Consolations
Quand le ciel s’assombrit, l’homme pense avec tristesse aux vies qu’il eût pu mener s’il en fût allé autrement. Il devrait au contraire se consoler en se rappelant que ce qui a existé un jour ressemble étrangement à ce qui n’est resté que possible, c’est-à-dire à ce qui n’existe pas.
Lorsqu’au terme de son existence l’homme fait le bilan, il pense à regret qu’il a trop souvent voulu couper au plus court.
Avant d’identifier et de prévenir autant que faire se peut le talon d’Achille qui menace sa vie, l’homme est amené à faire d’innombrables expériences, neutraliser les prédictions, conjurer le hasard, user des lumières de la raison, éviter les chausse-trapes du langage... En vain.
Il eût suffi pourtant d’un peu plus que l’exacte durée de sa vie pour que celle-ci lui livre les secrets de sa faiblesse congénitale. Or c’est à l’instant même qui précède la saisie de ces secrets que la vie le quitte traîtreusement, inévitablement, sans défense.
Publié le 4 mars 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Estelle Ogier (Espace childfree).
Jean Prod’hom
Il y a le bon aloi
Il y a le bon aloi
l’arbitraire du signe
la mer lie-de-vin
il y a les modes d’emploi
le Front populaire
l’électro-ménager
il y a le col du Septimer
les associations de bénévoles
les dons d’organes
Jean Prod’hom
Dimanche 27 mars 2011
Que pense
le papillon
de l’éphémère
et la pierre
du possible
Jean Prod’hom
LXXXVII
Comme chaque année, fin mars, Jean-Rémy assainit sa propriété. Il s’attaque d’abord aux chiens errants du quartier qui, de l’aube au crépuscule, conchient le pied de ses haies et de ses arbres fruitiers, pissent sur ses forsythias, ses hortensias, arrosent son paillasson et sa plate-bande. Caché dans sa traditionnelle tenue de combat qui le confond au gris de sa maison, Jean-Rémy guette et, chaque fois que l’un d’eux montre le bout de son nez, jaillit de la tranchée, l’injurie, lui lance pierres et bâtons. Le combat est inégal, chacun d’eux s’enfuit. Le soir, lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon, harrassé, Jean-Rémy songe aux coriaces qu’il a su mater, il fait monter du fond de sa gorge un grondement sourd qui fait savoir alentour son bonheur d’avoir triomphé.
Puis, tandis que les chiens pleurent à la lisière du bois, Jean-Rémy s’approche du compost au pied duquel il pisse abondamment. Tout son corps frémit. Il pointe son nez vers une étoile et lance au ciel, interminablement, comme un loup, des modulations qui expriment la douleur, le silence, le froid, la solitude, les ténèbres. Des instincts assoupis depuis longtemps se réveillent. D’une façon vague, il se ressouvient des temps premiers de son espèce, des temps où les hommes sauvages parcouraient la forêt primitive en bandes et forçaient les proies qu’ils tuaient pour se nourrir. La vie de ses ancêtres se ranime en lui, et les vieilles ruses de sa race redeviennent les siennes. Elles lui reviennent sans effort, sans qu’il eût à les redécouvrir, comme s’il les connaisssait depuis toujours, c’est l’appel de la forêt. Il entonne le chant d’un monde nouveau, qui est le chant de la bande. Demain les chiens qui lui répondent reviendront, et un jour, plus tard, Jean-Rémy rejoindra la meute, les chiens de son espèce.
Jean Prod’hom
Vivre au septième degré
Elle est demeurée volontairement à la traîne, s’est contentée, un peu aveugle, de l’en-deça de toute chose, de tout événement, de toute entreprise, nouvelle venue ou vieille locataire. Elle s’y est tenue fermement en acceptant le retard qu’elle n’a jamais cru bon devoir combler, un retard bientôt chronique, tandis que ceux qui l’entouraient rêvaient, flambaient, prenaient possession du monde.
Elle n’a jamais fait la fine bouche devant la rumeur désarticulée que les aventuriers laissaient derrière eux, elle se contentait de ramasser l’ombre de leurs entreprises avec une brosse et une ramassoire. La vieille a réussi là où personne n’a jamais rien obtenu, puisqu’il n’y avait rien. Je l’ai vue plus d’une fois tirer l’invisible filet de la bienveillance, elle aimait par-dessus tout marcher, mêlait le bruit de ses pas au silence. La vieille vivait en marge des signes de domination et des décisions de bon ton, là où la musique loge le septième degré de ses gammes, dans les appartements de la sensible.
Jean Prod’hom
LXXXVI
Anatole a bien mauvaise mine lorsqu'il s'assied à notre table. Pas d’appétit, pas soif non plus. Me demande discrètement de le suivre un instant, il veut me parler. Je quitte la tablée, c'est un ami.
On monte en direction du cimetière. Un peu avant le portail, Anatole me rappelle ses parents – que je connaissais bien – décédés il y a plus de 10 ans.
– Mais, poursuit-il la voix hésitante, j’ai toujours eu un doute, je ne possède aucune preuve tangible que mon père est bien mon père, ma mère ma mère. Que dois-je faire? Entamer une procédure judiciaire pour lever leur pierre tombale et la chape armée de mes doutes?
Je souris d'abord, Anatole est blême. J’essaie de plaisanter en lui assurant que je n’ai aucune certitude, moi non plus, que mes parents morts aujourd’hui ne sont peut-être pas mes parents bilologiques? D’où me vient en effet cette artificielle confiance, on se ressemblait si peu. Car enfin, Oedipe n’a-t-il pas tué, il y a longtemps déjà, celui qu’il cherchait? Et Arthur, Louise, Lili,... ne les a-t-on pas échangés par mégarde à la maternité? Me voici d’un coup orphelin.
Jean Prod’hom
Il y a les vases communicants
Il y a les vases communicants
l’éblouissement premier lorsqu’il revient en second
il y a la moleskine
la vie après la mort
les agrafes parisiennes
la respectable distance qui nous sépare du soleil
il y a les prétentions qui s’effritent
les groupes de travail dans le domaine de l’éducation
il y a la double rotation de la terre
Jean Prod’hom
A.10
A considérer la fiche signalétique de l’homme, on ne peut s’empêcher d’être fiers. A chaque fois on a su demeurer du côté des vainqueurs. Pensez! on aurait pu végéter parmi les mousses, les champignons ou les algues, migrer avec les sardines ou les morues, barboter avec les canards et les oies.
Et bien non, on s’est retrouvé à chaque coup à l’avant du peloton, d’abord en concurrence avec d’autres primates, macaques et gibbons. On s’est débarrassé ensuite des australopithèques, il y a moins de dix millions d’années, avant de laisser sur place homo erectus et les hommes de Cro-Magnon. Nous voici sapientes au sommet de l’arbre de l’évolution.
Nos peurs n’ont pourtant pas disparu et ce n’est pas sans raison. Je crains en effet qu’on n’ait pas toujours été très classe à l’égard de nos concurrents et que, par une ruse dont le darwinisme a le secret, un cousin de l’homme de Neandertal, caché quelque part entre Düsseldorf et Duisburg, pointe un matin son nez et nous pose-là, pris dans les mailles du filet de l’évolution. A moins que ce ne soit un proche de l’orang-outan, du dindon ou de la lotte. Ou pire une mousse.
Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP
Dimanche 20 mars 2011
Matinée à l’hôpital ophtalmique pour une poussière que j’ai ramenée la veille de Forel-sur-Lucens à l’occasion des gros travaux de nettoyage du local du club de trial. Ce ne serait pas un hôpital si on m’y avait attendu, je m’y présente avant 9 heures, c’est après 10 heures seulement qu’un médecin – qui ne colle pas à l’image que je me fais des médecins – plonge son oeil dans le mien: pas de poussière, pas de bris de verre, bris de bois ou bris de fer, il repère pourtant un petit vaisseau qui a sauté. Il en profite pour visiter les coins et recoins de mon oeil gauche dont un collyre a dilaté la pupille et paralysé le muscle ciliaire. De mon oeil gauche je ne vois rien de particulier, sinon des éclairs multicolores; de mon oeil droit, j’aperçois l’oreille de l’inconnu, proche, trop proche, percée d’un anneau d’or.
Et puis tout s’enchaîne comme chez Lucrèce: tiens mais c’est une uvéite,... l’inflammation de l’uvée, cher Monsieur! c’est souvent le signe d’autre chose, de ceci ou de cela. Mais ne craignez rien, ce n’est peut-être qu’une poussée orpheline. Elle peut être aussi le signe d’une maladie générale, style maladie de Bechterew... Je ne bouge pas, laisse passer l’orage qui dépose, seconde après seconde, de drôles de dépôts sur les choses qui m’environnent. Puis retire la tête de l’intérieur d’un dispositif complexe en forme de cloche, constitué de divers appuis, vis et barres d’acier... qui me fait immanquablement penser aux dispositifs de la trépanation d’antan.
Une infirmière me retire ensuite 9 millilitres de sang pour qu’on en ait le coeur net. Le médecin signe une ordonnance pour des gouttes de cortisone que je devrai appliquer toutes les heures au cours des deux prochains jours; il me faudra, ajoute-t-il, trouver un conducteur pour me ramener à la maison; enfin, et c’est le bouquet, il place sous mon nez un papier m’autorisant à un arrêt de travail d’une semaine. C’en est trop, me vois grabataire et aveugle. Décide de négocier le tout: j’appliquerai les gouttes, mais j’irai travailler; quant à mon retour, j’y vois suffisamment clair; c’est entendu, on se retrouve dans 48 heures pour un bilan. L’entrevue aura été courte, je saurai mardi dans quelle mesure ma vie a changé.
Je sors de l’asile des aveugles – c’est ainsi qu’on appelait autrefois l’hôpital ophtalmique de Lausanne – un peu sonné et oublie même de faire quelques photos de ce beau bâtiment qui date d’un siècle et demi.
Intérieur d’un épicéa, avec la naissance des branches
C’est peut-être ainsi que vont les choses. Un jour, un pépin de santé vous tombe dessus qui bouleverse votre vie. On croyait que ça n’arriverait jamais, en tous les cas pas un dimanche, et disons beaucoup plus tard.
Si tout cela n’est que bricole, il faudra pourtant que je prenne garde de ne pas faire le crâne. Il aurait pu en aller autrement. Me restent deux jours à vivre dans une espèce de sursis au statut ontologique incertain. En attendant je rentre au Riau, vais faire un tour avec une drôle d’impression, entre appréhension et appréhension.
Jean Prod’hom
En lisant Claude Favre
Faut lire, s'y plonger, faut recommander, partager, propulser, diffuser. Hé! les gars, faut parler de, crier que. Quoi mais qui? mais qui mais quoi? Et pourquoi? Pas de réponse, silence radio. Pressions, petites pressions, ah quand tu nous tiens. Mais pourquoi pas. Et c'est pas long. Lire simplement, indispensable de lire simplement, n'est-ce pas? Et en toute indépendance. Lire donc Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre.
C’est un texte bricolé par une effrontée, ardente et cruelle qui manie l’arme blanche. Geste précis, sourire aux lèvres, le sang coule à peine, un peu de crasse en fin à peine. Et pourtant, grave que je vous dis, grave, c’est toujours comme ça quand on ne s’y attend pas. Alors que tu souhaitais simplement aller au bar, les voici qui dévalent, en veux-tu en voilà, des filles de toutes les couleurs, à chaque coin de rue, par petits groupes. D’un coup t’es au ciel, un autre et te voilà au sol. Ça se fait pas, d'accord avec toi. Mais quel chambard! Et ça n’en finit pas, d’impasses en doux étranglements où la phrase qu’on croyait pouvoir suivre un moment peinard trébuche, silence. Sur le bitume qui brille des restes, des mots tombés du ciel, des bouts de chandelle, des bris de verre émoussés. Tu clignes des yeux, des deux yeux avant de reprendre ta lecture, à voix haute, c’est-à-dire que tu remontes, au pas si t’es pas pressé, pour te laisser glisser une seconde fois en-dessous de la cote d'alerte en espérant que tu tomberas enfin sur la bitte d'amarrage qui te permettra de mettre la main sur le mètre-étalon que tu te jures de ne pas lâcher si tu le tiens une fois. Mais tu descends comme sur un toboggan, pas lisse pas propre. Et tu devines alors que tu vas te retrouver, quoi qu’il en soit, niquedouillé d’avoir cru pouvoir garder l’équilibre dans ces grosses masses en déséquilibre et aux loopings locaux malicieux qui font tantôt un gros boucan tantôt un silence assourdissant. Quand même pas, elle osera pas, la bitte d'amarrage n’est en définitive qu’un foutu morceau de savon auquel fallait pas se fier, un savon qui racle les restes de ta résistance.
Eh si, pour un peu t’aimerais que ça s’arrête, pour un autre peu pas, c’est une autre version de toi, un gros séisme, profond qui fait pas dans le détail. Ses petites répliques sont pleines d’esprit, il y a du jeu. Il ne te faut pas espérer désormais que ça se referme, le texte s’évase, t'as l'impression que les phrases vont à l'envers, qu'elles se sont donné le mot pour aller à contre sens, vers le commencement. Tu t'éloignes de ce que tu croyais comprendre. Au bilan t'as pas bougé et t'as l'impression de tenir dans tes mains un tableau vivant.
Ce texte court est une bastringue de notre temps, tu te dis même qu’il est temps de changer de métier, rejoindre la congrégation des déménageurs ou des conducteurs de poids lourds, ou tiens, tenir un bar. Pourquoi je ne tiendrais pas un zinc? pourrais être devant, y a pas à dire, s’en passe des choses. Quand ça tournera en eau de boudin ou en coulis de framboise, je me retirerai à l’étage et regarderai les choses de loin. Je fermerai les yeux et écouterai ce qu'on ne voit pas au coeur de la mêlée, bruits de trottoir, voix des filles, un peu de sang, un mouchoir et une brosse à dents qui tombent d’un sac, avec des sanglots. Tiens, ça s’engueule sous les réverbères, tu vois l’histoire maintenant, ç’est devant mon bar, dans le terrain vague attenant, je lis mal, mais les choses vont de travers. Attention pas toucher. Silence. Une petite partie de belote plutôt? tarot ou poker? On remettra debout ce qu'on entendait de guingois, mais plus tard..
Qui parle? Dis-moi! plus personne n'est là, je n'entends que les échos noirs des colères ravalées, c'est pas pour la galerie, ni pour les piafs, c'est pour te montrer le lustre du désastre, la désaffection.
Sur la chaussée mouillée, il y a le temps qui s’effeuille comme un artichaut, les parfums de l'abandon, des personnages dans des décors bidons et une intrigue pourrie. Il y tombe des cordées de mots, c'est le crépuscule avec un marteau et une pelle tandis que la montagne croule de dépit. Comprenne qui pourra, on se tait, gros danger qu’on en prenne plein la gueule. On passe une fois, deux fois, A côté des traces toutes fraîches, les anciennes ont disparu et laissent carte blanche à d'autres entreprises. Et on s’en reverse une dose en cachette, ne dites rien, c'est sans fond comme la soif. Je me sens seul, il n'y a plus grand monde, pour un peu on va se croiser dans ce poème qui charrie de si belles épaves.
Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre de Claude Favre (Ed.Publie.net)
Jean Prod’hom
Il y les livres dans les bibliothèques la nuit
Il y les livres dans les bibliothèques la nuit
le paracétamol
les grenouilles en route pour l’étang
il y a la charpente des fermes vaudoises
tes cheveux en bataille
il y a les actualités du soir diffusées par la radio lorsqu’on est loin de tout
le retour à la normale
le dégel
il y a la succession de nos petites conversations
Jean Prod’hom
Dimanche 13 mars 2011
Pour Joachim Séné
En mémoire
loin très loin
le passage des bombardiers
à mes pieds
sur le bitume
l’animal écrasé
sept cent soixante-huit grenouilles
encore invisibles
sortent de terre
trente-neuf ont pris les devants
sur la glace de l’étang
rampent
désarmées
un peu trop tôt
pas sûr qu’elles tiennent le coup
elles écrivent dans la précipitation
l’alphabet des malentendants
Jean Prod’hom
19 mai 2011
A.9
On renonce à parler de civilisation quand un groupe humain ne manifeste pas d’autres soucis que ceux de se nourrir, de transmettre la vie et de parer au plus pressé. Certains signes montrent alors que ce groupe cesse de réfléchir et se désorganise. Les flottements dans les rites mortuaires sont les signes avant-coureurs de son extinction.
Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP
En lisant O. Rolin
En lisant la semaine passée les conférences d’Olivier Rolin publiées sous le titre du Génie subtil du roman, j’ai eu soudain l’impression que ces conférences non seulement n’avaient pas vieilli mais qu’elles ne le pouvaient pas. Non pas tellement en raison de l’actualité de leur propos ou de leur indéniable pertinence, mais à cause de l’allure qu’elles avait trouvée sur l’écran de mon ordinateur, à côté d’autres fichiers ouverts sur mon bureau. C’est comme si leur compatibilité matérielle et formelle avec ce que j’essayais en vain d’écrire sur l’ambiguïté de tout propos libérait le texte de Rolin en en déverrouillant l’accès. Tout ce qui s’écrit est bel et bien bricolage. On le savait, en tout cas pour soi-même, il est désormais temps de l’envisager pour les textes qu’on lit.
Faudrait-il donc avoir fait un jour l’économie du livre pour que le texte se dématérialise et apparaisse enfin comme la matière vivante de la pensée? Quoi qu’il en soit et pour le coup, le sens était soudain raffraîchi, le propos allégé. Fragilisés les enchaînements, levées les barrières symboliques. Pour user d’une métaphore bientôt incompréhensible, l’encre des textes de Rolin n’avait pas fini de sécher.
Je reconduisais le mystérieux sentiment de toucher ce que je voyais se déployer sous mes yeux, en lisant ce qui s’écrivait pour la première fois, une fois encore, dans le lieu même où j’écrivais, c’est-à-dire dans l’espace même de mon énonciation. C’est sûr, Rolin avait écrit pour moi et ce texte me touchait plus que de coutume. A moi d’ouvrir d’autres perspectives dans la langue qui nous est commune. Il suffisait d’écrire la suite, je m’y emploie. Lire ou écrire, c’est chaque jour d’avantage le même.
Est-ce que nos pratiques de lecture et d’écriture, le rôle du commentaire qui a si souvent verrouillé le sens supposé, ne vont pas prendre un autre tour, bouleverser l’enjeu accordé à la lecture, à l’écriture, déplacer effectivement leurs frontières?
Le texte est lieu de passage qui mène celui qui s’y risque en ses bords. Mais désormais il n’y a plus à avoir de vertige. Le texte déborde en tous lieux sur d’autres textes, qu’il s’agit de lire ou d’écrire. Il y avait autrefois entre les livres de nos bibliothèques des gouffres sacrés que canonisait l’exercice du commentaire ou du compte rendu. L’horizon est à nouveau ouvert, comme quand est apparu le livre. On recommence, mais avec d’autres vertiges.
Il y a désormais entre les textes, en-dessous et au-dessus d’eux, d’autres textes qui s’emboîtent à l’infini, s’appellent et se répondent, prennent des initiatives ou patientent. Comme si la pensée en exercice avait trouvé un nouveau lieu, un nouvel attribut, comme les corps ont trouvé l’étendue. J’ai eu le sentiment que les textes plus que jamais trouvaient leur lieu naturel dans le texte et non plus dans les bibliothèques. S’il ne constituent pas l’être, le texte constitue l’un de ses attributs essentiels.
Le livre a laissé filer ce qu’il retenait jusque-là serré entre ses mâchoires, reste l’entretien infini, la pensée qui pousse les hommes à y voir un peu plus clair parce que ce qui est convenu n’a jamais suffi. Le texte m’accueille un instant, m’héberge le temps d’un voyage qui me mène en ses bords, là où j’écris, de guingois, pour cet autre lecteur qui passe. Ce qu’on lit c’est l’inassouvi qui fait vivre le texte que l’on écrit.
Mais revenons à l’essentiel, il faut lire les belles conférences d’Olivier Rolin.
Jean Prod’hom
Derborence
M’enthousiasme à cause de Derborence, évoque Si le soleil ne revenait pas et La Grande Peur dans la montagne. Ne le dis pas, mais c’est Derborence que je préfère. M’emporte un peu lorsque j’entends les élèves se réjouir du visionnement, la semaine prochaine, du film réalisé par Reusser. Leur promets les plus hautes déceptions auxquelles conduisent immanquablement tous les cinéastes qui ont voulu exploiter les trouvailles stylistiques d’un écrivain. M’emporte pour ça jusqu’à l’épuisement. Me demande même si je vais rester debout, mais tiens bon. Il fait beau lorsque les élèves s’en vont, fais un crochet par l’étang pour essayer de relever la tête. Vomis discrètement derrière un gros frêne.
Toute la partie orientale de l’étang est transfigurée, on entend ici puis là des coassements sourds et profonds. Les gelées des grenouilles se substituent lentement aux gelées de l’hiver, si fines désormais qu’on croirait des osties. J’aperçois deux grenouilles qui traversent le chemin leur donne un coup de main. J’ai hâte que la nuit vienne, rentre et l’attends. Faut-il encore que je puisse en disposer. Je diffère la rédaction d’une note sur Le Génie subtil du roman d’Olivier Rolin, renonce à mettre de l’ordre sur mon bureau, brûle d’en finir. C’est fait, je suis resté debout et vais me coucher.
Jean Prod’hom
Dimanche 5 mars 2011
On sort pour la première fois, même si c’est pour la seconde ou la troisième fois qu’on sort pour la première fois cette année. Mais on le dit aujpurd’hui plus fort au-dedans parce qu’on y croit plus fort au-dehors, oh les beaux jours. Et si l’on renvoie à plus tard le ramassage des branches mortes du tilleul, des foyards et des chênes, c’est parce qu’on se sait soudain un peu immortel. Le soleil veut ça, on dirait même qu’il y prend un certain plaisir. J’imagine des feux, les feuilles mortes de la veille et les tailles des roses, j’en sens l’âcreté, aperçois quelques cheminées, les fumées bleues qui se mélangent au ciel vide.
On s’y est préparé en s’allégeant, trop peut-être, il ne faudra pas lambiner. Les échelles laissées à l’automne dans les vergers servent à nouveau. Les vieux, cauteleux et imprudents, mêlent leurs bras à ceux des pommier et des cerisiers. On aperçoit qui dépasse leur main grise l’extrémité de la poignée rouge ou jaune d’un secateur. Fleur et Edelweiss guettent le retour des taupes et des mulots dans le pré dur d’à côté. C’est chacun pour soi et nous du nôtre. On ira à l’étang, Arthur devant. On a des manières si différentes d’essorer nos esprits.
L’enfant, confiant, laisse à ceux qui l’accompagnent le souci du lieu, où il est et où il va. Malheur à ceux qui l’abandonneraient dans l’effroi des bois, malheur aussi à ceux qui ne l’y conduiraient pas. Le Petit Poucet avait-il lu le récit qui conte ses exploits? Suffirait-il donc de donner des noms aux lieux de son égarement pour en écarter le souffle noir?
Il faudra attendre encore un peu avant de voir le merle revenir aux Censières, d’où il s’était enfui il y a dix-huit mois et où il reviendra comme une flèche qui ne se serait fiche nulle part, lorsque le sous-bois aura bourgeonné et se sera remplumé. L’eau qui s’écoule au goulot de la fontaine donne une idée assez exacte de l’immobilité qui passe.
On rentre, le jardin donne au sud, il est comme une grande cage sans barreaux que les oiseaux quittent parfois. On entend les premiers tracteurs qui sonnent la charge, les bruits se rapprochent, c’est une bande de moineaux qui piaillent dans la haie vive, ils ont levé un pan du printemps, c’était autrefois un temps à mettre le linge sécher dehors.
Jean Prod’hom
Il y a ta petite jupe
Il y a ta petite jupe
les calculateurs d’estime
le jour avec lequel on se lève
les noisetiers en mars
les draisines
le bruit du gravier autour des grandes propriétés
il y a les vestes en velours côtelé
les pics épeiches
il y a les parties de balançoire
Jean Prod’hom
Ce serait ainsi
Dans une aile du palais en ruines, au fond d’un local où se réunissaient autrefois les membres du pouvoir sacerdotal, une douzaine d’hommes masqués s’acharnent sur une femme qu’ils invectivent. Elle ravale ses larmes mais ne se souvient de rien. Elle a les yeux fixés sur un tableau au centre duquel se tient immobile un pendu masqué de noir, maintien stable. Douze hommes au visage glabre rient, ou grimacent, on les dirait en effet inquiets, inquiets que le pendu ne leur fasse soudain faux bond.
On frappe à la porte de chêne massif, deux enfants tendent un papier noirci de signes, l’un des douze hommes lit les ordres, ils se lèvent, soulèvent leurs masques, ce sont des inconnus qui ne dépendent d’aucune administration. Se saisissent chacun d’un balai et s’éloignent sans un regard pour celui dont les larmes se sont mises à couler. On croirait entendre un air de tango. La femme s’approche alors du tableau, retire la corde qui serre le cou de celui dont elle retire le masque. L’homme parle par geste. Ils quittent tous deux le local, longent le palais avant de se retrouver sur le front de mer, ils attendent debout tandis que le bruit de la mer écope le désespoir qui les entoure et dans lequel ils s’enlisent d’abord. On les voit pourtant se détacher des ruines qui les entourent, il n’y a bientôt plus qu’eux qui tanguent.
Jean Prod’hom
A.8
Homo sapiens ignorait selon toute vraisemblance que sapiens il l’était. Quant à ce qu’il savait, on l’ignore aujourd’hui. Pour rompre le cercle vicieux et faire court, on prétend dans les manuels scolaires qu’homo sapiens se distingue de ses prédécesseurs par un outillage plus perfectionné. Personne ne voit exactement le rapport. Ce bon mot sert parfois – rarement – au bar de la rue d’en face pour animer les conversations. Mais je n’y vais pas au bar d’en face.
Homo sapiens se présentait ainsi: plutôt petit, trapu et musclé, c’est tout lui, grosse tête, crâne aplati, front bas, sombre, obscur, obtus, c’est pas moi, arcades sourcilières proéminentes, face avançant en museau, peu de menton, rien de bien nouveau. Les paléontologues affirment que le volume de son cerveau dépassait celui des hommes actuels :1700 cm 3. C’est beaucoup, on ne ménageait pas le carburant, on chassait dans toutes les directions, rennes, mammouths, rhinocéros, laineux s’entend, bisons, petits chevaux. Il fallait aller vite. Comme aujourd’hui. Pourquoi? Personne ne le sait. Aujourd’hui les hommes ont leur bar, si bien que leur cerveau ne mesure plus que 1400 cm 3. Ils ont inventé le papier tue-mouche.
Homo sapiens, faut y croire. C’est dès 10 ans qu’on demande à nos enfants d’apprendre par coeur qu’on a quand même un outillage plus perfectionné que les bêtes. Ils doivent y croire dur comme fer. On leur enseigne en outre pour leur édification que le premier homo sapiens d’Europe date d’au moins 100 000 ans. On l’appelle homme du Neandertal, c’est une vallée près de Düsseldorf, on n’y a rien trouvé d’autre. Comment l’homme de Neandertal passait-il ses journées? Il est permis d’en rêver. Mais ça on préfère le cacher à nos enfants, il n’y a pas de temps à perdre, on n’a pas terminé le programme.
Jean Prod’hom
avec le concours d’Histoire générale | LEP
Estelle Ogier
Il n’avait fallu rien moins que deux chocolats chauds pour conclure la balade d’une douzaine de kilomètres – à travers la campagne enneigée et vide – d’un père et de son fils qui goûtèrent le bonheur de marcher ensemble au coeur glacé d’une nature complice.
Il n’avait fallu rien moins que six orteils au Polydactile - peint par Louis Rivier en 1943 – pour descendre de sa croix sous les yeux ébahis de sa mère. Le fils rejoignit les vivants qui ne l’attendaient pas car ils étaient en train de mener leur vie privée derrière leur porte privative qu’ils n’ouvrirent pas au va-nu-pieds.
Il n’avait fallu rien moins que 16 volumes du dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960) – « Trésor de la langue française », édité par le Centre National de la Recherche Scientifique – pour oser inventer mon propre monde en parcourant les définitions des mots comme on découvre un paysage à bicyclette.
Estelle Ogier
écrit par Estelle Ogier qui m’accueille chez elle sur son site Espace childfree dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres vases communicants ce mois :
Candice Nguyen et Christine Jeanney
Sam Dixneuf et Stéphane Bataillon
Juliette Mezenc et Christophe Grossi
François Bon et Guillaume Vissac
Michel Brosseau et Jean-Marc Undriener
Anna Vittet et Joachim Séné
Cécile Portier et Christophe Sanchez
Clara Lamireau et Urbain trop urbain
Anita Navarette-Barbel et Arnaud Maïsetti
Morgan Riet et Murièle Modély
Nolwen Euzen et Benoit Vincent
Maryse Hache et Michèle Dujardin
Elise et Piero Cohen-Hadria
Anne Savelli et Franck Queyraud
Dominique Hasselmann et Dominique Autrou
Marlène Tissot et Vincent Motard-Avargues
Kouki Rossi et Brigitte Célérier
Estelle Javid-Ogier et Jean Prod’hom
Jean Prod’hom
Dimanche 27 février 2011
Tout ce qui vient jusqu’ici provient d’en haut, des hauts, de l’hospice, du col, de Bourg-Saint-Pierre et de Liddes et finit là sous les ponts d’Orsières, au pied d’une église de pierres, avec d’autres restes, ceux qui viennent des fonds de Ferret. Il faut savoir que la moitié des choses qui s’usent finissent de ce côté-ci, l’autre moitié dégringolent là-bas, de l’autre côté du col et, bien après qu’on ne les voit plus, troublent les eaux du Pô. C’est si difficile à penser, à imaginer, on résume cet autre parti des choses d’un geste qui indique qu’on a déjà bien assez à faire de ce côté-ci.
Les deux Dranses ne s’attardent guère le long du cimetière, elles ont donné rendez-vous à Sembrancher à la troisième, celle de Bagnes. Ensemble elles récupèrent toute l’eau du massif du Grand Combin qu’elles livrent au Rhône à Martigny. Là on n’en parle plus, elles ont fait leur travail. On rêve alors aux rives du fleuve, à Lyon, Avignon, Marseille et la mer. Mais Orsières reste à Orsières. Ça fait longtemps que plus rien ne bouge ici.
Sur la rive droite de la Dranse d’Entremont, Chandonne s’accroche à la pente, sans gros efforts depuis le temps. Elle a trouvé au-dessus du Torrent d’Aron un repli un peu plus large d’où on peut voir Vichères qu’on ne voit pas d’ici parce qu’à Vichères, on y est.
A Chandonne on cultivait des pommes de terre et du froment, sur des terrasses pas trop en pente, il fallait bien maintenir la terre en haut. A Vichères, on cultivait des fraises, c’était avant 1956, car les fraises finissaient en bouillie lorsqu’elles arrivaient en plaine, parce que pour les amener sur la place de Martigny on ne disposait que des chars, et les chemins étaient comme deux ornières profondes. Il n’y a plus de fraises à Vichères.
Eux ils sont tous là ce matin, le Velan, les Aiguilles de Valsorey, le Petit Combin, le Mont Brûlé bien en face avec un peu à gauche le Mont Rogneux, même si on ne les voit pas. Ils ont la tête dans les nuages. Pourtant ils sont là, c’est sûr, et on les verra demain, la radio l’a dit. Rien n’a changé depuis l’orogenèse en arrière des 12 carreaux de l’ancienne chèvrerie où je suis.
La vallée d’Entremont est large comme une baignoire. Il est donc aisé lorsqu’on vient du nord d’atteindre le col d’où s’ouvre la voie du sud. On comprend alors d’un coup la curiosité des premiers hommes qui se hasardèrent là. On devine même la voix des Lombards et des Sarrasins à Mont-Joux, mêlée au gravier des moraines, aux éboulements, au silence des Combins, au vent. Mais j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends pas le pas cadencé des 46 000 soldats qui ont longé la rive droite de la vallée au printemps de l’année 1800. Napoléon Bonaparte leur avait-il demandé de se taire?
Jean Prod’hom
Il y a les chemins de traverse
Il y a les chemins de traverse
le col du Septimer
la valeur d’usage
le déclin des empires
il y a les madeleines
la célébration des jubilés
le réchauffement climatique
les petites morts provisoires
il y a le brassage des peuples
Jean Prod’hom