Petite visite à eux-mêmes
Un village ce n’est plus le destin commun de familles réunies, aujourd’hui on s’en va vivre sa vie où on peut mais le cœur sur la main, pleureuses, elles étaient venues et avaient coiffé le masque fixe du deuil, nulle n’aurait manqué ce matin et la mère rendrait la pareille quand il le faudrait : le deuil des autres c’est le meilleur moyen qu’on a de revenir un peu dans les siens et la seule façon qu’on vous laisse parler de vos morts au moins le temps pour l’autre de préparer sa réponse C’est comme moi je. Et puis le cimetière on y a sa propriété chacun, on n’irait sinon que pour la Toussaint et aujourd’hui les condoléances terminées on y ferait un petit tour en passant, le vent souvent renverse un pot de fleurs et toujours il y a les mauvaises herbes à gratter dans le carré de famille, il y a toujours à faire et c’est le canif à la main pour nettoyer qu’on se recueille le mieux. Les vieux se faisaient préparer leur coin de caveau longtemps avant d’en profiter pour de bon (comme perdurait disait-on cette manie d’emmurer chat tué ou louis d’or dans le parpaing d’une maison qu’on bâtit), sur le granit gris poli d’avance gravé : nom prénom date de naissance trait d’union, à chaque cérémonie se rendant ainsi petite visite à eux-mêmes. De toute façon, pleureuses, n’importe quoi qu’on ait fait de sa vie, l’enterrement la rattrape, tout le monde y a droit d’autant plus que celui-là a manqué ce qu’il vous semble avoir réussi, et en déployer dès la voiture et votre robe la marque et les signes, dignité de menton : faire à quelqu’un le dernier bout de conduite garantit qu’on ne partira pas tout seul non plus. « Ce qu’on fait de bon cœur ne pèse pas », de tout cela il n’y a pas à parler : il en est ainsi depuis si longtemps. On n’imaginerait pas ici de funérailles deux le même jour...
François Bon, L’Enterrement, Publie.net, Temps réel, 2012