Il y a les corps usés
Il y a les corps usés
la soupe aux lentilles
les boîtes à musique
il y a le trait qui unit Jésus au Christ
il y a les caméras de surveillance
la mort sans bruit
il y a l’eau de mer
les désillusions salutaires
le mélange des genres
Jean Prod’hom
Déplacement de populations
Les discussions
touchaient à l’occupation
de la vallée centrale
immense cuvette dont on ne voyait pas le fond
on voulut combler cette lacune
en déversant les bris de terre cuite
les morceaux de verre pilé
collectés dans l’île
on appela ce chantier
le chantier du siècle
ouvrage sec qui ne repoussa
ni les larmes ni la soif
malgré l’humidité
venue du large
les faibles variations
du meilleur comme du pire
on craignit que l’eau potable
prenne ses distances définitivement
on craignit une fois encore
la disparition de la lagune
on but la contradiction
jusqu’à la lie en subissant
les inconvénients de la sécheresse
les inconvénients des inondations
autrefois
la centrale suffisait largement
on répondait aux pannes
du tac au tac
on n’eut d’autre solution
cette fois
que d’alléger
la dimension des communautés
chefs capturés filles évacuées
lugubre souvenir que celui
des chants d’errance
hommes chargés de sel
réduits à l’aggravation de leur état
arbres renommés
rochers fendus au pied desquels
les sources savantes
avaient perdu jusqu’à l’idée même de pente
au fond de l’oeil des habitants de l’île
s’accumulait la haine des saisons
Jean Prod’hom
LXXVII
Jamais le travail n’est si séduisant que lorsqu’on est sur le point de s’y mettre ; on le plantait donc là pour découvrir la ville. Proposition séduisante certes, mais qui, j’en prends conscience aujourd’hui, ne se vérifie qu’à certaines conditions, nombreuses, difficiles à démêler et souvent difficiles à remplir.
A l’étroit, sot et sourd, agité, lourd, présomptueux, craintif, crédule et mou, Jean-Rémy rayonne. Je me détourne sur son passage et m’éloigne, inquiet, à petits pas serrés.
Jean Prod’hom
Dimanche 24 octobre 2010
La neige tombée pendant la nuit a sonné le glas des beaux jours, il faut s’y faire ce matin. Mais avant de s’engager plus avant dans la mauvaise saison, les Joratois ont encore à décider de l’allure de celle qui a pris fin. C’est parce que la mémoire n’y suffit pas et qu’aucune position ferme ne s’impose que les paysans, depuis l’aurore, traitent de l’épineuse question avec les premiers levés, quelques-uns du Conseil communal, les vieux et le laitier. Pas un mot ou si peu, les tractations sont secrètes. La décision est politique et relève tout autant du législatif que de l’avis éclairé de ceux qui chaque jour, au saut du lit, scrutent l’orient. Les uns et les autres pèsent les éléments, convoquent les souvenirs, les jours perdus, la grêle, les semailles, le soleil, le retard, les orages, l’humeur de la patronne, les labours, le niveau des sources, la qualité du lait, le fils, la fille,...
Lorsque j’arrive au café, les tractations ont bien avancé déjà, je le vois à la mine entendue de certains. D’autres pourtant s’en vont déçus, tête baissée, avec l’impression désagréable d’avoir dû se plier à ce qui s’est décidé sans eux – et un peu contre eux. Mais c’est la loi ici et aucun ne trahira la décision prise.
Au bar traînent encore les émissaires des villages voisins dans lesquels on a envoyé les nôtres. Ils se croiseront sous peu au giratoire de Sottens, il faut qu’à midi l’affaire soit pliée, d’Oron à Echallens, de Corcelles à Denezy. Quelques mots encore par-ci, quelques mots par-là, un dernier tour de table, silencieux, la sainte équipe se regarde toute proche de l’irrévocable décision. C’est fait ! S’installe alors le silence puissant de ceux qui font le beau temps, le silence du président du Conseil communal, du laitier et du secrétaire de l’Association des déchets carnés qui commande trois décis et trois verres, c’est son tour.
Un peu plus tard le laitier se lève, il me salue, je me risque et me lance.
– La neige est tombée bien bas cette nuit.
– On a eu une belle saison, faut le reconnaître.
Je cherche à me souvenir, je n’ai pas de vue d’ensemble, mais malheur à celui par lequel le scandale arrive. J’opine avec le sentiment de l’inéluctable, le laitier a raison, certainement raison, il sort du café un bonnet de laine sur la tête.
Jean Prod’hom
Mathesis universalis
L’imperfection de la création torture Jean-Rémy, qui ne peut imaginer des séries que parallèles et complètes ; peu importe d’ailleurs le nombre : 24 ou 26, 31 ou 36, Jean-Rémy est prêt à tout. Mais surtout, surtout mon Dieu, autant de dents dans la bouche de l’homme que de cantons dans la Confédération helvétique, de jours dans le mois que de lettres dans l’alphabet.
Si la découverte d’un mille-pattes n’en possédant que 807 a secoué il y a une année, on s’en souvient, la communauté des savants, celle récente d’un parterre de millepertuis aux feuilles perforées 403 fois seulement a mis en ébullition celle des botanistes. Ne parlons pas des pâtissiers qui sont au taquet avec leurs mille-feuilles auxquels plus personne ne croit et qui n’ont pas hésité à faire appel à la crème des avocats pour répondre aux plaintes qui affluent.
Sandra m’annonce fièrement que Lili sait compter jusqu’à cinq : Lili se prépare, Lili surveille sa main gauche grand ouverte, jette un coup d’œil à sa main droite avant d’appliquer chacun des doigts de la seconde à ceux de la première. Bien vu Lili, mais comment sais-tu qu’il y a cinq doigts dans ta seconde main ? Lili lève la tête, me considère incrédule, hésite, regarde successivement son pied gauche et son pied droit, soigneusement, Lili est prise de vertige, hésite encore, se penche, résiste, le temps passe. Lili sourit enfin, elle ne fera pas le pas suivant : c’est fait, Lili sait compter mais Lili ne sera pas contorsionniste.
Jean Prod’hom
5 juillet 2010
Dimanche 17 octobre 2010
Il est revenu de Gstaad pour un court week-end. Lui c’est les parquets, les planchers et la moquette. Deux mois déjà qu’il y est avec les autres, une bonne cinquantaine à travailler à la réfection d’un hôtel de luxe, douze millions c’est le prix, ou quinze c’est selon. Des menuisiers et des peintres, des appareilleurs et des électriciens, artisans sans lesquels les riches seraient des bons à rien. Ils conjuguent leurs forces, emboîtent leur temps, il faut tenir les délais, les pénalités sont chères. Une équipe soudée mais chacun pour soi, t’es pas dans les temps tant pis pour toi. Douze heures de travail pour gagner quelques tunes supplémentaires, on trouve un endroit pour dormir, un autre pour manger, pour une bouchée de pain sinon à quoi bon s’exiler. Une ou deux bières le soir pour aller jusqu’à minuit. Tu me dis qu’il te faudra deux mois encore avant de terminer les travaux.
Je rejoins Gstaad et mes employeurs qui occupent un chalet de maître entre la Lauenenstrasse et la Rotlistrasse, un couple de milliardaires parisiens en instance de divorce, une fillette et un garçon de dix et douze ans auxquels je vais enseigner le français, le latin et les mathématiques durant l’hiver 1974. Ecole le matin et cours de ski l’après-midi, rien à en dire, des enfants caractériels, un père absent, une mère qui monte au Palace en fin d’après midi pour y jouer au bridge et en redescendre au petit matin. Madame se lève un peu après midi et donne ses ordres depuis la tête de son lit, les traits tirés, pas beau à voir. On m’a trouvé une chambre dans un chalet tout proche.
Je travaille de concert avec un couple de Portugais qui dorment au sous-sol : elle cuisine, fait les lessives et s’occupe des chambres; il est chauffeur, fait les courses et endosse le gilet à raies jaunes et noires de Nestor à midi et le soir, ils sont au service de leur maîtresse depuis plusieurs années déjà, dociles.
Et puis, au coeur du dispositif, il y une Autrichienne de Salzburg, jeune nurse bien faite ma foi qui s’ennuie un peu, moi aussi. L’entreprise roule si bien que les liens du précepteur et de la nurse se resserrent. La première semaine n’est pas achevée qu’il se retrouve enfermé dans le chalet à des heures qui dépassent les convenances. C’est certainement un piège tendu par les Portugais.
Qui n’a pas pris la poudre d’escampette par les airs n’a pas fait le grand tour de l’amour, qui n’en est pas revenu mourra idiot. Il lui faut donc sortir coûte que coûte avant le réveil de la maisonnée. L’Autrichienne qui n’a pas froid aux yeux lui promet qu’ils prendront désormais d’autres précautions pour neutraliser les ennemis de leur passion et réchauffer leur hiver. Pour l’instant il faut traverser sur la pointe des pieds la chambre des enfants au sommeil tourmenté et rejoindre le balcon. Pas d’échelle mais deux étages à vaincre pour devenir un homme accompli. Fermez les yeux, c’est fait. Ne voyez-vous pas le héros qui s’éloigne dans la nuit?
Jean Prod’hom
Il y a les lacs d’altitude
Il y a les lacs d’altitude
le paysage qui s’éloigne dans le rétroviseur
il y a les poires à botsi
il y a le jour qui ne vient pas
le recto et le verso
il y a les voyages d’avant la cartographie
les rémissions
le bégaiement
il y a le grincement des portes
Jean Prod’hom
Rétrocession
A deux pas
des galeries à claire-voie
des administrations
autrefois prospères
trois préposés au livre
vendaient leurs allures
ils montaient et descendaient
les allées de la bibliothèque
jusqu’à l’épuisement
se livraient
à de farouches discussions
sur le passé et l’avenir du livre
le soir ils désespéraient
plus aucun animal de trait
pour transporter
les vieux livres
du magasin à la salle de lecture
les trois employés
rejoignaient alors
les préposés aux amendes
sur les rives du fleuve
aucun d’eux ne se plaignait
ni des fraudes
ni de leur maigre salaire
ils écoutaient accroupis
les dires de l’eau
le secret des impassibles contrées
l’éclat des disputes qui rôdent
les cris lointains de la foule
ils regardaient aussi
la ronde des fourmis
au pied de la haute tour
oh ça
ils ne s’en privaient pas
oubliés un instant
la litanie des regrets
l’abondance
les jours meilleurs
qui auraient dû converger un jour
sur les rives de l’île
de ce fleuve et de ce petit cercle de poètes
n’attendez pas d’autres précisions
ni le chiffre de sa destination
ni le moment de leurs désillusions
Jean Prod’hom
Disparition
Le directeur de l’entreprise Pleinfeu, Eric Jaquier, leader en Europe de l’allumette a disparu. On se perd en conjectures, on ne lui connaissait aucun ennemi.
Madame Zampiéri, boulangère dans le quartier de la Palaz est la dernière à l’avoir vu. C’était un nouveau client, il venait de temps en temps autour de midi acheter une demi-livre de pain. La veille de sa disparition, nous a raconté la commerçante, Monsieur Jaquier est entré dans sa boutique à 16 heures 30, il a regardé attentivement les pâtisseries. Après de longues hésitations, il s’est décidé pour deux tartes anglaises, il en restait une troisième.
- Je vous l’offre, personne n’en voudra.
Monsieur Jaquier a souri, l’a remercié avant de sortir.
Le lendemain, c’est-à-dire le jour de sa disparition, le fabricant d’allumettes est à nouveau entré dans le magasin. Il s’est approché du comptoir, a regardé les pâtisseries.
- Je l’ai vu alors trembler, il a prononcé de drôles de mots avant de s’en aller précipitamment les mains vides. Il était environ 16 heures 30, les client du tea-room lisaient religieusement leur quotidien, les enfants criaient dans le parc, un chien aboyait. Même qu’il me restait comme la veille trois tartes anglaises.
Jean Prod’hom
ORL
Oto-rhino-laryngologie, une spécialité à laquelle la profession de son grand-père d’abord, de son père ensuite le destinait. Mais cette appellation lui est restée tant de fois au travers de la gorge, l’a fait éternuer si souvent, lui a tant blessé l’oreille qu’il a été obligé de consulter.
Jean-Rémy renifle par petits coups brefs et réguliers, il essaie de ne rien perdre.
– 807 ! soupire-t-il satisfait avant de s'endormir.
Hier soir, la vieille a oublié de verser dans la coupelle de porcelaine la goutte d’essence de marjolaine qui, depuis cinquante ans, tient en respect les ronflements du vieux. On les a retrouvés morts ce matin, dans les combles, écrasés par la charpente de leur maison.
Jean Prod’hom
27 juin 2010
LXXVI
Le mercredi soir Jean-Rémy entrait au Paradou en marche arrière crachant et jurant qu'on ne l’y reprendrait plus.
Jean Prod’hom
Dimanche 10 octobre 2010
A Laurent Margantin
Au-dessus de la Moille Cherry les armatures d’acier des géants de la ligne Galmiz-Verbois perdent la tête dans la brouille qui s’est installée depuis deux jours sur le Jorat. J’avance sans consistance à travers prés, sans l’ombre qui accompagne nos étés. Le jour est émoussé. Deux boutons d’or restés en arrière s’étirent dans l’herbe grasse, au-dessus quelques feuilles d’érable soufflées par le vent ont franchi la barre d’étoupe, un peu de vert sur leurs ailes écornées, elles tournoient avant d’atterrir la tête en l’air un peu ivres sur le sol détrempé de rosée. Elles frémissent, s’essaient à quelques saut de cabris, s’immobilisent enfin les épaules prises entre deux brins d’herbe. Il faudra éponger, gommé l’horizon, d’autres odeurs, celle de la terre, celle du feu qu’il faudra allumer. La tête me tourne, j’ai beau chercher l’ombre qui attesterait de la présence d’un corps, de mon corps, rien. Un vertige seulement, celui de s’être approché trop près de soi, de ne faire plus qu’un, spolié du lointain et des réponses que promettent les échos, une boîte sans paroi, ni porte ni fenêtre. J’avance le nez sur de lourdes pensées, elles ne décollent pas, ni ne me reviennent, elles s’enlisent à mes pieds. Je pense à ceux qui vivent en altitude et au soleil qui va pour son compte sous leurs yeux.
Dans les sous-bois pourtant la vie continue, le bruit court, les secrets s’enfuient et chaque chose guette sa voisine. Je goûte au miel d’une poignée de chanterelles d’automne. On se réveille tard, les enfants font une cabane à l’étage, il ne sert à rien de prendre de l’avance.
Anne-Lise Grobéty est décédée, une photographie dans le journal local, le visage un peu triste de celle qui savait – c’est toujours ainsi qu’apparaît le visage de ceux dont la vie s’est arrêtée et dont le regard s’éloigne. Le journaliste tourne la page, c’est son travail, le silence tout autour. D’un coup tout a basculé.
Je songe alors à Sarah Kofman qui a vécu pendant plus de 15 ans encore alors qu’elle reposait avec des fantômes à quelque pas de Marguerite Duras au cimetière Montparnasse. Celle que je n’ai jamais vue, dont je ne sais rien, mais dont l’ouvrage lu en 1980 – Nietzsche et la métaphore – m’a tant aidé à y voir plus clair, à renouveler la question du langage, la place de celui-ci dans la possibilité même d’une généalogie de la morale. J’ai appris son suicide dans un billet de Laurent Margantin qu’évoquait l’infatigable Brigitte Celerier dans sa note du 9 mai 2010.
J’apprends, écrit Laurent Margantin en 1996, 97, 98 ou 99, le décès de Sarah Kofman, qui s’est suicidée. Je me souviens d’une petite femme chétive et nerveuse, et d’heures passés à la Sorbonne à l’écouter parler de Nietzsche. Elle était si petite qu’il fallait lui poser un annuaire sur la chaise de bureau que nous allions lui chercher chaque semaine au secrétariat du département de philosophie. Pendant l´heure de cours magistral, elle se tenait assise derrière la table, devant une centaine d’étudiants, les deux poings serrés sous le menton, parlant d´une voix grave, terrible avec les étudiants qui lui posaient des questions ineptes, ce qui arrivait fréquemment (je m’étonnais d´ailleurs du peu de capacité critique des étudiants français comparés à leurs collègues allemands). Elle analysait Ecce homo d´une manière simple et fluide, sans apparente difficulté, parfaitement préparée. Je me souviens que le jour où l’on m’avait présenté à elle, elle m´avait serré la main et regardé d´un air mystérieux en affirmant que nous nous connaissions déjà. A la suite de cette rencontre, je suis parti vivre quelques temps dans l’Aveyron, puis en Allemagne, et je ne l´ai plus jamais revue.
Lire ensemble cet automne Pour mourir en février, le premier livre d’Anne-Lise Grobéty, et Rue Ordener, rue Labat, le dernier livre de Sara Kofman.
Jean Prod’hom
Indigence
Vies écorchées
sans le cramoisi de la cochenille
et l’indigo de la guède
on se priva
des oléagineux
des galettes-vapeur
de la venaison et des chiens gras
les coeurs durcirent
aussi durs et froids
que le coeur de l’obsidienne
on brûla les plateaux en bois
la marqueterie avec
les poutres des anciennes charpentes
boues bues jusqu’à la lie
corps d’emplâtres errant sur la grève
l’écorce obstruait les pharynx
plus de friandises ni pipes d’écume
torches jetées dans les cendres
la mémoire vomissait sa bile
la vie gouttait aigre dans la nuit
dans le jour
un entassement inouï d’excréments
et de canots de peaux éventrés
non loin de là
le rire de la misère tournée vers le large
appelait l’assaillant
Jean Prod’hom
Paternité architecturale
Il existait une controverse sur le nom de l’architecte responsable de la construction de la célèbre tour penchée à Pise : Bonanno Pisano ? Giovanni di Simone ? Fabio Lante ? Alberto Rigoletto ?
Le procès-verbal d’une réunion de chantier, qui eut lieu en 1178 sur le Campo dei Miracoli, trouvé il y a peu dans les sous-sols du Campo Santo, redresse la vérité. On a en effet la preuve écrite que l’architecte responsable – dont le nom a été consciencieusement gommé –, aurait confié à son contremaître les mots suivants.
– Je t’avais dit 708, pas 807,... mais on continue, ça devrait tenir.
Aucun architecte n’a revendiqué, au cours des années qui suivirent, la construction du campanile devenu simultanément boiteux et orphelin. Ceci explique cela.
Jean Prod’hom
17 juin 2010
Friedrich Heinze de Rendsburg
Je rêvais en 1983 d’une série de récits coperniciens. Il n’y en eut qu’un. Voici à quoi aurait ressemblé le second si j’avais tenu parole.
Rendsburg
Friedrich Heinze de Rendsburg rêvait enfant des merveilles du monde. Plus tard il lut assidûment les récits qu’en avait faits Marco Polo et rencontra quelques-uns des aventuriers de son temps. Il se mit en chemin le 8 mai 1650, à la conquête des pays du levant, avec l’espoir démesuré de rejoindre l’horizon et saisir en leur langue les légendes de la terre.
Il fit une première longue halte sur la rive droite de l’Oder, surpris par le sabir que parlaient les autochtones, une langue en quinconce qui avait bien un lointain air de famille avec la sienne, mais qu’il comprenait à peine et de travers. Il passa tout l’hiver à en faire façon, c’est-à-dire à s’y glisser et à la faire sienne. Il y parvint au printemps de l’année suivante et s’y trouva si bien qu’il demeura sur les rives du fleuve une année encore à deviser avec ceux qui s’y étaient établis. Il nota quelques-uns des nombreux récits qu’on lui fit. Il ne leva le camp et ne continua son chemin que lorsque les cigognes blanches installèrent leur nid sur les hauts clochers des villages de Silésie.
C’est à la fin du mois de mai que Friedrich reprit donc son havresac et marcha sans compter en direction de la mer Noire, jusqu’à l’hiver qui engourdit les innombrables bras du delta du Grand Fleuve où il fit halte. Les moeurs avaient changé, les yeux des femmes lançaient d’autres feux et les brumes paressaient certains jours jusqu’au soir. La langue aussi, un sabir encore, mais un sabir de sabir qui établissait sa grammaire en d’autres lits, faisait entendre des chants inouïs et creusaient des paysages éblouissants qui n’avaient rien à voir – ou si peu – avec ceux du Schleswig qu’il avait laissés derrière lui. Il s’arrêta là une paire d’années, s’y acclimata. Il apprit la langue, écouta les histoires tandis que la neige tombait comme jamais sur le delta.
Il reprit la route un printemps en laissant derrière lui les terres qu’il avait apprivoisées, une langue et des gens qu’il avait aimés.
Pour disposer de l’inconnu et des mots obscurs qui l’accueillaient au détour des régions où il fit halte, il lui fallut chaque fois déployer une attention nouvelle : nouvelle grammaire, nouveau lexique pour nommer les choses, écouter les épopées, demander un morceau de pain et goûter aux chants de la terre. Il suivit saison après saison la pente des langues, leur thalweg ou leur relief, s’éloignant ainsi toujours plus de la sienne dans le berceau de laquelle il était né, tant et si bien qu’il la perdit de vue et en fut comme desséché. Il voyagea ainsi en direction du levant, par terre et par mer trente ans durant avant de se retrouver aux portes de Rendsburg où demeuraient ceux qu’il avait quittés.
Ne restait ceint autour des reins du vagabond qu’un peu de maigreur avec un havresac vide et des lambeaux de souvenirs, quelques mots et un rien de bonheur, une béate ignorance en contrepartie de l’énigme qui ceinture la terre.
Les hivers et les printemps qui suivirent son retour ne lui suffirent pas pour apprivoiser la langue dont il s’était éloigné. Il demeura le restant de ses jours dans son pays pour y voir clair, faire façon de la langue la plus étrange, la plus extraordinaire, la plus inconcevable qui, à mesure qu’il en déchiffrait des pans, enfouissait plus profondément ses secrets.
On raconte que l’homme de Rendsburg aima comme au premier jour la femme qu’il avait quittée autrefois, cette femme qu’il ne reconnut pas et qui l’aima elle aussi, une seconde fois pour la première fois.
Publié le 1 octobre 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Marianne Jaeglé (Décablog)
Jean Prod’hom
Il y a les Roms
Il y a les Roms
les pensées arrondies
le roulement du train dans la nuit
il y a ce qui se passe quand on n’est pas là
le petit ménage des pigeons
les roses dans l’éclat de novembre
il y a le lit défait
les plans directeurs
il y a les gamins qui font bande à part
Jean Prod’hom
Jours de fête
Les esclaves
servaient à leurs maîtres
des quartiers de viande
gros comme deux fois ton visage
ils traînaient leurs chaînes
sur le sable chaud
y traçaient des signes refermés sur eux-mêmes
images abrégées de l’interminable
pas de résignation sur leur visage de cire
des fibres d’aloes roui sur le torse
une corde de peau
autour du cou
les brutes épaisses dérobaient au retour
des épis de maïs
qu’ils rongeaient la nuit
yeux grand ouverts
dans l’obscurité d’un ancien boîton
c’est tout
Jean Prod’hom
Dimanche 3 octobre 2010
N’en peux plus à minuit du marteau-piqueur qui menace ma carcasse. Il a déjà mis à mal les fondations du refuge désuet dans lequel je me trouve. Avec Arthur à 900 mètres, au-dessus de la station de départ d’une installation de ski incomplète. Avant de devoir affronter le pire je me lève, hésitant et dépité, descends à l’étage où la fête bat son plein, celle des jeunes du Cornet, ivres ou morts c’est selon. Ils sont de Crémines, de Grandval ou de Moutier et fêtent la fête. Ils sont chez eux sans rien n’en dire ni même le savoir, chez eux depuis 1500 ans, dernier rempart burgonde au-delà de Pierre-Pertuis surveillant à l’est les Alémanes de Balsthal. Chemin faisant ils se sont éloignés des chanoines de Moutier-Grandval pour partager aujourd’hui avec d’autres pénitents d’autres croyances et d’autres supplices, buvant sans compter jusqu’au matin, jusqu’à l’extinction des feux qui clignotent un peu encore dans leurs yeux. Ils fêtent la fête et la fin de la guerre froide en avalant sans broncher de la vodka mélangée à du coca-cola.
Je retourne sur ma couchette en craignant le pire, me tourne et me retourne, écoute la voix de Cendrars – Qui êtes-vous Monsieur Cendrars ? – interrogé par Emmanuel Berl, Maurice Clavel, le docteur Martin et Jean-Pierre Morphé qui ne m’apportent ni les soins ni le sommeil espérés. Je crains à nouveau pour mon coeur, me tourne et me retourne. Tombe un peu par hasard sur la piste d’un ou deux 807 qui auraient pu m’apporter un réconfort. Mais je dois batailler encore, me débarrasser d’une fallacieuse idée : trouver une arme pour en finir avec eux ou avec moi.
Puis, alors que je n’espérais plus rien, le bruit des marteaux-piqueurs et les cris des suppliciés du Cornet ont cessé, le jour s’est levé, le soleil ensuite. Et mes voisins du refuge qui n’avaient pas dormi se sont éveillés à la queue leu leu, le menton sur le manche de leur pioche, une demi-paupière battant de l’aile et souriant du pire. Une nuit sans neige ni rêve qu’il eût mieux valu mettre au compte du samedi pour garder intact ce premier dimanche d’octobre dans les pâturages de Crémines qui dominent le Grand Val où coule la Rauss.
Et tandis que je remettais mon coeur à sa place, Arthur est apparu et le soleil s’est mis à faire flamber la toison des feuillus pour préparer leurs bras à accueillir l’hiver.
Jean Prod’hom
Effet collatéral
Grande fête samedi passé au coeur du Jardin Pixel, sur la délicate pelouse qui ceint la fosse à bitume, organisée par les Éditions du Transat à l’occasion de la parution des 807 dans sa collection bleue.
Agathe, Cornaline, Lili, Lou et les autres, les garçons aussi, les papas, les mamans, les amis, les amis des amis, tous étaient présents, 807 au total à l’ombre des tilleuls.
Quant à moi, en apercevant le nombre 807 tracé à l’encre bleue sur la face externe de la cuisse de l’un des agneaux que les amis Franck et Joachim préparaient, je pris conscience que toute entreprise littéraire avait ses limites et que plus rien ne serait jamais tout à fait comme avant.
Jean Prod’hom
8 juin 2010
Copie double | Marianne Jaeglé
Sophie et moi avons été amies. Après avoir été inséparables, deux années durant, après avoir écrit des poèmes ensemble, fait du théâtre ensemble dans la troupe du lycée, et aimé le même garçon (qui a opté pour elle, ce que je comprenais parfaitement et dont je n’ai nullement pris ombrage) nous avons vécu un premier clash. La troupe de théâtre amateur dont nous faisions partie m’a désignée pour tenir le premier rôle féminin dans Caligula et Sophie, qui se destinait alors au théâtre, s’est inscrite dans une troupe concurrente et a rompu toute relation avec moi. De cette rupture, qui m’a laissée très désemparée, j’ai beaucoup souffert.
Deux ans après cette fâcherie, nous nous retrouvons en hypokhâgne, loin de nos familles respectives, dans un établissement inconnu, parmi des élèves dont aucun ne nous est familier ; un rapprochement stratégique a alors lieu. Cette année-là, je ne peux plus rivaliser. Sophie est de loin la meilleure de la classe, titre que j’ai remporté sans effort tout au long de ma scolarité mais auquel je ne peux plus prétendre. A l’âge de 15 ans, j’ai sombré dans une léthargie qui semblait devoir durer toujours. Je n’ai plus de force pour rien, pas même pour lire. M’extirper du lit chaque matin réclame déjà un effort démesuré, alors les cours… J’ai pourtant été admise en classe préparatoire en raison de notes flatteuses obtenues au bac de français ; je vis sur mon passé de bonne élève.
Sophie elle, a de l’énergie et de l’ambition à revendre. Elle excelle dans toutes les matières et les profs chantent ses louanges. Ses copies remportent de loin les meilleures notes dans toutes les matières. Je les lis pour comprendre ce qu’il aurait fallu faire, ce que j’aurais dû écrire, moi qui n’y arrive plus. Je me souviens ainsi d’un de ses devoirs de philosophie (il s’agissait d’une dissertation consacrée à la nostalgie, littéralement la « douleur de ce qui n’est plus ») ; parmi les remarques flatteuses de l’enseignante justifiant l’excellente note qu’elle lui avait attribuée, quelque chose me brûle au fer rouge de l’envie. Je ne me souviens que vaguement des annotations consacrées à la rigueur du raisonnement, à la finesse de la démonstration et à l’érudition des références, remarques auxquelles, pour ses copies, je suis désormais habituée, mais quelque chose me fait tressaillir de jalousie, et vingt ans plus tard, je n’ai pas oublié cette sensation. « Le passage concernant le vieux meuble m’a donné à penser que vous devriez peut-être écrire » avait marqué madame Jeandot parmi ses commentaires. Après avoir lu cela, je parcours en hâte la copie de Sophie, cherchant le signe de l’élection que notre professeur a su repérer dans cette copie et qu’elle n’a hélas pas vu dans les miennes. En dépit de la dépression dans laquelle je m’enfonce, je n’ai pas cessé de penser à l’écriture comme à une planche de salut, de rêver à elle.
Le passage en question, accompagné d’un trait rouge dans la marge, est un paragraphe comparant la mémoire à un meuble d’autrefois, encombré de bibelots et de témoignages du temps passé. Je le lis à plusieurs reprises, non sans perplexité. Qu’est-ce que madame Jeandot y voit ? Il ne m’évoque rien d’autre que J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Je n’y vois rien de spécial, sinon des réminiscences de Baudelaire, que madame Jeandot ne peut pas ignorer. Je finis par me rendre à l’évidence : il y a là quelque chose que je ne sais pas voir, ce qui est une preuve de plus de mon insuffisance. Une fois encore, j’admets que je ne serai pas à la hauteur de ce à quoi j’ai aspiré. Une fois encore, je renonce à l’écriture.
Et ce souvenir cuisant en appelle un autre avec lui, où Sophie apparaît, encore elle, la même année. Nous sommes toujours amies, d’une amitié de surface, travaillée en profondeur par une faille béante, toujours agitée de secousses. Notre attachement est une glace fragile.
Nous sommes assises toutes deux au dernier rang de la classe, au fond à droite, mais pas côte à côte. Il y a deux places libres entre nous. Je suis assise du côté salle tandis qu’elle est du côté mur. L’année scolaire est déjà bien avancée et les rôles de chacun bien définis. L’an prochain, Sophie ira à Paris, dans une khâgne prestigieuse, à la conquête de l’avenir brillant qui l’attend. Elle intègrera ensuite Normale sup, cela ne fait de doute pour personne. Pendant ce temps-là, j’irai grossir les rangs des dilettantes et des gens au futur indécis à la fac de Lyon.
Ce jour-là, le prof de français rend les copies ; nous savons que, comme à son habitude, il les a classées et les distribue sadiquement par ordre décroissant : les premières vont aux bons élèves, puis, au fil des copies, les notes baissent. Ainsi, chacun sait où les autres et lui-même se situent dans la hiérarchie de la classe. Il s’approche de notre rangée dans l’allée centrale et, sans rien dire, pose la première copie devant moi. Je la saisis et m’apprête à la faire glisser jusqu’à Sophie, quand quelque chose retient mon attention. L’écriture sur la copie n’est pas celle, ronde et régulière, qui figure d’ordinaire sur ses devoirs. C’est une écriture heurtée et anguleuse, qui m’est familière. Je ramène le devoir devant moi, et commence à lire avec intérêt ce que le prof y a inscrit.
Monsieur Cara s’est éloigné, continuant à distribuer les dissertations. A ma droite, une voix sifflante, furieuse retentit : « Je peux avoir ma copie, s’il-te-plaît ? » Et les dernières apparences de notre amitié éclatent en mille morceaux dans ce sifflement de colère. Je lève la tête vers Sophie, je lui montre la feuille. « C’est la mienne » dis-je, tandis qu’elle se confond en excuses.
Aucun prof, à aucun moment de ma vie, n’a jamais écrit en marge de mes copies que je devrais écrire. A dire vrai, personne, jamais, ne m’a encouragée dans cette voie. Mais mon envie de l’écriture était si profondément ancrée en moi qu’elle a fini, comme ces plantes minuscules qu’on voit parfois en montagne pousser dans l’anfractuosité de la roche, à force d’obstination, par surmonter les obstacles les plus durs, par croître, vivre et fleurir au grand jour.
Bien des années plus tard, j’ai appris ce que Brel pensait du talent. « Le talent, disait-il, ça n’existe pas. Le talent, c’est l’envie qu’on a de faire les choses. »
Marianne Jaeglé
écrit par Marianne Jaeglé qui m’accueille chez elle dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
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