousse et moi. Un père et son fils, ensemble, ce n’est pas tous les jours, c’est même à chaque fois une nouvelle énigme, la découverte d’un nouvel état d’esprit, déroutant, avec des questions auxquelles le cadet aura à répondre et le sentiment, du côté de l’aîné, qu’il n’aurait pu en aller autrement. A lui le monde qui se lève, à moi celui qui s’éteint.

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Depuis une année, le café-restaurant des Trois-Suisses est fermé le matin ; thés, cafés ou croissants ne rapportent plus, les comptes des propriétaires en attestent, on ne peut le leur reprocher. C’est donc à 11 heures que les portes s’ouvrent, pour le dîner, elles se referment à 14 heures 30 pour la sieste ; le service reprend à 18 heures 30, pour le souper, la pinte ne désemplit pas jusqu’à minuit.
Plus de grelots à 8 heures, de yass à 9, d’apéritif à 10. Le silence est seul sous le tilleul, les 3 heures à l'église tombent dans le vide : plus personne ne dira désormais les ombres qui s’allongent, le ciel vide l’après-midi, les pas sur le gravier.
Je ne confonds pas le désert des pintes avec la fin du monde, mais ça y ressemble étrangement. Et je crains que le mouvement ne soit irréversible ; le lieu, évidemment, ne disparaîtra pas, ni son esprit. Mais qui témoignera des heures creuses ? (P)

Jean Prod’hom

L'école manque à sa tâche

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Cher Pierre,
L'école manque à sa tâche en cherchant à séduire ceux qu’elle accueille, en mettant tout en oeuvre pour qu’ils ne lui échappent pas ; alors qu’elle a pour tâche, précisément, de leur donner les moyens d’en sortir au plus vite ; elle échoue en voulant les amuser, en espérant leur plaire ; en les captivant, elle ne parvient qu’à les rendre captifs.

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Elle contrôle entrées et sorties, a mis en place un monde second par la mise en place d’un système de communications perverses : jeux de pseudo-questions et de pseudo-réponses, trompe-l’oeil, cache-cache, bienveillance de ceux qui sont supposés savoir, confusion des rôles, devinettes, pseudo-équité, travail au mètre, exercices venus de nulle part, figures de papier, attentes, dés pipés, terrain miné, malentendus, fabrication d’énoncés factices, allocutaires fantômes, rituels scolastiques.
Alors qu'il serait prioritaire d’apprendre à sortir de son giron, quitter les chemins battus, prendre ses distances avec le convenu, de la hauteur, prêter l'oreille aux besoins ; apprendre à poser des problèmes, dégager des problématiques, se familiariser avec les langages, trouver la personne qui pourrait nous informer, nous aider, celle avec laquelle on pourrait collaborer, celle qu'on ne connaît pas.
L’école vous dira que c’est exactement ce qu’elle fait. Pas vrai. L’école est en réalité faite par et pour les enseignants, ceux qui ont refusé d’en sortir et qui recommencent. L’école a fait ses preuves, disent-ils. Quelles preuves ? On ne tourne pas aisément la page.

Jean Prod’hom

Que je n’aie au fond jamais quitté l’école

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Cher Pierre,
Que je n’aie au fond jamais quitté l’école m’amène à penser aujourd’hui, rétrospectivement, que ce que j’y ai acquis ne m’a permis, à aucun moment, d’aller faire fortune ailleurs. Les apprentissages fondamentaux me sont toujours restés si mystérieux que je ne me suis jamais senti capable d’en user dans d’autres domaines.

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Je suis donc resté à l’école après l’école pour y voir clair, chercher à déterminer pourquoi ce qui allait de soi demeurait à mes yeux énigmatique, sans assise, non pas que je sois plus idiot qu’un autre, quoique, mais parce que ce sur quoi les autres semblaient s’accorder et dont l’existence paraissait si assurée me manquait cruellement, incapable de concevoir les apprentissages comme un préalable à la réalisation de telle ou telle chose dont j’aurais pu devenir le maître.
Il me restait, en y restant, à chercher ce qui m’échappait, me manquait, c’est-à-dire à me pencher sur mes premiers apprentissages et les troubles qu’ils avaient engendrés, pour les reconnaître d’abord, en poursuivre l’exploration ensuite et, chemin faisant, m’aviser que ces troubles avaient été et continuaient à être l’occasion de découvertes imprévisibles.
Avec pour seule ambition – plutôt que d’occuper la place de celui qui est supposé savoir –, continuer mes apprentissages avec d’autres, hésitant, essayant, doutant, mais en connaissance de cause.
C’est à cela que je songeais en lisant Jean-Christophe Bailly :

La recherche n’est que la prolongation de l’apprentissage... Si l’apprentissage peut être assimilé à l’exploration d’un continent, la recherche correspondrait quant à elle à ce qui transforme ou relève cette exploration en découverte... Le paradoxe est même que la recherche vienne augmenter la dimension d’inconnu qui est la clé ouvrant l’apprentissage... Chercher, rechercher, c’est remettre tout le savoir en balance, c’est un métier qui fait de l’apprentissage son principe. (« Rechercher » in L’Elargissement du poème)

A moins que, à l’école, je n’y suis au fond jamais allé.

Jean Prod’hom

Lorsque le jour viendra

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Lorsque le jour viendra, quand on me remerciera pour les services rendus, c'est-à-dire dans un peu plus de deux ans, je ne chercherai pas à m'incruster dans la maison, je la quitterai vraisemblablement sans regrets, avec le sentiment de m'être acquitté aussi bien que je l’ai pu de la tâche qui m’a été confiée. C’est ce que je lui ai dit.

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Elle m’a répondu, je comprends, cela ne m'étonne pas, mais tu as des projets, toi. Elle a ajouté, c’est quand même une page qui se tourne.
Impossible de répondre à cela. Comment dire ? Me suis-je fait comprendre ? A-t-elle compris que je ne lis pas qu'un seul livre et que, si j'ai un jour conçu des projets, c'est il y a bien longtemps, au temps où j'avais assez de temps pour ne pas m'en préoccuper, ou différer leur réalisation, ou même, tout simplement, m'autoriser à en manquer.
Il me suffira de tourner les pages d’autres livres, et parmi eux, celui dont j’ai différé la lecture commencée il y a bien longtemps, interrompue et reprise depuis toujours. Livre compagnon de mes veilles et de mes nuits, j’en lirai et en écrirai quelques pages, dans les bois, sur la terre ou dans le ciel, en guignant du côté de l'éternité.

Jean Prod’hom

Aux sténoses qui obstruent nos manières de penser

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Cher Pierre,
Aux sténoses qui obstruent nos manières de penser, Jean-Christophe Bailly propose, depuis des années déjà, des textes animés et tendus par des ressorts qui agissent comme des stents, assurant le passage d'un liquide incolore qui désencombre le lit de nos pensées et s'ouvre en delta sur une réalité élargie à laquelle on n'avait pas prêté suffisamment attention, une réalité qui contiendrait tout à la fois nos manières étroites de penser, ce que celles-ci écartent pour fonder leur légitimité, et l'échappée sans laquelle nous ne vivrions vraisemblablement pas. Il y a au-delà du corps second, laborieux, que nous charrions chaque jour, ou en-deçà, un corps premier qui nous fait marcher sans rien vouloir ni savoir, sans hâte, sans débordement. Et lever la tête.


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Jean-Christophe Bailly ne cesse de rendre à l'homme une dimension dont celui-ci croit avoir été dépossédé, mais en direction de laquelle chacun se tourne, à chaque pas, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, dimension sans laquelle il n’accepterait pas la prison dans laquelle son espèce a trouvé refuge.
Refuge donc de refuge, dont les dimensions rétrécissent toujours davantage, affaiblissant l’essentielle interrogation sur notre provenance et notre destination, dont on perçoit l’écho cependant chaque fois qu’on jette un regard à côté, du côté des friches, du côté des rivages, du côté des bois, et qu’il convient de traverser avant de réintégrer, réconcilié, les lieux qu’on a voulu quitter.

Jean Prod’hom

Il est d'autres voyages

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Cher Pierre,
Il est d'autres voyages ; ainsi le dimanche matin, dans le parc d'un hôpital psychiatrique. F m'a accueilli avec le sourire, enchantée à l'idée de faire un tour ; l'infirmière lui a trouvé une polaire, je l'ai aidée à faire coulisser les deux rangées de dents métalliques. Quelques patients sur la terrasse, le soleil s'est installé. Je lui adresse quelques mots sans savoir exactement qui de nous deux parle, ou écoute. Peu. On n'est jamais aussi près de l'esprit de la pentecôte que lorsqu'on se tait. C'est jour de repos.

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Où qu'on soit il y a des arbres, des plantes, des oiseaux, côte à côte ; on reconnaît sans peine les marguerites, les sauges, les érables, un merle, les lauriers. Pas besoin non plus de prendre d'automobile, ni d'aller au cinéma, on passera par les bois, avec dans la poche un billet qu'il ne faut pas perdre. Les tomates sont déjà dehors près du pavillon de l'Albatros, Blaise y avait été interné en son temps. il n'aimait pas ça. Combien d'années de travail te reste-t-il ? Trois ? Deux ?
Il y a des bistrots partout, la tête des parasols dépasse des haies, les chaises sont vides, on s'y installe. C'est agréable un tilleul, à l'abri de la bise, avec le soleil. Regarde là-bas, il y a des lumignons dans les haies ! Mais non, ce sont les boucles d'une chaîne en acier. C'est vraiment grand ici, tiens ! je n'avais pas remarqué cette baie vitrée, c'est beau, il suffit de ramasser, lorsqu'on en voit, les papiers que les gens ont jetés. Calypso, ça ressemble à une école de danse, avec des géraniums devant. Une autre école tout près, avec devant une pancarte où il est écrit Docteur Veillon. Pourquoi un docteur ? Ça, je ne le sais pas !
Il y a moins de plantes de ce côté-ci, plus de bitume, alors les responsables en ont profité pour faire un parking, c'est vraisemblable, les iris sont en tout cas très jolis. Et là du millet, goûte ! Que peut-on vouloir de plus ? Mais tu dois savoir que les plantes demandent du travail, on est obligés de s'en occuper.
Bonjour Monsieur ! Bonjour! Le temps passe vite n'est-ce pas ? 11 heures 57. Le repas va être servi. Vous êtes un visiteur ou un patient ? Visiteur ! Alors vous comprendrez : un tour de clé et vous laissez tout derrière vous. On prend l'ascenseur, il y a un code. Pas sûr que F soit capable de l'entrer, moi non plus d'ailleurs... je suis monté à pied tout à l'heure. Un patient nous aide.
On s'assied dans des fauteuils de la salle commune, devant la TV ; les repas tardent comme souvent le dimanche. Ecopsychologues, psychanalystes, psychologues, thérapeutes se succèdent et évoquent les spécificités de leur métier, on est quelques-uns à les regarder, à mi-hauteur, ils ne nous demandent rien, on est tranquilles, on les laisse dire. Ici le temps n'avance pas, inutile de courir, on regarde le petit écran, personne n'entend vraiment ni n'attend. Certains sont un peu ailleurs, sans être bien loin ; d'autres cherchent un contact, voudraient monter dans un rafiot qui ne bouge pas. Moi, on m'attend.
Il est temps de se séparer, les repas sont servis, je la salue dans le couloir. Ce n'est pas vrai, F ouvre tout grands les yeux, une ombre, comme si elle s'avisait qu'elle ne devait pas être là. C'est une infirmière qui va aller la rechercher, en saisissant la main qu'elle lui tend ; elle remonte à la surface, démunie, entre en flottant dans la salle à manger.
C'est ça qui est difficile, me dit l'infirmier lorsque je quitte les Mimosas, c'est le retour à cette réalité-là. Je crois comprendre sans en être bien sûr.

Jean Prod’hom

Le Dictionnaire insolite de Naples

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Cher Pierre,
Le Dictionnaire insolite de Naples, rédigé par Maria Franchini, parvient en un peu moins de 160 pages à donner une vue résolument fragmentaire de cette ville des surpelatifs, sans jamais céder aux poncifs des romantiques ni à ceux des rationalistes. Un abécédaire plutôt qu'un dictionnaire.

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Les mythes, les traces, les sédiments, les cendres, sous lesquels les villes n'en finissent pas d'étouffer, maintiennent brûlant le feu qui couve. Celui qui se rend à Naples souffle, souffle sur les braises, les pénultièmes, les dernières braises, je ne vois pas d'autres raisons à son voyage.
Nous obéissons tous au principe de Carnot et n'en finissons pas d'enterrer ceux qui nous ont vu naître, de dire adieu à ce qui s'éloigne, vivant, aussi fin que la poussière, jusqu'à disparaître, laminé par un marteau qui ne ralentit pas sa cadence. Mais qui nous oblige à rejoindre le lieu que nous occupons, où que nous soyons, Naples ou le Riau, avec nos maigres moyens, là où il n'y a, à la fin, que de l'ouvert et le jour qui se lève.

Jean Prod’hom

J'ai perdu le nord

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Cher Pierre,
Ce matin j'ai perdu le nord, d'un coup, une bonne dizaine de minutes, lorsque je me suis rendu compte, au moment d'aller faire des courses, que mon portemonnaie n'était pas là où il devait être ; impossible de mettre la main dessus : adieu ma carte d'identité, mon permis de conduire, ma carte bancaire, ma carte de crédit. Bonjour l'administration, les duplicata, les déclarations de perte, les coups de téléphone, l'attente aux guichets. Je retourne dans la maison tout ce qui peut l'être : rien... Je téléphone au patron du café de Thierrens où j'ai bu un café hier, au centre équestre : toujours rien. Je m'y rends par acquis de conscience, je prie, espère un miracle, discute avec le patron du bistrot, avec Gwenaëlle, rien. Je bloque au retour, par précaution, l'utilisation de ma carte de crédit, regarde encore là où j'ai déjà passé, ouvre des boîtes que j'ai déjà ouvertes, vide des poches que j'ai déjà vidées, jette enfin un dernier coup d'oeil dans la corbeille à linge ramenée hier de Froideville, ma journée est gagnée, il est là, je ne l'imaginais ni ici ni ainsi ; tout se remet en place, je retrouve le nord.

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Jean Prod’hom

J'aperçois ce matin deux chevreuils

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Cher Pierre,
J'aperçois ce matin deux chevreuils, près du réservoir de la Mussilly, à l'abri dans la brouille, les dépouilles, la pluie et les bois gris. Ils paraissent moins inquiets, hésitent, curieux même. Me voient-ils comme je les vois dans la brouille et les bois ? Eux et moi, gris sous la pluie ?

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Les deux démolisseurs sont déjà au travail ; je fais la causette sur le seuil avec l'un d'eux, il me confie la peine qu'il a, chaque jour, à remettre la machine en route. Ils s'attaquent aujourd'hui aux murs du salon, à la masse d'abord, au burin ensuite. Dehors les cytises et les boutons d'or, les pissenlits, les colzas. Bientôt le trèfle et les épilobes, les scabieuses, les centaurées et les bleuets.
A midi au café, une femme demande à l'homme qui lui fait face ce qu'il pense de la mort.
- C'est effrayant, dit-elle, rien qu'à y penser ; dites, à quoi ressemble le paradis ?
- A ces points que la caissière des grandes surfaces propose au client, le samedi matin, lorsqu'il a payé son dû, ou à ces images qu'attendent ses enfants.
- C'est ça, dit-elle, ça doit être ça.
Ils sourient, ces images et ces points qu'on leur tend, le samedi matin, dans les grandes surfaces, ni l'un ni l'autre ne les prend.
Dans la boîte aux lettres un livre, en guise de remerciement pour un billet de 2011 ; et en rentrant de Thierrens, un chevreuil encore, près de l'étang.

Jean Prod’hom

Après-midi de travail

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Cher Pierre,
Après-midi de travail à la salle des maîtres, sans personne et de la place, dehors il pleut. J'étale toute ma paperasse, en jette une partie, fais des piles du reste ; cela suffit à réduire d'une première moitié le volume de ce que j'ai à faire et mon inquiétude de ne pas venir à bout de la seconde se dissipe. Je boucle mon sac à dos à 16 heures, assez satisfait.

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La bonne humeur règne à la la gare d'Echallens, où je réserve les billets pour Baulmes et Genève, si bien que personne ne s'impatiente au guichet, qu'on plaisante, en nous félicitant que la vie puisse prendre parfois cette allure. Je repars non seulement avec les réservations, mais avec les billets et le sourire.
Je rentre sous la pluie par les Poliez et Villars-Tiercelin. Au Riau, Sandra et Louise se préparent, elles se rendent à Mézières pour la présentation des options spécifiques. Louise est toujours bien décidée à suivre les trace de sa mère.
Petit tour avec Oscar, Lili m'accompagne avec son vélo avant de me fausser compagnie, il s'est mis à grêler et les nuages sont noirs. De savoir que la pluie vient de l'ouest et le froid du nord me soulage, je hâte le pas.
En repensant, ce soir, à ce moment heureux passé avec des inconnus au guichet de la gare d'Echallens, je dois m'avouer que l'extension ou la multiplication de tels moment ne me suffirait pas. Qu'il me faut chaque jour dégager et aménager, dans un espace que je découvre pour la première fois, un passage qui n'existait pas.

Jean Prod’hom

Je ne peux m'empêcher

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Cher Pierre,
Je ne peux m'empêcher de penser que, en affirmant haut et fort qu'ils ne reviendront jamais en arrière, les chefs de service de nos administrations laissent supposer qu'il y aurait un pilote aux commandes de l'engin, parfaitement libre de le faire avancer ou reculer ; alors que de pilote, il n'y en a pas, il n'y en a jamais eu, pas même de frein d'ailleurs. Les choses iront ainsi, grossissants, aussi longtemps qu'un mur n'interrompra pas brutalement la course folle du mastodonte. Fracas, ruines, silence.

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Aussi loin que l'on remonte, il n'y a jamais eu en nos affaires de vraie orientation, malgré les historiens qui nous le laissent supposer, mais une agitation stochastique dans un bocal aux dimensions de notre espèce, une eau qui frémit. Impossible d'en sortir, on n'y est jamais entrés.
Beaucoup de choses ont changé au Riau, bennes pleines de gravats, ossature de bois fixée au pignon, engin de dix-sept tonnes dans le jardin, radiateurs déposés. Inutile donc de remettre en route le chauffage, il va me falloir dès demain refaire un feu dans le poêle.

Jean Prod’hom

On s'est dit – Raul et moi

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Cher Pierre,
On s'est dit – Raul et moi – après la découverte en salle des maîtres d'une imprimante en sale état, que l'état de sainteté a ceci de retors qu'il n'autorise pas de régression ou de coup de mou : le saint est une fin de série qui doit le rester. On s'est dit alors qu'il est préférable, somme tout, de faire partie des vauriens, et parmi eux de ceux qui ont l'élégance de déclarer leurs forfaits, leurs ignorances ou leurs manques, bref de se faire connaître pour ce qu'ils sont. C'est ainsi que le vaurien fait, à son insu, ses premiers pas sur le chemin de la sainteté, mais en son tout début, vraiment, sans jamais laisser supposer qu'ils pourraient devenir un saint ou, pire, qu'ils le sont devenus.


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J'ai hâte de rentrer à la maison et d'évaluer l'avancée des travaux ; la seconde partie des échafaudages est dressée, les lames de bardage du pignon sont en tas dans le jardin, la vieille ferblanterie pliée.
La laine de verre, placée il y a quelque années avec mon homonyme de beau-cousin, réapparait de chaque côté du poinçon, dans les triangles formés par les arbalétriers – parole de charpentier –, les contre-fiches et l'entrait ; le bois semble sain. Quant à la salle de bains, à la dépense et aux petites toilettes, elles ne font plus qu'un, un tas de ruines.
Les démolisseurs ont laissé sur leur passage une fine couche de poussière que l'un deux, solide comme un joueur de rugby, efface délicatement en fin de journée, avec un chiffon humide.

Jean Prod’hom

Les oies et les poules font bon ménage au Mélèze

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Cher Pierre,
Les oies et les poules font bon ménage au Mélèze, les canards et les moineaux, les dindons et les pintades ; un grillage les protège du renard. Je dépose dans l'armoire une facture pour Martine qui boucle les comptes de la course du 3 mai, considère devant la petite mare ce à quoi notre vie collective aurait pu ressembler si nous n'avions pas disqualifié, pas à pas, nos manières premières d'être au monde, barré l'autre chemin. On a la vie de basse-cour qu'on mérite, à nous désormais d'administrer la nôtre, d'en répondre avant de la vivre, ou d'en mourir.

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Remonte au triage, me cale et lis Un Abîme de la pensée, texte de 1988 repris dans La Fin de l'hymne. Jean-Christophe Bailly y commente, en son axe, un passage du roman autobiographique, Anton Reiser, que Karl Philipp Moritz a rédigé à la fin du XVIIIème siècle.

Depuis cette époque, quand il voyait abattre un animal, sa pensée se ramassait toujours sur ce point – comme il avait souvent l'occasion d'aller chez l'équarrisseur, pendant toute une période il fut uniquement préoccupé de savoir quelle différence pouvait exister entre lui et ces animaux que l'on abattait.
Souvent il se tenait des heures à regarder un veau, la tête, les yeux les oreilles, le mufle, les naseaux ; et à l'instar de ce qu'il pouvait faire avec un étranger, il se pressait le plus qu'il pouvait contre celui-ci, pris souvent de cette folle idée qu'il pourrait peu à peu pénétrer en pensée dans cet animal – il lui était si essentiel de savoir la différence entre lui et la bête – et parfois il s'oubliait tellement dans la contemplation soutenue de la bête qu'il croyait réellement avoir un instant ressenti l'
espèce d'existence d'un tel être.

Voilà qu'après leur mise à ban, au bel âge de Pic de la Mirandole, dans les parties pourrissantes et bourbeuses du monde inférieur, les bêtes guignent aujourd'hui à nouveau, aux lisières, entre cris et silence. Notre dignité, entamée, attendait de renouer avec la dignité des bêtes, pour se relancer et trouver dans la fragmentation de l'édifice qui s'est effondré, dans le fugitif et le circonstanciel quelque chose d'éternel.
Nous voici à nouveau dans les bois, là où on avait relégué les bêtes, devant ce qu'on leur avait demandé d'emporter, ce souvenir qui nous remettra d'aplomb. Il suffit qu'un chevreuil réapparaisse dans une clairière pour qu'on comprenne ce qu'on n'a jamais cessé d'avoir en partage : nous sommes. Chance qui nous est offerte de ne pas avoir à payer notre arrogance d'avoir cru pouvoir reléguer les bêtes dans l'obscurité qui nous est promise, d'avoir cru pouvoir faire cavalier seul.
La maison est vide, les portes ouvertes, Lucie nous rend visite, chacun s'affaire, on mange, on range, dernière vaisselle, dernier carton. Oscar passe entre les mailles du filet. Dernière descente à la déchéterie. Demain, c'est autre chose, nous entrons au Riau dans une économie de guerre.

Jean Prod’hom

Le dentiste auquel je rends visite ce matin

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Cher Pierre,
Le dentiste auquel je rends visite ce matin reconnaît que le travail réalisé par sa collègue, il y a une année, n'a pas résisté ; il me propose de revenir dans quinze jours, il s'en chargera.

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Je ne m'attarde pas à Moudon, rentre au plus vite ; Sandra et Louise sont descendues au marché, Lili fait du piano puis range sa chambre, Arthur aussi : les travaux commencent lundi. Je fais rapidement un saut au triage ; les lieux semblent déserts, je m'approche du nid : vide ; mais je crois reconnaître leur chant, aperçois bientôt mes deux protégés dans les sous-bois, sans leurs petits, dont je peine à imaginer leurs premiers pas, leur premier vol, leurs premiers jours, leurs premières nuits.
Les enfants m'aident au retour à descendre les restes du parquet stockés dans le combles, on les entasse dans le hangar, ils pourraient intéresser Guillaume. Sandra descend plusieurs fois à la déchèterie, avec Arthur ; fait de l'ordre avec Louise. Les quatre sous-pentes sont vides, la dépense aussi. Tris d'habits, de jouets, mais aussi de tout ce qu'on a mis de côté depuis plus de 15 ans, au cas où ; de tout ce qui n'a pas encore tenu ses promesse.
Avec ce paradoxe que l'oubli dans lequel on les a reléguées au fond d'un carton, d'une armoire ou d'un grenier, le silence auquel on les a réduites semblent nous obliger, si on ne se sermonnait pas, à leur offrir une nouvelle chance, c'est-à-dire à les conserver plus précieusement encore, jusqu'au moment où, enfin, on les invitera à nouveau parmi nous ; elles révèleront alors leurs secrets et dispenseront leurs trésors...
il faut se faire violence, l'étouffement menace ; cesser de raisonner, parer au plus pressé ; s'arracher et agir sans se retourner ; s'en débarrasser, les oublier.

Jean Prod’hom

J'ai fait la connaissance de Léonard Limosin

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Cher Pierre,
J'ai fait aujourd'hui la connaissance de Léonard Limosin, émailleur sur cuivre au service de François Ier, Henri II, François II et Charles IX. Qui a représenté en son temps la Sybylle d'Erythrée (1537) et le Jugement de Pâris (1562). J'ai fait également la connaissance de deux danseurs de hip-hop, anonymes. Et de l'un des rois représentés sur l'arbre de Jessé par Suger à Saint-Denis. De deux gisants enfin, Robert II le Pieux et Constance d'Arles.

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Je le dois à la poste, ils figuraient sur les timbres d'un colis contenant une cargaison de tessons, tout frais venus de Montreuil, dans une boite de pellicule de film. Sur le papier de la déclaration douanière, le poids : 780 grammes ; et la valeur : 1 €. Un beau cadeau.
Pour le reste, des allers et des retours de la maison à la déchèterie, la fin de la correction des travaux des grands, et la pluie qui n'a pas cessé de la journée.
C'était l'anniversaire de Lili, elle a eu 11 ans.

Jean Prod’hom

Vous êtes dans un état précaire mais stable

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Cher Pierre,
Cette journée de congé est la bienvenue, Arthur est à Glion, les filles se réveillent tard, nous aussi. Je descends à Ropraz récupérer les adresses des entreprises de la région qui ont soutenu la course du 3 mai, achète du pain à Mézières, glisse dans des enveloppes, avez l'aide de Lili qui s'est réveillée, une lettre de remerciements. On déjeune dans le jardin, à l'ombre des échafaudages, ce n'est pas désagréable de vivre avec la sensation d'avoir les étages à portée de main ; les filles apprécient aussi, c'est jour de l'Ascension.

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Je lis quelques travaux d'élèves, avec le sentiment un peu paradoxal que j'aurais beaucoup à dire aux auteurs des bons travaux, beaucoup moins aux autres : par où commencer ?
Louise m'appelle, c'est une journaliste de 24 heures qui aimerait que je lui parle d'Hessel. Je bégaie des banalités, mais corrige des inexactitudes qui circulent sur la parution de la monographie qui lui a été consacrée. Évoque, en bégayant encore, la fatigue de son organisme et l'extrême vivacité de son esprit, sa drôlerie, sa fidélité, sa mémoire vertigineuse. Lui refile le numéro de téléphone de Nicolas, en espérant qu'il ne m'en voudra pas.
La reconnaissance des milieux artistiques, la grande exposition de Martigny, celle de Grignan, le vernissage de l'ouvrage qui lui a été consacré, il y a quelques jours à Lausanne, auront eu raison de ses forces, il le savait. Il m'avait rapporté en avril, au retour de chez son cardiologue, que celui-ci lui avait dit : Vous êtes dans un état précaire, mais stable. Il en avait ri.
Sandra a commencé à faire du rangement, je la rejoins au grenier, transporte derrière le garage les tuiles que je stockais dans les sous-pentes, avec un sac à dos et deux à main, Louise fait quelques voyages. Prépare ensuite le repas : grenade et bananes dans un jus de citron et d'orange ; purée de pomme ; fromage, oeuf au plat et salade.
Je constate que l'encyclopédie Wikipédia a déjà enregistré l'événement : Jean-Claude Hesselbarth est un peintre et dessinateur suisse. Né en 1925 à Lausanne, il s'était établi à Grignan en Drôme provençale. Il est décédé le 13 mai 2015.

Jean-Claude Hesselbarth
Rivière II (détail)

Jette en passant un coup d'oeil à Rivière II, encre de Chine à la petite plume d'acier et au bambou taillé sur papier à la cuve, 53 x 34, daté de l'hiver 1982 et qui me suit depuis 1998. Vais me coucher.

Jean Prod’hom

C'est une autre nuit qui s'abat

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Cher Pierre,
Nous sommes descendus ce matin à Vevey, c'était la troisième fois seulement que j'entrais dans une étude de notaire. D'abord à Pully suite au décès de  ma mère, la seconde fois à Oron lors de l'achat de la maison que nous habitons aujourd'hui, ce matin à Vevey pour l'augmentation de notre cédule hypothécaire.
À chaque fois le même décor : une table ovale, plus de chaises qu'il n'en faut ; au mur des tableaux que jamais personne n'a regardés, un téléphone en retard d'une génération, une collection de stylos ; quelques ouvrages, Le Droit fiscal, le Code civil suisse et code des obligations annotés et, pourquoi pas, Le Petit Robert ; tout autour un vide métallique. A chaque fois la même mise en scène : le notaire se fait attendre, finit par entrer, lit mot à mot les deux pages de l'acte dont il nous a donné préalablement une copie, nous tend un stylo, signatures à tour de rôle, Madame d'abord, Monsieur ensuite, c'est fait, ça marche ; c'est beau, c'est froid, c'est technique.

Jean-Claude Hesselbarth
Jean-Claude Hesselbarth dans son atelier | 06.08.2014

Sandra me dépose au Chalet-à-Gobet, se rend au collège ensuite ; je remonte avec la Yaris au Riau et travaille, presque sans interruption jusqu'à 17 heures, bien aidé par Elsa et Louise qui prennent en main les deux repas.
Passe un moment dans je jardin, les échafaudages sont dressés au sud et à l'ouest ; les monteurs reviendront terminer vendredi matin. Complète l'idée que j'ai commencé à me faire, hier, de la pratique actuelle du football, en suivant à la télévision l'autre demi-finale de la Ligue des Champions qui oppose le Real de Madrid à la Juventus de Turin. J'en sors réjoui, comme de chez le notaire ce matin : beau, froid, technique.
Alors que la nuit m'invitait au repos, c'est une autre nuit qui s'abat ; Lily m'envoie un message qui m'annonce que Jean-Claude est mort aujourd'hui. Elle ajoute que la présentation de l'ouvrage qui lui est consacré, ce vendredi 15 mai, à Grignan, est maintenue, en son hommage et en son souvenir.
Je t'embrasse Lily courage.

Jean Prod’hom

La fenêtre restera ouverte toute la nuit

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Cher Pierre,
Passe plus d'une heure et demie avec des parents, ils souhaiteraient que je leur procure une de ces recettes qui ont fait leurs preuves. Je leur peins un tableau qui n'a pas grand intérêt, mais qui est sensiblement le même que celui qu'ils me peignent : nos mondes sont compatibles.

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D'avoir enseigné, c'est-à-dire fait découvrir à ceux qui n'en disposent pas, les différents langages qui structurent nos vies, et d'avoir signalé, aussi souvent que je l'ai pu, à ceux qui ne s'en satisfont pas, certains de leurs rouages et quelques-unes de leurs roueries ne m'a jamais permis de pronostiquer quoi que ce soit de ce que peut ou ne peut pas l'enfant qui aurait marqué son enthousiasme ou qui s'y serait opposé. On attend trop les uns des autres. Ce qui infléchit la trajectoire d'un enfant - comme celle d'un adulte - relève d'un ensemble de circonstances dont le concours est si improbable qu'il vaudrait mieux compter sur l'imprévu. On ne peut donc pas réconforter les parents qui doutent ou qui souhaiteraient qu'il en soit autrement. On peut au mieux faire voir notre étonnement et notre ignorance ; il m'aura fallu 30 ans de compagnonnage avec des gamins pour dire tout haut que j'ignore ce qui dans leur formation et la mienne est cause de quoi. Et dans ce repli, ou ce retrait, non pas succomber à la lâcheté, mais consentir et, par là, signifier les vertus de l'acquiescement.
Passe à Ropraz récupérer le mousse. Souriant, content. Deux fois content, et pour la deuxième fois cette semaine. De son travail d'abord, mais aussi de ce que celui-ci doit à d'autres travaux et à d'autres personnes. Comme s'il découvrait les joies de l'orchestration et, je l'espère, ses pouvoirs.  
On mange à la véranda, Sandra est fatiguée, je regarde avec les enfants la première partie du match de football qui oppose le Bayern de Munich et le Barcelone, seul la seconde. La fenêtre restera ouverte toute la nuit.

Jean Prod’hom

L'approche de la fin de l'année scolaire

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Cher Pierre,
L'approche de la fin de l'année scolaire me fait perdre de la hauteur, au moment même où il serait nécessaire que j'en prenne davantage. C'est, je crois, une variante d'une loi universelle dont chaque homme sensé aimerait s'affranchir ; mais il lui faudrait pour cela être assez fou pour renoncer aux bénéfices que lui procure l'organisation acharnée de la concurrence.

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En rentrant, je fais une halte sur la terrasse de Praz Collet où je tente de mettre des mots sur ce que j'ai vu - une image ? un paysage ? un souvenir ? - lorsque je me suis arrêté, un jour d'hiver 1999, au Riau.  
J'embarque Arthur à l'arrêt de bus, content de son travail sur la Seconde Guerre mondiale ; je le dépose, il s'installe dans le hamac, lunettes de soleil et costume de bain. Je monte avec Oscar au triage, demeure à respectable distance du sapin des bouvreuils, assis sur une souche. La femelle est dans son nid, je patiente une bonne demi-heure. Je vois enfin une lueur rouge qui s'agite, c'est le mâle qui se penche, deux fois, trois fois ; les petits sont nés. Je rentre raccommodé.
Arthur n'a pas quitté le jardin et travaille ; je lave une salade, prépare une crème au chocolat minute, beurre des tranches de pain sec, pose un morceau de fromage sur des quartiers de tomate, réchauffe des nouilles et casse dans la poêle cinq œufs.
C'est l'époque de l'année où les dernier rayons du soleil se glissent à l'arrière de la maison, je m'assieds sur l'une des marches de l'escalier de l'entrée. Sandra va faire le petit tour avec Oscar, Louise l'accompagne en trottinette jusqu'à la rivière. On entend les sonnailles des bêtes à Jean-Paul, Louise et Arthur jouent. Il y aurait tant à dire des hommes qui se réconcilient tandis que la nuit tombe. Il ne reste au soleil qu'une largeur de main avant de disparaître derrière le bois.

Jean Prod’hom

On a cessé de l'attendre

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On a cessé de l'attendre, le printemps est là, il a enfin trouvé sa vitesse de croisière ; il est temps désormais de le retenir. On serait même prêts à tout pour que les cerisiers prolongent leur floraison et les hêtres le règne du vert tendre. On a vu aujourd'hui des soldanelles, des petites gentianes – les bleues –, les grandes sortent de terre ; les trolls sont prêts à éclater.

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On laisse la Nissan en face de la chapelle de Notre-Dame-du-Sacré-Coeur, un peu après le Pralet. On longe la rive droite du Motélon jusqu'au Paquialet, avant de grimper jusqu'à Tissiniva, le lac n'existe plus. Trois jeunes marmottes jouent dans les marécages, d'autres lézardent devant leur terrier, celles qui se sont aventurées un peu plus loin rebroussent chemin sitôt qu'elles nous voient.
Cent mètres plus haut, six chamois paissent, aux limites des névés. On monte jusqu'au Plan où le chemin s'arrête.
Près de neuf cents mètres de dénivellation, ça suffit, on ne s'aventurera pas plus loin, à nous de rebrousser chemin, alors qu'il eût été possible – on l'apprendra plus tard –, de redescendre en suivant la crête jusqu'aux Noires Joux, puis en empruntant le chemin des Polonais.
Pause sur les rives du Motélon où l'on trempe nos pieds, un dernier bain à Charmey, quelques achats, le temps passe ; il était prévu qu'on soit à 17 heures à Vevey, on y arrive à 18 heures, on en repart à 21 heures, je boucle ces notes à minuit.

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Jean Prod’hom

On est tous les cinq à nouveau réunis ce matin


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Cher Pierre,
On est tous les cinq à nouveau réunis ce matin ; Sandra va acheter du pain, je monte avec Oscar au triage : la femelle couve.

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Les quelques jours passés à Stockholm ont transfiguré le mousse, il considère ses sœurs avec bienveillance, elles le regardent comme un grand frère ; pourvu que ça dure, qu'il tienne bon jusqu'à cette sotte épreuve qu'est le certificat et qu'il dise adieu, souriant, à ses onze années d'école obligatoire. Avec l'envie d'entrer de plain pied dans un nouvel épisode de son existence, pour lequel il serait tout à fois le scénariste, l'acteur principal, et pourquoi pas le musicien. Je ramasse l'herbe râtelée hier et en fais un tas au pied du marronnier.
On laisse nos trois enfants à Vevey, chez Françoise et Édouard, Lucie est là. Arrêt à Bulle au musée gruérien ; Lorna Bornand  y expose ses travaux, cheveux longs et cheveux courts, volutes et  limaille, roux, bruns ou blonds. Fleurettes coupées par deux fois de leurs origines, ou dépouilles avec, à leur traîne, l'ombre des vivants et la voix des morts.
A côté, sous verre, une série de reliquaires contenant un peu de la toison du bien aimé ou de la bien aimée, fleurs épinglées promises à la poussière, épitaphes à pattes de mouches.
Bijoux au statut indécis ; pas trace de sang mais quelque chose à été coupé, ambiguïté, signes imputrescibles de la putréfaction.
Au fond d'une annexe, plongée dans la nuit, la peau d'une bête, étendue, la peau d'une bête collective, mille poignées de mille cheveux, innombrable, soyeuse, innommable, chatoyante. Ne pas toucher.

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On se baigne au centre thermal de Charmey, mange au restaurant de l'Étoile. J'entends une belle chanson à la télé de l'hôtel, elle clôt l'épisode d'une série que je suis distraitement. Bruits de verre dans les containers, il est minuit, je me lève pour fermer la fenêtre.

Jean Prod’hom

La femelle couve

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Cher Pierre,
La femelle couve, sans broncher, puis change de position ; j'entends tout autour, sans le voir, le mâle qui s'inquiète ; les laisse à leur travail et vais au mien. Sors la tondeuse du poulailler, pour la première fois cette année, c'était le dernier moment ; deux heures feront l'affaire.

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Théâtre des Osses | Café littéraire (7 mai 2015) | Focus sur les éditeurs romands

Tondre ne met pas la tête à l'endroit, ni à l'envers, ne l'emballe pas non plus ; me reviennent toutefois à l'esprit une ou deux choses de la soirée à Givisier : la voix de Roger Jendly, liquide, goûteuse, mélangée à un peu d'hélium ; celle d'Anne Jenny, perchée, nerveuse ; celle de Geneviève Pasquier au goût de framboise, charnue ; celle de Nicolas Rossier, pensive, analytique. Mais aussi la précieuse gentillesse dont ne se départit jamais Jasmine, soucieuse ; l'oeil amusé de Pascal, Claire et Denise, et puis la généreuse hospitalité de toute l'équipe du café littéraire. Mais pas que. Il y également ici et là, bien apparentes, les certitudes et ses alliées, la suffisance et la surdité ; elles donnent toutes les trois l'envie de fuir. Entre deux les habituels propos nés du Grand partage : nous c'est le roman, vous la poésie, eux les témoignages ou les récits de vie. Il est parfois préférable de se taire.
Et ce désir de fuir, de laisser tout en plan, je l'explique par la présence, où qu'on soit, de deux types d'individus : ceux qui sont bien décidés à conquérir le monde, quel que soit le prix que d'autres auront à payer ; ceux qui, rongés par un ennui malfaisant, passent leur temps à se faire des ennemis pour ne pas être seuls et oubliés.
C'est décidé, je laisserai le gazon monter en herbe en-haut dans le verger, pour les papillons, les scabieuses, les marguerites, les bleuets, les centaurées. J'y taille une allée, étroite, pour Lili et ses chevaux, et des contre-allées qui se mettent à tourner autour du cerisier, du pommier, du prunier, du cognassier, la serre et les escaliers.
Louise et Lili mangent à l'école, je fais l'impasse sur le repas, vais jusqu'à Servion, m'installe sur la terrasse du motel des Fleurs avec Le Moindre Mot de Gil Jouanard. Me rends ensuite à la COOP d'Oron, il pleuvine.
Sandra est à la maison, on fait l'état des lieux, je lui raconte la visite de l'architecte ce matin : les échafaudages seront dressés mercredi prochain ; Sandra pense à tout, elle a installé un rudiment de cuisine dans le garage, nous sommes parés. Je râtèle l'herbe devant l'entrée et la véranda.
L'avion qui rentre de Stockholm a du retard, Sandra diffère d'une demi-heure son départ, on mangera sans eux la quiche et la tarte aux pommes que j'ai préparées. Je laisse filer la journée, bien décidé à ne rien en retenir sinon, tout à l'heure, le retour d'Arthur.

Jean Prod’hom

Il serait dommage de rater leur naissance

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Cher Pierre,
Il serait dommage de rater leur naissance, je consulte donc mes notes au retour du triage... Le mercredi 15 avril, une tache rouge se détache sur un fond de bartasses ; la femelle se glisse sous les branches d'un sapin nain : ce sont deux bouvreuils pivoine. Il se confirme, le vendredi 17, que la femelle attend un heureux événement. Le jeudi 23, deux oeufs reposent au fond du nid, trois le lendemain, ils sont cinq le dimanche 26. Je les laisse tranquilles jusqu'au mercredi 29, les aperçois ce jour-là tout près l'un de l'autre dans les branches nues d'un jeune foyard. Aujourd'hui 7 mai, à 7 heures la femelle couve encore, pas trace du mâle.
Si le site des oiseleurs que j'ai consulté le 24 avril dit vrai, que 13 à 14 jours sont nécessaires pour que les oeufs éclosent, les deux premiers oisillons devraient voir le jour aujourd'hui ou demain. Mais si l'éclosion des premiers oeufs pondus s'alignent sur celle des derniers, il me faudra attendre samedi, dimanche ou même lundi pour fêter l'heureux événement.

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Nouvelle expédition au Centre intercommunal de gestion des déchets, avec les petits cette fois ; le travail réalisé hier, la présentation exhaustive de ce que l'animateur allait nous présenter aujourd'hui, dans une perspective certes un peu décalée, a conduit une élève que j'ai interrogée après la visite à me faire la remarque suivante : Non seulement j'ai compris, mais je me suis sentie intelligente. Elle confirme une fois encore l'idée que celui qui n'a pas vu double n'a rien vu, que lire, c'est d'abord relire.
Fais quelques emplettes chez Jouanard, au Central, devant la porte grand ouverte qui donne sur la terrasse, temps de printemps : Ailleurs c'est n'importe où avant... Chez soi, toujours plus près de chez soi... Par le chemin de l'écriture, il tente aujourd'hui de regagner les berges fermes et les climats fertiles d'avant l'histoire...
Prends à 4 heures le chemin des écoliers pour me rendre à Fribourg ; lorsque je plonge sur la Sarine, les cloches de l'abbaye de Hauterive sonnent les vêpres. Je m'assieds sur un banc, une douzaine de Cisterciens sortis de je ne sais où s'installent dans les stalles savoisiennes de l'abside, l'un deux ouvre la grille de la clôture, ils chantent des psaumes devant une petite dizaine de fidèles, ou d'amis, ou de pèlerins. Leurs voix glissent le long des voûtes et remontent le long des piles pour finalement occuper tout l'espace : bonheur qu'un silence brutal interrompt, pour faire un peu de place au chant d'un merle resté dehors. Les moines s'éclipsent après avoir éteint les lumières du coeur, ils retournent je ne sais où, faire je ne sais quoi.
La Sarine, grosse des eaux des jours passés, ronge les parois de molasse, le pré gras me rappelle qu'il faudra que je m'occupe demain de l'herbe du jardin, un tailleur de bois a fait apparaître de beaux visages sur la tête de larges piquets de chêne.
Le théâtre des Osses n'est pas la porte d'à côté, Givisier non plus, c'est dire que je m'égare plus d'une fois ; ce sont finalement deux retraités, dont je fais la connaissance sur un rond-point paralysé, qui m'y conduisent. Et là, petit bonheur, Roger Jendly lit quelques extraits de Tessons.

Jean Prod’hom

Ce n'était pas prévu

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Cher Pierre,
Ce n'était pas prévu, mais les circonstances en ont décidé autrement : nous regardons, les grands et moi, les 20 minutes que les journalistes de Viva, avec la collaboration de deux ethnologues, ont consacré en 1990 aux clubs de supporters de l'équipe de football de Naples, et notamment à celui des Quartieri spagnoli. Il est curieux de constater que les acteurs et les auteurs de ce documentaire tiennent un discours auquel il suffirait d'ajouter quelques doctes commentaires, pour en faire une analyse que ne désavouerait pas René Girard. Footballeurs, ethnographes, nous serons bientôt tous girardiens.

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Images ensuite du musée archéologique de Naples, visité par Katherine Joyce dans Voyage en Italie ; des hommes et des femmes de pierre y ressuscitent. Ailleurs quelques mots, beaucoup de silences, à l'hôtel, dans la voiture, au bar ; rien de tranché, d'urgent, rien de décidé ; des frôlements, des froncements de sourcil, des rumeurs intérieures. Les élèves n'ont jamais rien vu de pareil, ils sont intrigués et ont du mérite ; ce qu'ils voient, et font, et disent, et vivent  n'est pas à la même échelle, n'est pas saisi dans les mêmes formes ; film énigmatique, solide, qu'ils sont prêts à écarter de la main, mais qui pourrait les amener, s'ils ne sont pas offusqués par la beauté, jusqu'au seuil de ce qu'ils ne savent pas encore.

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En route pour Berne ; un bus nous dépose à 14 heures 30 devant l'Ecole cantonale de langue française, à la Jupiterstrasse, où les élèves de 9ème participent à la finale du rallye mathématique transalpin. Cela me laisse une bonne heure pour aller et venir dans les allées des jardins familiaux qui jouxtent l'école. Des arrosoirs en pagaille, je fais près de 140 photographie, fébrilement, avec le regret de n'avoir pas su porter mon attention sur d'autres aspects de ce cabinet de curiosités.
Sandra m'écrit un mot, les enseignants ont bien accueilli le bouquin de physique sur lequel elle travaille depuis de longs mois. Les élèves remportent dans leur catégorie la seconde place du concours, ils ne cachent pas leur déception, au retour ils oublient. Dans le bus mes paupières tombent à deux reprises.

Jean Prod’hom

Je crains devoir me séparer bientôt

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Cher Pierre,
Je crains devoir me séparer bientôt de la Yaris ; le collecteur d'échappement est en train de se faire la malle et le réservoir a vieilli. Je souhaitais prolonger sa vie au-delà des 200 000 kilomètres, la prochaine expertise pourrait sonner le glas de mes espérances, elle finira sa vie à l'exportation.

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Propose aux grands, un peu avant 8 heures, un schéma du voûtage de la Louve et du Flon, du réseau des eaux usées et pluviales de la ville de Lausanne. Cette aventure souterraine commencée au début du XIXème siècle est extraordinaire, les élèves n'y sont pas insensibles.
Tout est beau et bon dans la première page du Grand Meaulnes, sans parler du reste. L'exploitation du tiret et du point-virgule permet non seulement de combler le manque lié à la linéarité de la langue, mais encore d'ouvrir sur une architecture invisible, qui se développe comme une fugue, de mot en mot, attaché chacun à une notion primitive, complexe, dont le sens fait osciller la phrase entre deux mondes singuliers, l'un qui s'éloigne, l'autre qui prend le large, établissant un quasi-lieu où reposent des souvenirs, des traces et des ombres.

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Rendez-vous à 18 heures 30 aux Editions Antipodes pour une relecture des épreuves corrigées ; m'étonne du peu d'erreurs. On décide d'un calendrier avant d'aller croquer une morce au Baz'Art de l'avenue de France. Il est passé minuit quand je vais me coucher.

Jean Prod’hom

J'ai le plaisir d'apprendre

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Cher Pierre,
J'ai le plaisir d'apprendre, en fin de soirée, que les Editions Samizdat, Faim de siècles et D’autre part parleront, mercredi et jeudi prochain au Théâtre des Osses à Fribourg (Focus sur les éditeurs romands), de leurs choix, de leur travail et de leurs combats pour publier les auteurs de notre pays. Roger Jendly, Anne Jenny, Geneviève Pasquier et Nicolas Rossier liront les extraits des oeuvres proposées par les éditeurs tandis que la pianiste fribourgeoise Véronique Piller les accompagnera au piano. Tessons sera de la partie ; entendre Roger Jendly en lire des extraits, ce serait extra...

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Bus numéro 8 jusqu'à Bel-Air, puis numéro 17 jusqu'au Galicien. Il nous faudra ensuite une dizaine de minutes pour atteindre, par Kleber Meleau, le Centre intercommunal de gestion des déchets.
Un animateur – le même qu'à Tridel –  raconte aux élèves les grandes étapes de l'épuration des eaux à Lausanne, de l'évacuation des déchets directement dans la Louve et le Flon, du voûtage de la première en 1812 et du second en 1873, de la pose de plongeurs pour évacuer le tout loin des rives du Léman, de la mise en place de la station d'épuration en 1964, de la dérivation des eaux claires du Flon dans la Vuachère en 1996, de la restitution de celles de La Louve directement dans le lac.
Ne roulent aujourd'hui dans les anciens lits de la Louve et du Flon que les eaux usées. Coup d'oeil encore, en-bas la vallée de la Jeunesse, au déversoir du Capelard.

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Si on peut considérer que le processus de la séparation des eaux claires et des eaux usées trouve son origine en 1812 dans le voûtage de la Louve, c'est en 1812 également que le Petit Conseil du Canton de Vaud arrête qu'aucun cimetière ne peut être établi dans l’enceinte d’une ville ou d’un village, que les cimetières seront clos et fermés et qu'ils ne serviront pas à d’autres usages qu’à enterrer les morts. Séparer les eaux claires et les eaux usées, les vivants et les morts, c'est tout un.
Je lâche donc les élèves dans le cimetière du Boix-de-Vaux, conçu par Alphonse Laverrière en 1912 en raison de la forte croissance démographique. Pour justifier une telle invitation qui leur semble tout à fait saugrenue, je précise que ce cimetière bien vivant, avec de vrais morts, est inscrit à l' Inventaire cantonal des monuments historiques et fait partie de la liste des Jardins historiques recensés par l'UNESCO. Ils s'égaient ensuite dans les allées, repèrent la tombe de Coco Chanel, de Pierre de Coubertin et d'un adolescent dont on a beaucoup parlé l'été passé. Je fais de mon côté quelques photos d'arrosoirs.
Le bus scolaire nous ramasse devant le siège du CIO, je reprends la Yaris derrière l'église du Mont. Me simplifie la vie pour le repas du soir, rédige l'article sur la course de trial de la veille pour les journaux locaux. Arthur est à Stockholm, il nous a laissé son absence.

Jean Prod’hom

Ropraz, une 30ème édition bien arrosée

A six heures dimanche matin, les arbres dont la cime avait été rongée par le brouillard pataugeaient dans les flaques d'eau ; les colzas s'étaient éteints, chacun avait enfilé ses bottes ; on allait, c'était évident, vers une journée difficile. Les bénévoles s'étaient mobilisés pendant toute la semaine pour que la course ait lieu et soit une fête ; on n'imagine pas, je crois, l'engagement et le travail qu'il a fallu pour préparer cette manche de la Swiss Trial Cup à Ropraz.

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Tom Blaser à 1 point du podium chez les élites

Les organisateurs, les juges et les pilotes ont regardé le ciel, consulté météo-suisse, sorti leurs amulettes, touché du bois et croisé les doigts, rien n'y a fait, la pluie ne s'est pas arrêtée ce 3 mai.
Mais le sport a des vertus qu'on n'imagine pas ; il a suffi d'un coup de sifflet pour que les septante concurrents relèguent les intempéries au second plan et se concentrent sur l'un ou l'autre des douze parcours tracés par René Meyer et Jean-Daniel Savary. Les cirés se sont mis à briller, les concurrents se sont battus loyalement et, comme toujours, les meilleurs se sont retrouvés devant.
Chez les Poussins, Théo Benosmane (2ème) et Jules Morard (3ème) sont montés pour la seconde fois en deux courses sur le podium ; ce n'est vraisemblablement pas la dernière fois... Derrière Jules et Théo, d'autres pilotes du Passepartout de Moudon se sont lancés courageusement dans la bataille, venus des alentours, de Thierrens, Puidoux et Vucherens, de Moudon, Hermenches et Promasens. On veut ici tous les citer, car ils ont été, sous cette pluie, admirables de courage : Alec Clerc (7ème), Bastien Perrin (8ème), Loïc Guyaz (11ème), Maxime Perrin (12ème), Maël Simon (13ème), Kelian Crausaz (14ème) ; mais aussi Nathan Bongard, Camille Girardin, et Romain Girardin qui on couru pour le fun. Un grand bravo à ces tout jeunes coureurs qui constituent l'avenir d'un club qui connaît toujours davantage de succès.
Idem chez les Benjamins, où Kouzma Rehacek confirme sa deuxième place de Savièse par une troisième à Ropraz. Les autres suivent à quelques encablures : Mathieu Habegger obtient une belle cinquième place, Jeremy Bolomey (7ème) le suit de très près. Thierry Remund (10ème), Thomas Girardin (12ème) et Colin Novelle (13ème) complètent le tableau.
Théo Grin (8ème) continue à progresser chez les Minimes, quant à Tom Selz (7ème), absent à Savièse, il revient à la compétition. Loïc Rogivue, troisième en Valais, finit à une magnifique seconde place dans la catégorie des Juniors.
Restent les Elites : si la pluie n'a guère convenu à Romain Bellanger (14ème), Steve Jordan a tiré son épingle du jeu en terminant à la 8ème place. Mais c'est Tom Blaser qu'il convient de féliciter aujourd'hui ; il termine, dans des conditions extrêmement difficiles, à la 4ème place, à un point seulement de Lucien Leiser, champion suisse 2014. Il s'est même payé le luxe de terminer 1er ex-aequo au terme du premier tour. Au bilan donc, excellent résultat d'ensemble du TCPM.
Et celui qui serait entré dimanche soir dans la grande halle vide de Ropraz aurait pu voir en son centre une belle tablée : l'équipe d'organisation et quelques bénévoles. Les rangements avaient bien avancé et ils avaient le sourire. Ils n'étaient pourtant pas prêts d'oublier cette 30ème édition d'une course dont ils sont tout à la fois les héritiers et les artisans, mais ils songeaient déjà à celle de 2016.
C'est à ce moment-là que le soleil, je crois, fit son apparition sur le visage des convives et alluma, en haut la côte du Mélèze, les fleurs de colza.

Jean Prod’hom

Les arbres pataugeaient dans les flaques d'eau

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Cher Pierre,
Ce matin, les arbres dont la cime avait été rongée par le brouillard pataugeaient dans les flaques d'eau ; les colzas s'étaient éteints, chacun avait enfilé ses bottes ; on allait, c'est clair, vers une journée difficile. J'ai pensé aux bénévoles qui s'étaient mobilisés toute la semaine pour que la course soit une fête. (On n'imagine pas exactement l'engagement et le travail qu'il faut pour organiser une telle course.) Mais le sport a des vertus qu'on connaît ; il a suffi d'un coup de sifflet pour que les concurrents relèguent les circonstances au second plan et se concentrent sur l'un ou l'autre des douze parcours tracés par René et Jean-Daniel. Les cirés se sont mis à briller.

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Je les ai quittés en début d'après-midi pour me rendre à Genève ; y retrouver Jasmine et Pascal, dédicacer quelques livres, revoir Céline, discuter le coup avec Nicolas Esse – un voisin dont j'ai lu, signalées par François Bon, les Epitaphes utiles pour ne pas être pris de cours en cas de mort imprévue. Ecouter Pajak, saluer Pahud chez Antipodes, acheter le Journal de Gustave Roud chez Empreintes. Je n'avais pas revu Rochat depuis des années, il me raconte, vite, ses années de fréquentation avec Ramuz.
Je rentre au Riau, fais un saut à Ropraz où l'équipe d'organisation a le sourire : les rangements ont bien avancé, il y a même un peu de soleil. Trop fatigué pour aller au-delà, je rentre, traverse la bibliothèque sans m'arrêter et vais me coucher.

Jean Prod’hom


Personne au Mélèze

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Cher Pierre,
Personne au Mélèze, erreur ; on avait rendez-vous à 9 heures, c'est Jean-Daniel qui, passant par là, nous l'apprend. Arthur ne m'en veut pas de l'avoir réveillé au clairon ; on va s'offrir, en guise de consolation, un thé froid et un chocolat chaud à Mézières.

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Les bénévoles arrivent à un peu plus de 9 heures et se mettent aussitôt au travail. La pluie a cessé, Jean-Daniel a mesuré 85 millimètres d'eau ce matin dans son pluviomètre ; dans les pentes, les champs labourés lâchent des coulées de terre. Nous nous mettons à trois pour organiser le bureau d'inscriptions et préparer les cartes de pointage.
Je fais l'école buissonnière en début d'après-midi, traverse la route de Berne, descends sur la rive gauche de la Bressonne, que je longe jusqu'au Moulin des Vaux, deux chiens aboient. J'aperçois à l'intérieur d'une clôture électrifiée une nuée de poules, un couple de paons, des canards, des oies ; plus loin une caisse grillagée avec des canetons ; adossée à la maison une volière avec des perdrix, des faisans, une autre dans un cabanon, des poules sur la table du jardin, et tout autour les chants des oiseaux de l'arche de Noé.
Je fais la causette avec l'un des deux locataires des lieux, ils sont là depuis une année. Lui, il est originaire de Braga, il cherche sans succès du travail dans le domaine de la mécanique de précison ; en attendant, il s'occupe avec son ami de plus de deux cent cinquante bêtes à plumes. Ceux dont j'ai fait la connaissance, mais aussi ceux que je ne verrai pas : des canaris, des diamants de Gould, des perruches callopsites, des tourterelles, des colombes, ... Ils vivent de l'aide sociale, des vingt oeufs qu'ils ramassent chaque jour et de peu.
Le responsable technique de la course a fait le tour des zones, tout va bien ; puisse le ciel faire le reste et nous garder du déluge.

Jean Prod’hom

Les prévisions sont inquiétantes

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Cher Pierre,
Les prévisions sont inquiétantes, 6 heures, il fait cru, je fais du feu dans le poêle ; il pleut, il pleuvra cette nuit, il pleuvra demain, il pleuvra dimanche : pas bon pour la course de Ropraz.
Impossible de remuer Oscar, vautré toute la matinée dans un fauteuil ; vautré moi aussi, dans le mien, je poursuis la lecture du récit de Pierre-Laurent Ellenberger ; qu'il me faut suspendre pour faire des emplettes à Oron : fruits et légumes surtout, l'engagement végétarien de Louise ne nous facilite pas la tâche. Je prépare du riz et de la salade, pèle deux carottes et une pomme, prépare une tarte pour ce soir.


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Louise rentre seule à midi, sans Lili qui pique-nique avec ses copines à Mézières ; elle rentre de petite humeur, peu satisfaite de ses travaux ; ils sont pourtant très bons et elle comprend vite les quelques erreurs qu'elle a commises. Des erreurs pleines d'enseignements, j'ai beau le lui dire, ça ne change rien, elle n'est pas contente et je la comprends ; rien ne sera repris de tout cela, il y a le programme, on n'a pas le temps.
Cette école fait des ravages chez tous nos enfants, les bons et les moins bons. Les notes, la langue de bois, les impératifs, les pièges et les fourches caudines réparties tout au long de leur parcours, l'absence de suivi réel, font des dégâts dont on n'a pas encore mesuré le coût réel, l'effet sur le capital de confiance ; nous sommes peu à penser qu'il pourrait en aller autrement, alors les choses continuent ainsi. Et les gamins se soumettent aux épreuves de ceux qui sont supposés savoir. L'évaluation à laquelle les gamins sont assignés est une réelle catastrophe, elle ne rend compte d'aucune compétence, n'atteste à la fin que de leur aptitude à se conformer aux normes et à supporter le dressage. Le concept de résilience, qui a bon dos, fait le reste.
Pour toi la guerre est finie, c'est le livre que m'a offert Karim la semaine passée. Il s'agit d'un récit posthume de Pierre-Laurent Ellenberger, né en 1942 et mort en 2004, qui raconte – plusieurs années après ? – ses journées à Lausanne, de 1966 (projection de La guerre est finie d'Alain Resnais) à 1972 (Tueries aux JO de Munich) ; qui raconte aussi les événements dont il a été le spectateur éloigné.
J'avais tout juste 17 ans lorsque le récit se termine, j'avais fait mes premiers pas dans les bistrots où Ellenberger a passé une partie de ses soirées, comme moi : Le Major Davet, Le Jour et Nuit, le café du Marché, le café des Philosophes...
En lisant ces pages, j'ai eu le curieux sentiment de n'être jamais vraiment entré dans ces cafés, ou seulement lorsque la fête était finie, d'avoir été un tard venu ou d'avoir passé à côté, de n'avoir été qu'un figurant : nous l'avons tous été. Cette impression est un effet de l'écriture, qui a le don de donner une seconde vie – la seule – à ce qui a été englouti, une consistance rétrospective – la seule – à ce qui a passé comme l'eau sous les ponts. 
Il en va de même, mais à l'inverse, pour les romanciers, qui ne se sont dégagés qu'imparfaitement des motifs de leur maigre vie, si maigre qu'ils s'abreuvent à ce qu'ils ont lu. Rien de plus conservateurs donc, mis à part ceux qui ont fait basculer ou bifurquer les habitudes, en raison d'une expérience qui les a obligés à renouveler les caves et les combles du récit. Quant à la kyrielle de romans qui paraissent aujourd'hui, on voudrait parfois qu'ils touchent terre, apportent, comme les démonstrations mathématiques, quelque chose d'essentiel, de bref, quelque chose de simple et d'élégant, quelque chose de beau et de ramassé.
Je réchauffe du riz et fais sauter un émincé, on mange. Renonce ensuite à accompagner Sandra et les enfants au cinéma de Carrouge, monte à la bibliothèque et rédige ces notes; dehors le brouillard a plongé la nuit dans un noir épais, qui ne laisse passer que la pluie.

Jean Prod’hom