mars 2013

CXX

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Maman a bataillé ferme 15 ans durant auprès des autorités communales pour nous éviter, à moi et à mes soeurs, le spectacle douloureux proposé quotidiennement par l’abattoir du village situé en face du collège. J’ai fait des pieds et des mains pour mettre fin aux activités douteuses du salon de massage qui a remplacé ce vénérable coupe-gorge. Ma fille voudrait aujourd’hui que ses enfants aient sous les yeux, lorsqu’elles sortent de l’école, autre chose que le désert.  

Le printemps peinait à s’établir, il neigeait. On n’y pouvait rien mais on usait de tous les moyens mis à notre disposition pour nous donner un peu de courage. Sitôt installés dans nos véhicules on mettait le chauffage à coin, on réglait le tableau de bord en langue italienne, on basculait l’indicateur de température sur les fahrenheit, on chantait O sole moi avec sous les yeux un 36 ou 37 degrés.

Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure, bégayait Mathieu ivre mort sur le seuil de la Dolce Vita. Il était minuit passé d’une grosse heure. Une heure treize, nota un quidam pour la postérité.

Jean Prod’hom

CXIX

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Les jeunes gens qui ont déversé l’année dernière plus de dix mille doses de LSD dans les réservoirs d’eau potable de la ville ont réalisé hier une nouvelle opération d’envergure.
Par petites unités mobiles, ces désoeuvrés ont arraché prenant la nuit tous les indicateurs routiers de la région, les indications aux devantures des commerces, les prénoms et les noms sur les boîtes à lettres. On a frisé la catastrophe.
Les instigateurs de cette entreprise qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses ont été arrêtés, avec leur matériel, dans une grange de Prévonloup où était établi leur QG.

Jean Prod’hom

Balade en Gruyère

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Née en 1877 en Gruyère, Marie Thomet travaille une grande partie de sa vie à Broc chez Monsieur Cailler. Elle confectionne des confiseries à base de chocolat, gagne 8 centimes de l’heure et travaille 14 heures et demie par jour. La dame aime bien son patron. Au journaliste qui lui demande en 1964 ce qu’elle pense de Monsieur Cailler et de son entreprise, elle répond :
- On ne savait pas, à ce moment-là, que ça deviendrait une grosse boîte. Eux si ! mais ils ne se confessaient pas à nous. Si vous êtes fidèle, vous aurez une pension, qu’ils nous disaient, il était bien Monsieur Cailler, un très gentil patron, il nous avait même promis un réfectoire.



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Les deux gardiennes du Musée gruyérien de Bulle ont la vie dure. Les visiteurs sont venus nombreux et de loin, d’Estavannens, de Grandvillard et de Lessoc. Descendus des quatre coins de la Gruyère, ils viennent voir une dernière fois un monde qui fout le camp, le leur. Ils font sonner les toupins qu’ils ont généreusement offerts aux gestionnaires de leur patrimoine, vérifient qu’ils ont encore la main et tranchent des tavillons, chantent le ranz des vaches, jouent, tressent, corrigent les erreurs des conservateurs du musée.
Halte ! disent les deux gardiennes du musée, pas touche ! c’est un musée. Les armaillis qui ont mis leurs habits du dimanche baissent les yeux, se découvrent comme des enfants pris en faute, c’est pourtant leur musée, mais non, ils s’en rendent soudain compte, trop tard, et rentrent dans le rang, on les a volés. Ils quittent le musée et s’en vont dans la ville déserte, il neige, c’est vendredi saint, le temps est bouché. S’ils veulent voir le Moléson ou la Dent de Brenleire, ou la Dent de Broc c’est dedans, aux cimaises du musée gruyérien.




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Brève histoire de la Chapelle Notre-Dame de Compassion de Bulle

1350
Sollicité par les nobles et les bourgeois, François de Montfaucon, prince-évêque de Lausanne, fait construire une chapelle en l'honneur de la Vierge au bas de l'hôpital de la ville frappée durement par la peste.
1447
Un incendie ravage Bulle, la chapelle partiellement détruite est reconstruite, le pèlerinage survit.
1647
Dom Claude Mossu, supérieur de la maison de l’Oratoire, remet de l'ordre dans une affaire qui a de la peine à redémarrer.
1679
A la mort de Mossu, les capucins assurent la desservance de la chapelle, ils sont même établis à perpétuité.
1805
La chapelle échappe miraculeusement à un incendie qui ravage Bulle.
2005
Les capucins quittent le navire et une association des amis de la chapelle de Notre-Dame de Compassion se met en place.
2013
La chapelle est munie d’une porte automatique, l’horaire est affiché à l’entrée : Ouverture 6 heures 30 | Fermeture 20 heures.

Jean Prod’hom

87

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La vieille de Pra Massin à qui j’avais fait entendre que j’en avais fini avec les choses qui encombraient ma vie me répondit d’un air bourru qu’il était temps de songer à me débarrasser du reste.

Il y a ceux qui se présentent avec un dièse, ceux qui se présentent avec un bémol et personne, personne qui répond au nom de personne, se tait et grogne, silence, c’est une autre musique.

Entendu au zinc de l’auberge communale ces mots : « René, arrête ton char ! » Ai renoncé à faire mon Quichotte.

Jean Prod’hom

Deux c'est trop

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C’est assez
fin mars
avec nos bas de laine
les glaçons pendent
aux chenaux
comme
des fanons de baleine

Jean Prod’hom

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De l’espoir ne naît pas autre chose que d’autres espoirs.

Je n’ai rien à ajouter
, dit le vieil homme qui avait déposé les clefs de ses poèmes au Mont-de-Piété.

J'ai longtemps confondu Jerry Lewis et Jacques Lacan.

Jean Prod’hom

85

lucens

Les formules heureuses n’infléchissent pas le cours des choses mais les réchauffent un bref instant du soleil du dedans.

C'est la nuit, il fait gris, il fait froid; avec le temps qui passe, le temps qu'il fait pèse toujours plus lourdement sur le contenu et l'allure de ce qui lui vient à l’esprit. Il s’en réjouit lorsqu'il fait beau et chaud.

Lili joue du piano, cela suffit pour me remettre au diapason.

Jean Prod’hom

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L’homme ne cesse de marcher sur les pieds de son ombre.

Combien sont-ils à se faire la courte échelle pour se retrouver dans la boue ?

L’homme était si brillant que je me mis à rêver d’un peu de fraîcheur.

Jean Prod’hom

Hagiographies d'Albert Einstein

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Une découverte récente dans la vie d’Albert Einstein a conduit ses hagiographes à revoir leur copie. Jusque-là, ils avaient fait apparaître au coeur du bonhomme un cancre bon-enfant s’ennuyant sur les bancs de la maternelle, incompris, collectionnant les 1, mais habité par des forces vives prêtes à éclore. On s’avise aujourd’hui que l’échelle de notation était inversée dans son école et que les 1 qui avaient parsemé ses agendas scolaires étaient, comme nos 6, les signes de l’excellence. Les hagiographes ont retroussé leurs manches mais n’ont guère eu de peine à démontrer que le génie était compatible avec le chemin de croix que la société place sur le curriculum de ses ouailles.
La nullité ou la perfection ça joue, mais la médiocrité n’a jamais ouvert à personne les portes de la Légende dorée si bien que je me réjouis de voir comment l’hagiographie s’y prendra pour sauver son entreprise lorsqu’on rendra public ce que la succession d’Einstein a toujours voulu escamoter, la présence d’un 3,5 et d’un 4,5 dans le curriculum d’Albert, alors qu’il était élève au Luitpold gymnasium de Munich en 1889.

Jean Prod’hom

83 (c)

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Ne rien écrire sous surveillance, c’est-à-dire par-dessus sa propre épaule.

Ce n’étaient en définitive que des phrases mystérieuses qu’il avait cru entendre en réponse à ce qu’il aurait voulu dire s’il en avait été capable, et qu’il avait, en toute liberté, transcrits fidèlement.

Faire parler les morts et flotter les enclumes, recueillir sur la page ce qui ne tient pas dans le creux de nos mains, faire de l’ondulatoire avec du corpusculaire. Bref, transsubstantier.

Jean Prod’hom

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L'accès à l'étang est devenu impossible, les herbes et les ronces barrent le passage, je remonte par le chemin des copeaux avant de m'asseoir une demi-heure au pied d'un épicéa. Oscar fouine dans tous les coins, je ne fais rien et m'en satisfais. Cela fait quelques mois que je parviens – quelquefois – à ne rien désirer de plus que de rester là où je suis, sans lire, sans regarder vraiment, sans penser même, mais dans une espèce de stupéfaction molle. Ces endroits sont quelconques, ni bords ni centre susceptibles de les identifier clairement, des lieux sans nom où personne ne s'agite et dont le rien est le seul hôte fidèle. C'est ici ou ailleurs, et chaque fois un petit regret me pince de devoir me lever et rentrer.

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Je continue l'éducation d'Oscar sur le chemin du retour, lui demande de rester assis tandis que je m'éloigne, de ne me rattraper que lorsque je lui en intime l'ordre et d'accepter sa récompense. Ça marche.
Sandra fait du ménage, passe l'aspirateur dans toute la maison, Arthur ramasse les dépouilles de la haie que j'ai taillée hier. J'en fais un grand feu dans lequel je jette les branches sèches des chênes qui se dressent devant le poulailler, charge dans la Yaris des morceaux d'érable que j'entrepose dans l'aire de pique-nique de la Moille-au-Blanc, ça pourrait servir. Tonds le haut du jardin, vide l'aile droite du hangar et brûle le bois qui y traînait. Je termine ces travaux au milieu de l'après-midi avec mon coude qui grince, Arthur fait du yoyo devant la véranda – un yoyo de nouvelle génération – et Sandra rédige à son bureau l'article qu'on lui a demandé sur les Jeux internationaux de Poitiers.
On part pour Curtilles en fin d'après-midi, Louise et Lili sont satisfaites de leur camp, heureuses de nous voir, elles se sont ennuyées chaque jour, un peu. Elles ont monté leur poney préféré dans le lit de la Broye, ont fait de la voltige.
En ouvrant le sac de Lili, Sandra découvre les trois livres qu'elle y a glissés avant de partir : Clara et les poneys, Le Fils de l'étalon noir et Lili a la passion du cheval. Voilà une fille qui a de la suite dans les idées. Elle nous dira aussi plus tard qu'elle n'a presque rien lu, il y avait tant de choses à faire. Voilà une fille qui a des priorités.
Un hérisson qui vit dans les hortensias à côté de l'entrée montre ce soir le bout de son nez.

Jean Prod’hom


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Petite visite à eux-mêmes

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Un village ce n’est plus le destin commun de familles réunies, aujourd’hui on s’en va vivre sa vie où on peut mais le cœur sur la main, pleureuses, elles étaient venues et avaient coiffé le masque fixe du deuil, nulle n’aurait manqué ce matin et la mère rendrait la pareille quand il le faudrait : le deuil des autres c’est le meilleur moyen qu’on a de revenir un peu dans les siens et la seule façon qu’on vous laisse parler de vos morts au moins le temps pour l’autre de préparer sa réponse C’est comme moi je. Et puis le cimetière on y a sa propriété chacun, on n’irait sinon que pour la Toussaint et aujourd’hui les condoléances terminées on y ferait un petit tour en passant, le vent souvent renverse un pot de fleurs et toujours il y a les mauvaises herbes à gratter dans le carré de famille, il y a toujours à faire et c’est le canif à la main pour nettoyer qu’on se recueille le mieux. Les vieux se faisaient préparer leur coin de caveau longtemps avant d’en profiter pour de bon (comme perdurait disait-on cette manie d’emmurer chat tué ou louis d’or dans le parpaing d’une maison qu’on bâtit), sur le granit gris poli d’avance gravé : nom prénom date de naissance trait d’union, à chaque cérémonie se rendant ainsi petite visite à eux-mêmes. De toute façon, pleureuses, n’importe quoi qu’on ait fait de sa vie, l’enterrement la rattrape, tout le monde y a droit d’autant plus que celui-là a manqué ce qu’il vous semble avoir réussi, et en déployer dès la voiture et votre robe la marque et les signes, dignité de menton : faire à quelqu’un le dernier bout de conduite garantit qu’on ne partira pas tout seul non plus. « Ce qu’on fait de bon cœur ne pèse pas », de tout cela il n’y a pas à parler : il en est ainsi depuis si longtemps. On n’imaginerait pas ici de funérailles deux le même jour...

François Bon, L’Enterrement, Publie.net, Temps réel, 2012

Un autre arrière-pays

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La caractéristique d’un chef-d’œuvre est qu’il s’arrête à sa propre affirmation ; comme on dit communément, il est une impasse. Rembrandt, Racine ou Wagner tuent à l’avance quiconque les prend pour modèles ; il n’y a qu’une manière de les continuer, c’est de les oublier, au moins en apparence, d’être Watteau, Marivaux, ou Debussy.
Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Capture d’écran 2013-03-19 à 14.48.29Léon BRUNSCHVICG, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 1953

C’est lorsque la route s’interrompt mais qu’il n’a aucune raison de s’en remettre à la panique parce que la situation n’engage pas sa vie, c’est lorsque les ronciers lui interdisent d’aller plus loin, lorsqu’un mur ou un ravin l'oblige à rebrousser chemin qu’une terre inespérée surgit à deux pas, au-delà de cet obstacle qu'il ne peut franchir, et s’étend immense, image de la terre, muette, à laquelle les circonstances ont choisi de lui barrer l’accès en la lui offrant tout entière, non pas tant une terre à laquelle il aurait pu, s'il en avait décidé autrement, accéder au terme d’un long détour, par ruse ou par calcul, de cela il ne saurait en être question, mais une terre à laquelle il n’accédera jamais et qui demeurera intacte, sans lui, une terre dont on ne peut ni ajouter ni retrancher quoi que ce soit, qui s’arrête à sa propre affirmation, une terre oubliée, une terre à l'écart, peuplée de gens silencieux qui vont et viennent en obéissant à des impératifs qui échappent au calcul, paisibles et secrets, donnant l’avant-gout d’une vie à laquelle il n’a pas ou plus droit.
Il regarde cette terre et ses habitants comme un tableau, sans faire de bruit. Mais combien sont-ils ? Peu à l'évidence, ils n’ont jamais forcé aucun passage, séparent le grain de l’ivraie et l'ivraie du grain, un autre règne, une autre manière d’habiter, un passé plus ample que le sien les précède et les porte, ils vont à l’allure de la mule et de l’âne qu’ils conduisaient autrefois.
N’ayant d’autre chose à faire que de rebrousser chemin, je songe à ces terres d’après le désastre, à ces lieux oubliés, délaissés dans lesquels les gens du voyage attendent la nuit, sans hâte, assis devant leurs roulottes.
Il est temps de m’éloigner de ces terres interdites, avec la certitude que je les retrouverai après de longs détours, que je les considérerai de l'autre côté du ravin, de ce lieu que j’aurai fait mien sans le savoir, avec derrière la haie vive le lieu miraculeux où je suis aujourd'hui.

Jean Prod’hom

Te le répète

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Te le répète
reprends ton rimmel
ton dentifrice et ton fond de teint
plie ton linge de bain
et file !
on saura faire sans toi

Jean Prod’hom

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Vivre aussi souvent que possible à la distance d'un jet de pierre, là où se montrent les anges, seul, à respectable distance de ceux qui se sont endormis, de ceux qui veillent et des oliviers, bien visibles parce que cachés, comme nous l’enseignent les bêtes entre chien et loup.

Jean Prod’hom

Oscar

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Oscar passe une partie de la matinée dans le jardin tandis que je brûle les dépouilles du tilleul que Daniel a fait tomber vendredi. Il s'affaire sur un morceau de bois, le ronge, court après son ombre et les bruits, lève la tête, se roule dans les copeaux, aboie, disparaît, revient. Lorsqu'il m'aperçoit avec un bout de tilleul à sa taille, il s’approche, me regarde, attend. Mais je n'ai pas le temps ou ne le prends pas, ou ne le lui donne pas. Il penche la tête à gauche, à droite, je fais de même, à droite, à gauche, je joue, il reprend, je ris, lui pas, il ne joue pas, c’est autre chose.
Son insistance muette – elle me fait penser à celle des innocents, des enfants, des oubliés, ou à celle des pauvres – fait tomber mes dernières résistances, je jette en direction du hangar un os de bois avant de retourner à ma tâche.
On se sera donc croisés quelques secondes avant de rejoindre chacun de notre côté notre ventre et le gros de notre vie, dans un jardin où coexistent d’innombrables mondes, il rejoint le sien, je rejoins le mien. Je l’observe pourtant à la dérobée et, alors qu’il reprend place au centre de son domaine et se livre aux circonstances en cueillant quelques fruits du hasard, je m’interroge, cherchant la clé de ses actions. Je radote, il se tait, c’est évident, il me montre la voie, il fait rayonner en effet une autre vie à quelques lieues des boulevards du langage et de la raison.
Son esprit n’est décidément pas soumis au déroulement linéaire qui nous éloigne de la coexistence et de la diversité des mondes. Les décisions qu’il prend sont justes, ne le conduisent pas au désastre, mais elles n’obéissent pas aux règles qui président aux miennes. Les étoiles tombent de partout autour de lui, monde ouvert qui ne change pas et qui semble clignoter continûment tandis que j’avance entre deux haies de raisons, au coup par coup, comme dans un récit taillé à la machette et dont l’imprévu a été exclu.
En affinant ses rapports au monde par le langage, l’homme s’est coupé d’autres manières de l’habiter, l’oubli du temps d’avant l’enfance en témoigne. Comment Oscar fait-il pour s’y retrouver, ne pas devenir fou, aimer ? Oscar est un philosophe qui s’ignore, me voilà moins seul dans le monde du langage, ensemble dans le jardin. Je le sais seul loin de moi dans le sien, ne veux ni le rejoindre ni le rapatrier dans le mien.

Jean Prod’hom


Fermeture de blog

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Elle avait publié sur son blog un petit texte bien senti qui avait déclenché de nombreux commentaires, une avalanche de mots gentils : des remerciements, différents témoignages, des confessions même. Les lecteurs avaient été visiblement touchés, profondément même. Beau moment de partage qui aurait dû la réjouir mais qui la rendit soudain honteuse, traversée par un sentiment analogue à celui qu’elle avait éprouvé autrefois, lorsqu’au nez et à la barbe des habitants du cru elle avait gagné une tarte aux pommes à l’occasion d’un loto organisé par le syndicat d’initiatives d’une petite commune de Lozère dans laquelle elle avait vécu tout un été avec deux amies, elle n’avait d’abord pas osé crier « Carton! ».
Ses lecteurs, ses si sensibles lecteurs avaient relevé les perles de son beau texte, ses bons mots, jolies tournures, clins d’oeil, caresses discrètes. Personne n’avait passé à côté des traits de son esprit torturé et de sa modestie, séduit par les éclairs de son intelligence vive, interpellé par les références qu’elle avait savamment distribuées de droite et de gauche. C’était décidément un texte bien senti par la grâce duquel elle était parvenue à draguer dans le fond de l’âme de chacun de ses lecteurs un assentiment enthousiaste qui dépassait toutes ses espérances.
L’obtenir soudain lui fit voir ses traîtrises, ses compromissions, petites révoltes, petits scandales, petites extases, susceptibilités, abandons, évanouissements, bon sentiments. Elle commença à suffoquer dans ces lieux irrespirables où suintait une douceur qui collait à la peau comme du salpêtre.
Le lendemain c’était dimanche, elle laissa tomber son blog et se rendit à la messe, seule.

.Jean Prod’hom

Habemus papam

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Dans chacune de nos maison un foyer où couvent des secrets, une cheminée d’où s’échappent des légendes.

La bise s’est levée et secoue des deux bras les contrevents : des giboulées dansent aux fenêtres et la grande noiseuse trace des messages sans queue ni tête. Le soleil est vite refroidi, le foyard crépite, arabesques au-dessus des cheminées, on n’est pas tous logés à la même enseigne : bois jeune noyé de paille, fumée noire, on bataille ; vieux bois mort d’âge, dix ans au sec, fumée blanche, réjouissances.

Jean Prod’hom

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CXVI

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Dans les 1227 billets publiés sur lesmarges.net, le mot réjouir et et ses dérivés apparaissent à 70 reprises, le mot regret et les siens à 77. C’est le moment de m’en réjouir si je veux inverser cette tendance.

Jean Prod’hom

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L’homme passe son temps à prendre de l’avance ou du retard dans la réalisation de tâches fastidieuses, mais incontournables s’il souhaite disposer à la fin d’un peu de ce temps et de cette liberté sans lesquels l’essentiel ne se montre pas.
Il a préféré pourtant différer aux calendes grecques la jouissance de ce bien. Il profite en attendant de prendre un peu d’avance ou de retard, quoi qu’il fasse et où qu’il soit. L’homme est à l’image de l’usurier, à l’image de la victime du petit crédit, un handicapé du temps.

Jean Prod’hom

79

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L’indifférence avec laquelle la pluie la neige, le froid et le chaud traitent tout ce qui tombe sous leurs mains, fleurs, bêtes, hommes ou femmes doit nous amener à reconsidérer les égards que nous témoignent ceux qui nous veulent du bien.

Jean Prod’hom

CXV

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Il s’endormait aussi bien en marche avant qu’en marche arrière. Pour se réveiller c’était une autre paire de manches.

Jean Prod’hom

Deuxième poussée du printemps

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On attendait une réplique à la poussée noire de la semaine passée, c’est fait, les arbres nus n’offrent plus aucun abri, le roquet aboie, trois chevreuils fuient. La glace cède, l’eau remonte jusqu’aux chevilles, le carton est détrempé. Dans l’ombre des dépouilles de l’hiver, un cortège de signes qu’on ne sait par quel bout prendre s’allonge sur le chemin : animaux de basse-cour qui dansent, animaux des bois qui fuient, mais aucun chiffre, aucune clé, une succession d’approximations passagères. Bouffées d’air chaud dans le ciel blanc au-dessus de la Mussilly, coup de fatigue, tout ira vite désormais, tout est beaucoup plus clair, un merle siffle le rassemblement.

Jean Prod’hom

Fers de lance

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Les fers de lance sont épaulés par des hommes qui ont baigné dans le secret des dieux. Ce ne sont pas des mercenaires, bien au contraire, mais des hommes épris de justice qui font caisse et cause communes, espérant qu'un peu de lumière rejaillira sur eux.

Ceux que l’infidèle a adoubés lui ont juré fidélité.

Ce sont les porteurs d'eau, les infatigables courtisans qui assurent de courbette en courbette l'extension du territoire. Quelques flatteries sur leurs flancs rassasiés suffisent à ce qu'ils ne quittent pas les lieux.

Aux infidèles qui n'ont pas installé derrière eux un vide sanitaire, tôt ou tard les compromissions.

C’est de l’arrière que la trahison remonte jusqu’à l'infidèle, il aperçoit alors la foule et les armes dans son dos.

On devrait pouvoir choisir ses fidèles, dit l’infidèle, et d’un coup sec il détache l'essaim des courtisans accrochés à ses basques. 

- Sois fidèle à rien mais infidèle à quoi.

Un flocon, un poème, délicieux, transparent, nu comme un ver.

Jean Prod’hom

Reprends tes billes

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Reprends tes billes
tes cliques et tes claques
roule ton sac
et zou !
fous le camp

Jean Prod’hom

Pavé romantique et chantier romanesque

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Gilles Caron s’est trouvé en juin 1967 sur les rives du canal de Suez, en novembre de la même année au Vietnam sur la colline 875, en 1968 à Paris. Il s’est rendu, également en 1968 à Mexico, juste avant les Jeux Olympiques, et trois fois au Biafra ; à Londonderry, Belfast et Prague en 1969 ; est parti pour le Tchad au début de l’année 1970, au Cambodge en avril. Trois ans au total pour ramener des images de quatre années folles : Gilles Caron disparaît le 5 avril sur la route n°1 qui relie le Cambodge au Vietnam. Le musée de l’Elysée présente à Lausanne 250 photographies de cette tête brûlée, du 30 janvier au 12 mai 2013, j’ai vu ces photographies dimanche passé.
Le hasard a voulu que je longe aujourd’hui un chantier isolé du monde par de solides grillages, deux hommes y posaient accroupis des pavés du Portugal, un troisième – le patron – râtelait un peu plus loin un lit de gravier, je me suis arrêté. C’est un travail modeste et besogneux, un ouvrier en pose entre 10 mètres et 10 mètres carrés par jour. Le patron m’a confié que le travail ne manquait pas dans la région, mais lui et sa petite équipe devaient faire face actuellement à une concurrence déloyale, des entreprises qui ne sont pas de la branche soumissionnent à des prix réduits des travaux qu’ils obtiennent sans peine et qu’ils réalisent en embauchant des temporaires à bas prix. L’homme n’est pas content, je le comprends.
On a parlé de choses et d’autres, le patron est d’ici ; celui qui parle français est l’un de ses amis, charpentier de formation qui s’est formé sur le tas ; le troisième se tait, il est espagnol et ne parle pas français. Le chantier va durer encore quelques jours avant qu’ils ne déposent le dernier pavé. Le dernier pavé, c’est le plus difficile, il doit avoir les dimensions qu’il faut, c’est lui qui fait tenir le tout, c’est la pierre d’angle. Il faut préciser que le pavement qu’ils réalisent n’est pas un pavement définitif, c’est-à-dire qu’il n’est pas posé sur du mortier, il ne sera pas jointoyé avec une chappe, il est simplement posé sur un lit de gravier, les joints seront faits de sable mêlé à du gravier. Je lui demande alors en souriant s’il met ainsi de côté et en lieu sûr les armes dont auront besoin ceux qui manifesteront demain contre l’ordre établi. Il sourit et me dit fièrement que même si le pavement n’est pas définitif, il sera très difficile de retirer la première pierre. On s’est quittés.

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En montant au Riau m’est revenue à l’esprit une image aperçue dimanche au Musée de l’Elysée qui m’avait laissé un sentiment d’inquiétante étrangeté, la célèbre photographie que Gilles Caron a réalisée dans les rues de Paris le 6 mai 1968, un lanceur de pavés dont les CRS mesurent la performance à l’autre bout du stade de la rue Saint-Jacques. D’où vient le pavé que projette dans le ciel ce discobole moderne ? Pas trace de chantier ou d’excavation, le pavé qui disparaît paraboliquement dans le ciel ne vient de nulle part, il est fourni par l’histoire. Je voudrais trouver la photographie des manifestants qui s’échinent sur le premier pavé, une photographie qui donnerait à voir la vérité romanesque du chantier.

Jean Prod’hom


Première poussée du printemps

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C’est venu de dessous, une poussée noire qui a desserré les pinces du gel, ça se préparait depuis quelques jours, elle est là, vague et débâcle, boue noire dans laquelle le premier printemps essaie de se tenir debout, mais il s’enfonce parce que ses appuis se dérobent comme les pieds d’une échelle auxquels on aurait oublié d’enfiler des bottes.
Le foehn a ouvert d’immenses chantiers, l’eau noire des rivières s’est attaquée aux talus. Dans les champs et les jardins détrempés, le bric-à-brac laissé à l’automne réapparaît, on croyait les canettes enterrées, les guirlandes des nuits de Noël au grenier : la campagne ressemble à la baie des Trépassés.
Ce matin les moineaux et cinq petites boules jaunes dans la plate-bande ont pris les devants, on est plusieurs à avoir desserré les dents. On attend confiants les répliques de cette première poussée pour fêter le nouvel an.

Jean Prod’hom

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A la Muette

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Je sais qu'à un certain moment on n'écrit pas autrement que sous dictée

Une voix dont personne ne savait rien et que personne n'avait entendue avant lui a obligé le bonhomme à retrousser les manches en engageant des travaux imprévus, au burin et à la pointe sèche, pour mettre dans la langue de quoi entendre le monde et ses parties, tels que personne ne les avait entendus jusque-là ; reprendre chaque chose dans ses rapports aux autres, le monde, les êtres qui en sont locataires, les événements qui s'y déroulent ; refonder la langue qui est seule susceptible de les dire, la libérer des formes convenues de subordination, plier la ponctuation à cette entreprise, réhabiliter ce que les certitudes académiques ont mis au pilori ; remettre chaque chose avec du jeu dans le jeu, puzzle ou peinture, rythme et coupures.
À côté du monde dans lequel on croit vivre et que l'on croit voir, il y a des mondes que des voyants soudain nous font voir et qui nous donnent la force de ne pas nous livrer à la tyrannie du réel.
L'entreprise a été interrompue au moment même où l'homme est mort en 1947, il ne nous en dira pas plus.

ramuz muette

Mais la voix n'a pas cessé de se faire entendre, car l'écriture a elle aussi ses cordes vocales. Inutile pourtant de frapper, les ponts sont coupés, les volets sont fermés, personne n’est assis sur les marches d’escalier.
En tendant l'oreille sur le parvis de l'église qui surplombe la Muette, on entend pourtant quelque chose qui défie tous les secrets, c’est dimanche, le bourg est désert, on perçoit une rumeur, un bourdonnement, du bas du lac au haut des vignes, une empreinte qui n’est pas si différente de celles que laissent dans le paysage les choses d’autrefois auprès desquelles on a été enfant et vers lesquelles on retourne un jour, le silence de la ruelle, le silence des galets, des roses contre le mur, du crépi des murets juxtaposés comme dans les livres de Ramuz.
On se surprend alors à rebrasser les cartes, et on regarde les choses sans arrière-pensée, comme elles le sont avant d'être dites, et on recommence une partie avec des yeux neufs.

Jean Prod’hom


78 (c)

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Avoir une ligne sans être pointilleux.

Vivre le présent d’accord, mais demain. Souvenez-vous d’hier.

Jean Prod’hom

Une sainte Barbe à l'entrée de la nuit

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Des inconnus – personne ne sait combien – ont tiré leur capuche et processionnent dans la nuit au-dessus des Paccots, lampes Led sur le front. Ces mineurs de plein air n’ont pas fait voeu de silence mais on ne les entend guère, le frottement des clous des raquettes et des peaux rêches sur la neige durcie couvrent le bruit de leur respiration.
Ce soir sainte Barbe, la patronne des mineurs, des pompiers et des égoutiers les accompagnent ; j’en fais le pari, elle deviendra sous peu la protectrice des randonneurs nocturnes, on creusera alors dans la pierre de petits autels surmontés de panneaux solaires abritant au pied des indicateurs piétonniers le corps de la martyre et une ampoule sainte, Led perpétuelle, pour donner du courage aux plus faibles et éclairer la vie de ceux qui ont broyé du noir tout au long de la semaine.
Les étoiles se sont retirées du ciel pour laisser la place ici ou ailleurs à une danse, Corbettaz-Rosalys à raz-terre et retour, les pèlerins ont creusé dans la nuit un tunnel qui les protège de ses coups de grisou.

Jean Prod’hom

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Il y a les chants de l'absence

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Il y a les chants de l'absence
les corps forteresses
les marmottes
il a la fièvre lorsqu'elle baisse
les sépultures
le métro de Londres
Tintin en Amérique
il y a l'air neuf
Pif Paf magazine
il y a les champs après le passage de la herse

Jean Prod’hom