Marges
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges 169 (janvier-février 2015)
Lisbeth Koutchoumoff :
Le Temps Samedi Culturel ici et là (19 novembre 2015)
Critiques littéraires du « Temps »
L'année 2015 des livres: nos 10 coups de cœur (28 décembre 2015)
Rétrospectives
Michel Audetat
Le Matin Dimanche (6 septembre 2015)
Jean-Louis Kuffer (8 novembre 2015)
Le Matin Dimanche
Thierry Raboud
Quotidien de la Liberté (31 octobre 2015)
Philippe Dubath (18 novembre 2015)
24 heures
Karim Karkeni (24 novembre 2015)
Radio Vostok
Jean-Louis Kuffer
Ceux qui écrivent dans les marges (4 octobre 2015)
Ceux qui font attention (8 octobre 2015)
Tessons de rentrée (15 octobre 2015)
Mémoire vive (92) (9 novembre 2015)
Passion de lire (18 novembre 2015)
Alain Bagnoud (9 novembre 2015)
Blog d’Alain Bagnoud
Dany Schaer (10 décembre 2015)
Journal de Moudon
Echo du Gros-de-Vaud
Céline Prior (janvier 2016)
Terre et nature
Dimitri Pittet
La Broye (10 septembre 2015)
Collègues écrivains (16 décembre 2015)
La Gazette, média de la fonction publique n°266
Frédéric Rauss (18 décembre 2015)
Lesmarges.net (in Les joies du père)
Tessons
Dominique Aussenac
Brimborions, Le Matricule des Anges 161 (mars 2015)
Lisbeth Koutchoumoff :
Pépite, Le Temps Samedi Culturel ici et là (15 novembre 2014)
Critiques littéraires du «Temps»
Les 20 livres qui ont marqué l’année 2014 (23 décembre 2014)
Palmarès
Michel Audétat (30 novembre 2014)
« Tessons » ou la beauté sauvée des eaux, Le Matin Dimanche
ch REIHE | ch COLLECTION | ch COLLANA (chstiftung)
Jean PROD’HOM | tessons
Jean-Louis Kuffer (5 et 12 novembre 2014)
Mémoire vive (51)
Ceux qui ramassent des éclats de beauté
Philippe Dubath et Odile Meylan (29 novembre 2014)
24heures 1
24heures 2
Jean-Blaise Besençon
L’Illustré (7 janvier 2015)
Tête-à-tête
Littérature romande (6 avril 2015)
Entretien
Tessons
Dominique de Rivaz (8 mai 2015)
Le Nouvelliste
Pierre Bergounioux (12 février 2015)
Cher Jean
Nicolas Verdan (27 novembre 2014)
Terre et Nature
Etienne Dumont (11 décembre 2014)
Bilan
Alinda Dufey (5 décembre 2014)
Vigousse
Thierry Raboud (6 décembre 2014)
La Liberté (Fribourg)
Carine Delfini sur La 1ère (12 novembre 2014)
RTS
Geneviève Bridel
Le Journal du samedi (27 décembre 2014)
Quartier livres
3.35 - 5.30
La Puce à l’oreille (27 novembre 2011)
Elsa Duperray
La Puce à l’oreille (27 novembre 2011)
Denis Montebello (2 décembre 2014)
Le blog de Denis Montebello
Karim Karkeni (17 décembre 2014)
Sur Katchdabratch
Alain Bagnoud (21 novembre 2014)
Blog
Danielle Marze
La Tribune Nyons-Vaison-Valreas (17 septembre 2015)
Karim Karkeni (24 novembre 2015)
Radio Vostok
Thomas Vinau (8 décembre 2014)
Éclats de rien qui bout à bout forment le temps. Récolte insignifiante des petits morceaux de couleur dont plus personne ne veut. On ne répare pas les pots cassés mais on peut en faire des bouquets, des enfants, des questions.
Sylvie Durbec (22 novembre 2014)
Lire Tessons de Jean Prod'hom, c'est marcher d'un pays à l'autre, d'une plage à l'autre, d'un Portugal aimé à une Bretagne retrouvée. Et les tessons s'entassent un peu partout dans la mémoire. Et ravivent le désir de poursuivre.
Claire Krähenbühl (17 novembre 2014)
Tesson(s) s'ouvre comme une huître et la chair s'annonce savoureuse: "les belles histoires n'ont pas de fin". Pour vérifier, je cours à la dernière page et ça finit bien mais par une promesse. Ouverte. Rien ne finit jamais. On se penche, on ramasse, on touche, on écrit. "Les restes de la vaisselles du monde!" Reliefs. Bris qu'on empoche comme un marron. Brisures qu'on achetait gamines, les morceaux cassés des pièces à quinze (qui se souvient?) un cornet pour 10 centimes. Chutes de tissus, échantillons, lambeaux, brindilles, restes de restes, mots. Motifs.
Dany Schaer (20 novembre 2014)
Journal de Moudon
Echo du Gros de Vaud
Agathe Gumy
Aux 4 coins du Mont (février 2015)
Tête-à-tête
Alain Schafer (6 novembre 2014)
La Broye
Frédéric Rauss (13 avril 2016)
Tessons (in Les joies du père)
Etienne Rouziès (25 mai 2016)
Tessons sur la Têt (in Le Vent des rues)
Jean Prod’hom
Aller à contre-sens, du côté de l’accompli (4)
Cher Pierre,
Au-delà des pâturages qui prolongent la terrasse du Chalet des Enfants, le soleil allonge sa courbe à deux doigts de l’horizon. Deux femmes chuchotent les petites misères du monde à la table voisine ; deux hommes se font plus loin les hérauts de leurs exploits d’écoliers ; flatus vocis mourant aux flancs de la barque que la fatigue aujourd’hui m’alloue, clapotis témoins de notre condition et du manque qui nous habite, rumeur qui entoure l’esseulé comme une île nos embarcations : beauté.
Marc-André a terminé ce matin les travaux de terrassement, je lui téléphone pour le remercier et lui demander s’il a une solution pour parer au danger que constituent par temps de pluie les traverses de chemin de fer détrempées ; Arthur qui n’a fait qu’un passage éclair,redescend en ville, dont il découvre, depuis qu’il est au gymnase, les mystères et les attraits. Je vais faire le petit tour avec Oscar, réduis son rayon avant la Mussilly pour ne perdre aucune miette du soleil. Le pâturage de Jean-Paul a été retourné par les sangliers, je traîne les pieds dans les feuilles mortes.
Je monte à la bibliothèque, conscient de l’urgence de rassembler ce que j’ai éparpillé depuis quelques jours et sur lequel je fais souffler deux fois le Stabat Mater de Pergolèse. Louise me demande de lui lire les chapitres 6 et 7 des Dix Petits Nègres, je m’y colle avec plaisir ; ne comprends rien au 6, me régale du 7. Je reviens à jeudi, qui manque encore singulièrement d’une colonne vertébrale, et à Pergolèse, qui n’a besoin de rien.
Je n’ai pas vu grand chose jusqu’à mes 16 ans, embarqué sans jamais avoir à écoper, faisant d’abord un avec ma mère, avec le monde ensuite.
J’ai commencé à voir double à l’adolescence, s’est mis à exister ce qui était et ce qui aurait pu être. Et j’ai pensé que notre bonne volonté, celle de mes amis et la mienne, serait en mesure de transformer tout naturellement les conditions réelles de nos existences ; nous nous sommes mis à vivre de peu, de pain et de vin, beaucoup de vin, sans nous occuper de ceux qui avaient plus que nous.
J’ai fermement pensé à vingt ans que la philosophie convaincrait les plus réticents qu’il suffisait d’inventer le futur ; nous nous sommes mis à parler par métaphores et nous avons commencé à nous méfier des concepts à l’emporte-pièce.
J’ai payé mon passage 30 ans durant, sur les bancs de l’école que je n’ai pas quittée, l’école vaudoise que j’ai voulu changer, là où j’ai été, ou ailleurs, en concevant du matériel scolaire, ou en formant des adultes.
Il m’a semblé que nous avions, Sandra et moi, touché au Graal en 1998 et 1999, dans un petit collège au nord de Lausanne. Nous étions sur le point de changer le monde. L’enfant qui est né de ces noces a changé la donne.
Je n’ai renoncé pourtant à rien de tout cela : rien ne vaut en effet une volonté bonne, lire un peu, une balade souvent suffit. Pour aller à contre-sens, du côté de l’accompli. Et donner vie et donner sens à ce qui ne l’est pas encore, au passé et à l’avenir, dans le présent de l’écriture. Chaque jour.
Jean Prod’hom
Le site comme atelier (3)
Cher Pierre,
Il fait beau ce matin – mais frais aussi –, Marc-André est arrivé avec sa camionnette, il entame à 8 heures 30, avec un ouvrier et le jeune homme qui reprendra bientôt son entreprise, les travaux à l’entrée et au pied de la façade orientale de la maison, pendant que je choisis, au chaud – mais à l’ombre – quelques-uns des textes que je lirai jeudi à Vevey.
Le temps passe plus vite lorsqu’on en manque, si bien que je quitte le Riau à midi et demi, sans être venu à bout de ce que je termine à l’instant. Marc-André et ses deux collègues mangent à la véranda, j’aperçois sur le chemin Elsa, Louise, Lili qui rentrent à la maison.
J’ai remis à une élève et un élève de la 9P les commandes techniques de publication de leur site en fin d’après-midi, Raul leur remettra bientôt la clé qui leur permettra d’accéder au serveur sans déborder sur mes terres. Les autres élèves sont libres de lire ou d’écrire, j’en profite pour évaluer avec chacun d’eux l’abstract de leur présentation orale.
Claude m’envoie un message dans lequel il se propose, jeudi prochain, d’ouvrir les feux en racontant l’histoire de la fabrication de Marges, de me laisser la parole ensuite pour parler du site et faire quelques lectures. Il serait intéressant que JLK, s’il nous rejoint, parle de son expérience web, avant d’ouvrir une discussion en buvant un verre et en mangeant une soupe.
Je retourne à mes notes, là où je les ai laissées hier, mais tournées du côté de l’avenir ; ces deux livres ont changé en effet un peu la donne, depuis janvier 2014 déjà, lorsque Pascal Rebetez me propose d’écrire Tessons et de le lui remettre avant l’été avec un choix de photographies. En effet, pour alléger mes journées, mais pour que le site reste en vie, je ne rédigerai quotidiennement qu’un tercet quotidien accompagné d’une photographie (brimborion), jusqu’en janvier 2015.
Pris de court le 14 janvier 2015, Tessons en librairie et les 365 brimborions mis en boîte, je relance la rubrique Dimanches, ouverte en 2008, mais sous la forme d’une correspondance (fictive, semi-fictive, réelle) avec Pierre Bergounioux (Cher Pierre). Cette correspondance, qui s’achèvera le 14 janvier 2016, ne sera pas pour autant abandonnée. Mais le site retrouvera sa forme d’avant janvier 2014 ; dans une autre perspective pourtant, celle d’un atelier, d’un atelier analogue à celui du peintre ou du sculpteur : chaque texte jouissant d’une autonomie complète, mais un oeil ouvert sur les autres, pour constituer à terme un texte de textes : un livre.
Dans ce même ordre d’idée, je voudrais reconsidérer les 2000 billets des marges.net, non plus sous l’angle de l’écoulement des jours, ou de leur appartenance à telle ou telle catégorie, mais sous un angle dont je ne sais rien encore.
Il y a en outre un ensemble de 77 textes écrits en 77 jours (Avec Thierry Metz) que j’aimerais reprendre et dont quelques fragments réagencés ont paru dans une revue numérique.
Il y a aussi des plans-fixes,...
Il y a...
Mais il y a – et peut-être surtout –, cette invitation qui m’a été faite d’ouvrir un lieu pour qu’y soit déposé, l’année prochaine, ce qui aura été cueilli simultanément ici et là-bas. J’en saurai plus début décembre.
Jean Prod’hom
Ecrire quotidiennement (2)
Cher Pierre,
Arthur est rentré hier à minuit, j’ai terminé mon billet entre 2 heures et 3 heures ce matin. La douleur au genou qui m’inquiétait hier s’est atténuée au réveil, la brume matinale s’est levée. On déjeune sur la véranda, Oscar s’enfonce dans le coussin du fauteuil en osier, quelques roses et de généreux dahlias prolongent les beaux jours dans la plate-bande. Je reprends mes notes de la veille.
L’idée de Marges date de 2012, on en retrouve les traces dans les billets du 4 et du 31 octobre 2012 ; il faudra 3 ans pour qu’il se réalise. On retrouve les moments de sa fabrication dans un ensemble de billets regroupés dans le dossier : Faire des livres.
Claude Pahud des éditions Antipodes a choisi 70 textes et une cinquantaine de photographies, extraits d’un ensemble publié sur le site lesmarges.net entre 2008 et 2014. La plupart des 2000 billets ont été rédigés et la plupart des photos prises le même jour. Ce qui motive le lien entre chacune des photographies et chacun des textes, ce sont leurs racines ; ils se nourrissent de ce qui s’est passé pendant la journée, un événement, une pensée, une interrogation, une succession de faits, un enchaînement, une boucle.
Que je me penche sur un tesson, la main de Ramuz, une échelle dans un verger ou d’un vagabond, ou de tout cela en même temps, c’est toujours, je crois, avec une seule intention, celle de donner un peu de sens à ce qui en manque, une allure à mes journées, un rythme, un chiffre, une couleur, en faisant monter dans le langage ces petites ou grandes choses que nous croisons, en les faisant tenir ensemble, dans la phrase, comme le bazar qui coexiste sur un vieux bahut ou le rebord d’une fenêtre.
C’est dire, je crois, que je ne vois pas au-delà du soir – il nous faut trop souvent renoncer à ce qui nous entoure – avec pour tâche, en définitive assez modeste, de retenir quelque chose, de lui donner une forme, et de le publier avant d’aller me coucher. Me voici en règle, – les dimanches chez les darbystes de Lausanne n’auront pas été pour rien dans cette affaire, je leur en sais gré. Voici mon obole, je peux m’endormir tranquille. Et recommencer.
Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu’un. L’écriture est ce lieu où non seulement je retiens et rassemble une ou deux choses qui me sont apparues entre l’aube et le crépuscule, mais où je rassemble ces deux êtres que j’héberge, celui qui est embarqué sur le fleuve et celui qui longe sa rive, l’enfant et l’adulte que je suis devenu, pour n’en faire qu’un, momentanément – on ne retient pas le fleuve.
L’écriture, nourrie par la langue et le collectif, est le lieu par lequel quelque chose advient une second fois, tremblant, se nourrissant de ce qui a été, mais aussi ouvrant des voies inédites en direction de qui est sous nos yeux mais qu’on ne voit pas. La langue ouvre d’innombrables galeries. Et le texte finit par se détacher et par aller pour son compte, vers l’autre.
L’internet et Rapidweaver ont joué un rôle central dans mon rapport à l’écriture ; je n’aurais sans eux jamais écrit. Les suppressions, les ajouts, les modifications, les déplacements, les retouches que je suis amené à faire sont si nombreux et parfois si lourds que, sans la machine qui facilite ces opérations, j’aurais renoncé avant d’avoir commencé.
Dans Sésame, il y a au centre, bien-sûr, la clé échangée sur le Niremont ; nous nous baladions François et moi, il neigeait, c’était le 3 janvier 2003. J’ai su au moment même de cet échange qu’il donnerait lieu au billet du jour, convaincu aujourd’hui que cette certitude a joué un rôle essentiel dans l’attention que j’ai portée, dès ce moment, à ce qui s’est passé par la suite.
Sitôt rentré, j’ai déposé sur un nouveau post de Rapidweaver tout ce qui de près ou de loin était en relation avec cette clé, sans présumer de quoi que ce soit, sachant par ailleurs que je ne serais pas exhaustif, que d’autres choses viendraient, plus essentielles encore, délivrées par ce que recèle la langue et son usage, les phrases, leur rythme, leur mélodie, mais aussi leurs sutures.
La dépose de tout ce matériau hétéroclite, le tas obtenu, je n’oserais le montrer à quiconque. Mais c’est précisément en réécrivant l’illisible, en essayant de faire un peu de lumière dans ce chaos, en déplaçant un mot ou un bloc, en lisant à haute voix, en regroupant des éléments disjoints, que quelque chose qui me dépassait jusque-là, mais soutenait mon étonnement, trouve un milieu qui lui permet de se déployer et de fédérer de proche en proche les éléments importés, mais également de lever des dessous de la langue et des événements, des éléments auxquels je ne songeais pas.
Je pense volontiers que l’écriture est le lieu d’une transformation, d’une métamorphose, d’une transsubstantiation, un alambic ; mais je pense aussi que les moyens techniques mis à notre disposition sont essentiels dans nos manières d’écrire ; j’ai essayé d’en dire quelques mots à Vincent Motard-Avargues qui me le demandait.
Je monte avec Oscar à la Moille-aux-Blanc puis redescends sur la Moille-Cucuz ; Jean-David m’informe que les membres de la société de fromagerie ont commandé une nouvelle chaudière, un peu meilleur marché que prévu. Je descends au village puis remonte par le Torel. Lucie nous ramène les filles, on mange une salade et des lasagnes à la viande végétale avant de nous retrouver devant la télévision. Ce qu’on n’imaginait pas demeure inimaginable, mais il est aujourd’hui bien réel.
Jean Prod’hom
Retour sur les 807 et les vases communicants (1)
Cher Pierre,
Moins d’une semaine me sépare de la rencontre agendée au Café littéraire de Vevey. Je commence à rassembler ce qui pourrait intéresser ceux qui nous feront le plaisir de passer la soirée avec nous, et à choisir quelques textes.
Il me faudra préciser d’abord que Tessons (2014) et Marges (2015) sont des tard venus ; j’aurais pu, autrement dit, me passer d’eux. S’ils sont là, c’est que des éditeurs m’y ont encouragé, ce n’est – je crois –, pas courant et ça change la donne. Même si, comme les enfants non désirés, on s’y attache vite.
Au commencement, il y a donc le site, lesmarges.net, sans lequel ni Marges ni Tessons n’auraient vu le jour. Le premier billet date du mercredi 29 octobre 2008. Suivront jusqu’à l’été 2012 un millier de textes rédigés chaque jour, hors les week-ends ; un autre millier depuis, tous les jours, samedis et dimanches compris, qui s’entassent dans les soutes : lectures, voyage, emmerdes et ravissements, réflexions, déprimes, dimanches, tessons, école, plaisanteries, disparus, brimborions, journal, colères, morceaux d’enfance, vie quotidienne, Riau,... glissés dans l’une ou l’autre de la quarantaine de catégories bricolées, ajoutées, modifiées, supprimées.
Il me faudra revenir également sur les 807, l’aventure web initiée par Franck Garot en 2009, qui rassemble autour de lui plusieurs dizaines de personnes, du beau linge dans lequel je me retrouve : Eric Chevillard d’abord, François Bon, Denis Montebello, Emmanuelle Urien, Thomas Vinau, Eric Poindron, Martine Sonnet,... La courte préface de Franck Garot résume l’essentiel de cette belle aventure. Je propose une cinquantaine de textes qui figureront dans Les 807 (collection bleue, éditions du transat, 2010) et dans Les 807, saison 2, (éditions publie.net, 2012).
Il me faudra revenir aussi à ma participation – irrégulière – depuis 2010 aux vases communicants, opération initiée par Jérôme Denis et François Bon en juillet 2009 : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Six de la quinzaine de textes écrits dans le cadre de ces échanges figurent dans Marges.
Juste capable de m’en réjouir, p.13 chez Kouki Rossi
Revenir là où on n’en a pas fini d’aller, p 49, chez Joachim Séné
Friedrich Heinze de Rendsburg, p 79, chez Marianne Jaeglé
Aurait-il pu en être autrement ?, p 140, chez chez Isabelle Pariente-Butterlin
Le chemin des Meilleries, p. 142 chez chez Nathanaël Gobençaux
Cette route sur la carte il n’y avait rien au-delà, p 146, chez François Bon
J’interromps cet inventaire, descends au Mont déposer le Nissan au garage, embarque Sandra. Je rencontre Philippe Verdan à 11 heures, on s’installe avec une verveine sur la terrasse ; l’endroit est tout à fait extraordinaire, les cerisiers une fois encore en fleurs. Nous disposons d’une demi-heure pour faire connaissance et pour évoquer la rencontre de jeudi prochain ; je lui fais part de mes réflexions qui semblent ne pas l’effrayer. Sans compter que nos hôtes pourront boire un coup de chasselas ou de pinot noir, goûter à une soupe, manger un morceau de pain et de fromage. Ce bref échange m’apaise ; son sourire, sa voix me font du bien.
Je rejoins Sandra qui est allée chez le médecin, tout va bien. Elle me dépose au Mont, je mange au réfectoire, puis travaille individuellement avec chaque élève tandis que les autres voyagent sur un ipad dans le Grand Nord avec les Inuits, s’interrogent sur leur alimentation, leur habitat, leur implantation, leur commerce avec la mort, leur langue, leur passé, leur avenir.
Je remonte au Riau sitôt l’école terminée, envoie quelques précisions de cette rencontre aux amis proches et lointains dont j’ai les adresses. On pique-nique. Sandra et les enfants descendent en début e soirée à l’EPFL pour une conférence-spectacle exceptionnelle, avec Buzz Aldrin, le pilote du module lunaire d’Apollo11 en 1969, Alexey Leonov qui a effectué le premier une sortie dans l’espace en 1965, et de Claude Nicollier. Je regrette soudain de ne pas les accompagner, mais je suis très fatigué. Je boucle ce billet à 20 heures 30, prends un bain et lis Mankell.
Il y a 91 ans exactement, ma mère naissait.
Jean Prod’hom
Je crains devoir me séparer bientôt
Cher Pierre,
Je crains devoir me séparer bientôt de la Yaris ; le collecteur d'échappement est en train de se faire la malle et le réservoir a vieilli. Je souhaitais prolonger sa vie au-delà des 200 000 kilomètres, la prochaine expertise pourrait sonner le glas de mes espérances, elle finira sa vie à l'exportation.
Propose aux grands, un peu avant 8 heures, un schéma du voûtage de la Louve et du Flon, du réseau des eaux usées et pluviales de la ville de Lausanne. Cette aventure souterraine commencée au début du XIXème siècle est extraordinaire, les élèves n'y sont pas insensibles.
Tout est beau et bon dans la première page du Grand Meaulnes, sans parler du reste. L'exploitation du tiret et du point-virgule permet non seulement de combler le manque lié à la linéarité de la langue, mais encore d'ouvrir sur une architecture invisible, qui se développe comme une fugue, de mot en mot, attaché chacun à une notion primitive, complexe, dont le sens fait osciller la phrase entre deux mondes singuliers, l'un qui s'éloigne, l'autre qui prend le large, établissant un quasi-lieu où reposent des souvenirs, des traces et des ombres.
Rendez-vous à 18 heures 30 aux Editions Antipodes pour une relecture des épreuves corrigées ; m'étonne du peu d'erreurs. On décide d'un calendrier avant d'aller croquer une morce au Baz'Art de l'avenue de France. Il est passé minuit quand je vais me coucher.
Jean Prod’hom
A propos de Tessons
Littérature romande : Avez-vous l'âme d'un collectionneur?
JP : Amateur de collecte certainement, mais étranger depuis toujours à l'idée de collection. Un rien les distingue, invisible, mais tout les sépare : la seconde suppose une clôture, la première un peu de cet égarement qui oblige celui qui s'y livre à guigner du côté de l'imprévu.
Ainsi, ces morceaux de terre cuite, que je ramasse depuis plus de 25 ans, m’ont permis de connaître des lieux dont je n’aurais jamais entendu parler, ils sont aussi à l’origine d’aventures que je n’aurais jamais osé imaginer ; ce livre, Tessons, est l’une des dernières en date.
Mais j’ai eu comme chaque enfant, bien sûr, quelques velléités à rassembler dans un album de timbres la totalité du monde, toutes les espèces de coquillages au fond d’une armoire. Sans grande conviction.
Cette collecte ne m’aura jamais empêché de l'interrompre, de regarder autour de moi, de faire des rencontres, bien au contraire ; j’ai ramassé d’autres reliefs que les hommes abandonnent et que la mer, le sable et le vent ont usés, abrasés, embellis: pierres, plastiques, bois, fers. Mais, je l'avoue, avec mon d’assiduité que les tessons. Ces restes constituent ce que j’appellerai, pour reprendre le titre d'un petit livre de Pierre Bergounioux, un Abrégé du monde. Quant à Pascal Rebetez, le courageux éditeur de Tessons, il m'a invité à en dire un peu plus, je lui en sais gré.
Est-ce l'empreinte humaine qui vous a poussé dans ce choix ?
Disons d’abord que je n'ai pas choisi. Dans ce genre d’aventure, obscures, ce n’est qu’à la fin que quelque chose s'éclaire à la lumière de ce qu'on a fait, trouvé, pensé ; il n’y avait donc aucune raison que je me mette à ramasser ces « merdouilles », comme le disent si poétiquement David Cuendet et Laurent Flutsch. Ce n'est qu'un concours de petites circonstances, j'en ai levé de sérieuses par après que j’évoque dans ce livre.
Mais disons tout de même que la nature double du tesson n'aura pas été pour rien dans mon obstination, à moins que celle-ci ne m'ait permis de penser celle-là.
On le sait, les oeuvres de la nature se mêlent, parfois, à celles de l’homme pour faire naître des merveilles, les artistes en sont les ouvriers. Artiste je ne le suis pas, j’ai simplement laissé faire ; c’est ce qui m’a occupé. Et j'ai essayé d'être présent au moment voulu, lorsqu’il n’y avait plus qu’à les cueillir dans les laisses de mer ou sur les berges des lacs et des ruisseaux, abandonnés, loin de tout.
Que personne – ou presque – ne s’y soit intéressé m’aura permis de vivre plus de 25 ans sans rivaux, ce n'est pas rien, 25 ans à l'abri des batailles.
J’ai été, pour dire la vérité, plusieurs fois tenté d’en faire quelque chose ; j’en ai fabriqué des faux, j’en ai peint, j’ai cherché à accélérer leur rédemption en les plongeant dans des bains d’eau salée ou dans les cascades des rivières du Jorat. Sans succès. Ces pierres, j’ai dû l’accepter, se sont faites sans moi, ce livre en témoigne, sans manquer de m'aider à vivre et à penser. On ne se moque pas, c'est vrai.
Et lorsque Pascal Rebetez m’a proposé de raconter tout cela, il m’a suffi de choisir quelques-unes de ces pierres, recueillies sur la bande indécise qui unit – et sépare – la terre et la mer et de donner une forme aux songeries qui m’ont accompagné pendant tout ce temps. Ce n’est tout compte fait pas grand chose : une petite cinquantaine de pierres, une petite cinquantaine de proses qu’il m’a fallu rogner pour les apparier à ce qui les avait motivées, les polir avec le risque bien réel qu’il ne reste plus grand chose à la fin, presque rien, à l'image de ces objets oubliés du monde qui recèlent une dignité et une beauté mystérieuse.
Les tessons sont de parfaits représentants du temps qui passe : on les trouve lavés par les flots, les rivières. Y a-t-il nostalgie dans leur découverte ?
Il y a d'abord une joie, celle de rencontrer quelque chose qui me semble, chaque fois, m’avoir donné rendez-vous ; il y aussi le plaisir de les tenir dans la main, de suivre du doigt leur courbe, de me pencher sur leur motif, de reconnaître la lente usure de ces formes éclatées qui trouvent, à un certain moment, leur éclat. J'ai décidé de les retirer des laisses où ils ont été jetés et où ils ont fleuri avant que la mer et le sable qui les ont faits les fassent disparaître.
Alors? nostalgie aucune. Ou alors la nostalgie de cette époque rêvée où l’homme avait le temps, ou le prenait, de considérer les miracles par lesquels nous somme faits et défaits. Ces pierres sont nées dans le fracas, bols jetés, assiettes brisées, rejetées, abandonnées ; elles ont vécu oubliées en marge des règnes ; et c’est là qu’offrant leur flanc à la mer, au sable et au vent, sans rien dire, certaines d'entre elles ont su devenir une comme nulle autre pareille avant de retourner au sable. La vie de l'homme n'est pas différente de celle de ces pierres.
Vous dites ne pas collectionner, mais vous ne conservez pas moins précieusement ces tessons. Vous les exposez même dans les musées à l'occasion. Alors, avez-vous un côté Petit Poucet ?
Je répondrai en deux fois. D’abord le petit Poucet, une histoire qui me ravit. Petit Poucet, nous l'avons tous été et nous le demeurons ; à mesure que l'on s’éloigne de là où l'on vient, il devient en effet toujours plus difficile d'y retourner et il convient, comme Poucet nous l'a appris, de prendre quelques précautions.
Mais comme toutes les histoires qui imposent leur évidence – revenir sur ses pas en ramassant les cailloux qu’on a semés –, elles passent sous silence la moitié de ce qu’il faut entendre. Poucet va grandir et sera invité à aller de l’avant, il faut bien un jour quitter le giron, et il ne sert plus à rien de laisser derrière soi des cailloux, nous devons les jeter devant nous pour établir ce gué sans lequel on resterait sur la même rive sans rien comprendre de ce qui reste à comprendre.
Si donc ces tessons me permettent de revenir sur mes pas, ils sont aussi ces pierres jetées dans la rivière pour rejoindre des paysages inconnus, là où il n’y a personne pour me rassurer et dans lesquels il a bien fallu que je me risque si je voulais m'approcher un peu de ce qu'on ne m'a pas dit. En ce sens, ce livre aura été important, il m’aura permis de rassembler ce qui ne reviendra pas, mais aussi de découvrir, écrivant, devant moi, ce que je ne soupçonnais pas.
Quant à leur exposition, n’exagérons rien ; si ces tessons ont effectivement trouvé une place dans le musée romain de Lausanne-Vidy, apprenez qu'ils n'en occupent pas le naos, mais le vestibule.
Fierté tout de même, naturellement, fierté que ces petits paradis portatifs soient arrivés jusque-là et que j’aie pu contribuer à leur reconnaissance. Mais amusement surtout, amusement qu’ils se retrouvent à deux pas des vieux briscards de cette illustre maison, fibules, tuiles et verres soufflés, identifiés, étiquetés, classés sous clé ; mais à deux pas aussi du lac, prêts à prendre la poudre d’escampette, là, tout près, dans le sable et sous le vent, sur les rives du Léman.
Ce ne sont pas non plus des pièces reconnues par les amoureux de l'art, quand bien même ces tessons vont être exposés dans une galerie d’art, à Grignan : Terres d'écritures.
C’est la faculté de ces pierres de faire bonne figure sur les seuils, entre mer et terre, entre deux eaux, à égale distance des science et des arts, qui me ravit. Je n'aurais pas pu espérer mieux. Mais je m’égare, il ne faudrait pas qu’on se méprenne, ni eux ni moi ne nous prenons vraiment au sérieux : ridentes in vestibulo.
Vous avez été assistant en philosophie : y a -t-il un lien unissant la marche, l'écriture, la philosophie et votre passion très spécifique ?
Faudrait d'abord s'entendre sur le mot de passion. Mais certainement. La lecture de Nietzsche a été par exemple importante, les questions de l’affirmation, de l'acceptation, de la métaphore et de la métamorphose, et naturellement celle plus générale du fragment ; elles m’ont fait entrevoir un autre continent que, lorsque j'ai quitté la Faculté, je me suis mis à vivre de l’intérieur, avec le langage et le monde dans lesquels nous sommes immergés, pour mieux comprendre et pouvoir en sortir. Et je vois mal d’autre chemin que l'écriture.
Par ailleurs, je ne suis pas sorti indemne de la lecture de René Girard, mais je n’en dirai pas plus, c’est si loin. J’ai dit mes dettes : Quignard, Perec, Dhôtel ; il faudrait en citer d'autres.. Nos vies ne sont pas compartimentées comme semblent le ressasser nos vieilles encyclopédies. Disons que je ne vois pas comment on peu y voir clair, c’est-à-dire penser, sans marcher, observer, rêver, écrire. Sans sortir et rentrer, s'asseoir à une table et donner une forme à ce qu'on traverse et qui nous traverse. Tout ça ne fait qu'un.
Les photographies des tessons qui ornent votre livre sont très réussies : comment avez-vous procédé au choix ?
J’ai cru pouvoir choisir, au même titre que j’ai cru pouvoir classer ces objets. Impossible, c'est donc dire que beaucoup d’autres auraient pu figurer dans ce livre. Disons que ceux qui y figurent logent dans un meuble d’imprimerie, et que la première casse est la plus prisée. Après 25 ans, certains tessons ont su s'y installer, pour des raisons souvent secondes. Une centaine de tessons peut-être. C'est parmi eux, surtout, que j'ai plongé la main. De fil en aiguille il en est resté une cinquantaine, dont le choix a obéi, dans certaines circonstances, à des raisons si fragiles que je n’ose en parler.
La présence de certains me paraissait incontournable, j'ai aidé d'autres, plus timides, à s'imposer. C'est le rôle des textes qui les accompagnent de faire entendre quelques-unes des raisons de leur présence et les événements qui ont présidé à leur découverte.
Mais j’ai choisi surtout deux extraordinaires photographes, Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset, et Chatty Ecoffey, une graphiste de talent.
Vous écrivez quotidiennement sur votre blog (www.lesmarges.net). Quelles différences voyez-vous entre l’éphémère du support informatique et celui figé du papier pour un texte publié ?
Et bien je ne vois pas bien, c’est pour cela que j’écris, pour y voir un peu plus clair. Mais cette activité quotidienne me conduit à penser que, si j'écris, c'est d'abord pour donner forme à une ou deux choses qui se présentent chaque jour, les ficeler en leur donnant un nom et une allure, pour mieux m'en débarrasser. Et être assez libre le lendemain pour recommencer. Le blog s'y prête bien, c'est ce qu'on peut appeler, après François Bon, l'effet fosse à bitume. Mais le blog a aussi ses inconvénients.
Il s’est trouvé un éditeur assez courageux pour nous lancer dans l'aventure papier, je ne le regrette pas, mais cette aventure va certainement m'obliger à donner une réponse plus solide à la question que vous me posez. D’autant plus qu’un second éditeur m’a proposé de réunir sur du papier un certain nombre des textes publiés depuis 2008 sur lesmarges.net.
Mais disons-le tout net, sans l’avènement du numérique, je n’aurais jamais écrit ; je l'ai fait, en temps presque réel, pendant près de 7 ans, sans jamais rien demander à quiconque, avant que ceux du papier s’avisent que j’écrivais une ou deux choses qui pourraient les intéresser.
Je ne sais donc pas ce qui va se passer, j’ai quelques projets, nés sur le net, que je voudrais reprendre, mais cela demande du temps, et je ne sais si je suis assez vaillant pour mener de front ces deux modes d'écriture. En attendant, j’ai créé sur mon site une rubrique atelier qui me devrait me permettre, pendant quelque temps, de ménager la chèvre et le chou.
J’ajouterai que l’écriture quotidienne sur lesmarges.net n’est pas sans rappeler ma cueillette de tessons : je ramasse avant la nuit ce quelque chose que seule l’écriture est apte à sauver de l’oubli en lui donnant une forme et un peu de cette lumière susceptible d'éclairer les jours suivants, là où on n'est jamais allé, comme sur un gué, de proche en proche. Et je ne suis pas sûr que je puisse m'en passer.
Vous avez un nouveau projet de publication aux éditions Antipodes. Pourriez-vous nous en dire plus à ce propos ?
Il s’agit d’un recueil de billets écrits entre 2008 et 2014, il devrait faire voir un certain nombre de balises le long d’un chemin qui continue. Dans des paysages variés. Le livre est dans la boîte. Il dit en substance que nous ne sommes pas fait d'une seule pièce, mais d'un ensemble de perceptions aussi nombreuses que les feuillets ce ce livre dont parle Borges, aux nombres de pages infini et où aucune page n'est la première, aucune n'est la dernière.
Et lorsque je mourrai, ce n’est pas, j'ose l'espérer et j'y travaille, un vase qui se brisera, mais les morceaux d’un vase incomplet brisé depuis longtemps, dont un soi toujours plus ténu et fugace aura assuré le poli et qui rejoindront ceux qui l’ont nourri.
Holan a écrit ceci
Cher Pierre,
Holan a écrit ceci: Tu ne sais d'où vient ce chemin qui ne te mène nulle part. C'est la fin de l'après-midi, le soleil a transformé en or tout ce qu'il a touché, même la pluie. Personne. L'heure s'attarde, je resterais bien encore un petit bout d'éternité, sans savoir comment et pourquoi je me trouve là.
Il n'y a que la langue que nous avons en partage, sur laquelle reposent nos échanges et nos vies ; à l'intérieur de laquelle il est possible, cependant, de considérer ce à quoi il nous a fallu renoncer, terre immense et buissonnante dont nous devinons l'étendue et à laquelle nous devons, quel que soit le prix, préserver l'accès, ne serait-ce que poétiquement. Terre qui ne s'est jamais défilée et qui veille, prête à reprendre ses droits si nous excédons les limites qu'elle nous invite, depuis la nuit des temps, à fixer nous-mêmes, en recouvrant d'une fine poussière le plateau d'un jeu dans lequel on se sera tout à la fois égarés et rendus captifs.
Reçois un mail que la Fondation pour la collaboration confédérale a envoyé à Pascal Rebetez, il s'agit d'une fondation qui encourage les échanges culturels entre les régions linguistiques par la publication de traductions d'auteurs suisses contemporains. Elle lui signale que la Commission de publication a proposé de mettre dans son programme Tessons (traduction en allemand et en italien). C'est dire que, si j'ai bien compris, ce petit livre sera proposé aux maisons d'édition suisses. Et s'il s'avérait que l'une d'elle s'y intéressait, elle serait soutenue par une contribution aux frais d'impression, et la traduction subventionnée par Pro Helvetia. Ce serait encore une bien jolie histoire.
Les enfants dorment, les taux hypothécaires sont bas, l'emprunt a été accepté. Une fois encore, jusqu'à tard, on se penche sur les plans, ceux de la salle de bains cette fois. Il est passé minuit quand je vais me coucher.
Jean Prod’hom
On ne peut que se réjouir : le Matricule des Anges
Cher Pierre,
On ne peut que se réjouir lorsque des inconnus se saisissent des mots que vous avez laissés et leur donnent une seconde vie. Le soin qu'ils ont mis, à déposer les leurs, éloigne un instant les doutes qui vous taraudent. Ainsi les lignes transparentes de Dominique Aussenac, à propos de Tessons, dans le dernier Matricule des Anges (161). C'est dans la salle de presse de la bibliothèque universitaire de Lausanne que je les lis.
Fais un saut ensuite, avant midi, à la librairie de la Louve ; en ressors avec Le causse en hiver de Gil Jouanard. Je remonte chercher ma voiture parquée à la Borde par le Valentin et Riant-Mont. La responsable du salon de coiffure où j'allais me faire couper les cheveux, il y a cinquante ans, est sur le pas de porte. Elle a repris le commerce, il y a 10 ans, à celle qui a succédé, pendant 25 ans, à Monsieur Descloux. Je ne reconnais rien des lieux.
J'entre, à l'angle du Valentin et de Riant-Mont, dans l'épicerie-bio qui a remplacé Diga-piano. La propriétaire me raconte que le vieux Zappelli est venu la voir il y a quelques années, heureux de savoir que les lieux qu'il avait occupés autrefois accueillait à nouveau une épicerie. A dire vrai, une épicerie qui ressemble davantage à une droguerie ou une pharmacie qu'au magasin de l'Italien. La boulangerie de Riant-Mont 2 est devenue elle aussi un salon de coiffure. Je vais faire un tour au fond du jardin de Riant-Mont 4, fais quelques photographies avant de redescendre par les escaliers tournants jusqu'au Tunnel. Remonte à la mine pour trois périodes et un rendez-vous avec une mère d'élève.
Bois une verveine au café d'Oron en lisant quelques belles pages de Gil Jouanard. Me rappelle les avoir traversés, les causses, de Mende à l'Aigoual, me souviens aussi de deux nuits dans les hôtels vides de Saint-Enimie et de Meyrueis, il faisait froid, c'était vraisemblablement l'automne 1982. J'avais trouvé, en redescendant du Causse Méjean, une vesse-de-loup grosse comme un ballon de rugby.
Ramène Lili d'Oron, on passe par Ropraz pour embarquer le mousse.
Jean Prod’hom
Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney
Cher Pierre,
Reçois un coup de téléphone d’une dame de Peney, elle me confie avoir été emballée par Tessons, je souris d’aise, Elle précise aussi qu’elle fait partie d’un groupe de lecture constitué d’une petite dizaine de personnes qui se retrouvent régulièrement pour parler littérature. Chacune d’elles choisit à son tour un livre qu’elle a aimé et qu’elle propose aux autres. Je devine la suite et l’émotion me gagne.
Elle me rappelle en effet que, il y a un peu plus de dix ans, ma mère faisait partie de leur groupe. Elle me demande si je serais d’accord de les rejoindre au printemps, lorsque elles auraient lu ce petit livre et que le soleil aurait réchauffé la maison de Peney. Le rendez-vous est pris.
Elle aimerait savoir encore si je préfère leur vendre quelques exemplaires, ou si je ne trouverais pas judicieux qu’elles en acquièrent sept ou huit à Echallens, dans la librairie Infiniment plus où elles font habituellement leurs emplettes. J’y suis entré il y a peu, un coin chaleureux avec une table, un canapé et des fauteuils, et des gens qui riaient. Promis, je m’y arrêterai la prochaine fois.
Je me souviens avoir dit, à l’occasion du vernissage de l’Estrée, qu’il était fort probable qu’on écrivait des livres, d’abord, pour ceux qui ne les liraient pas ; je pensais naturellement aux morts. Mais en se retrouvant entre les mains de ses amies, c’est un peu de ce que ma mère aurait dit de ce livre que j’entendrai au printemps prochain.
Aide Lili en fin d’après-midi dans l’apprentissage d’une centaine de mots d’allemand qu’elle prononce avec la plus grande des peines, interroge Louise qui ressasse pour la dixième fois les formes d’une trentaine de verbes qu’elle a écrits à tous les temps, pour la troisième fois au moins, dans un cahier ligné margé. Comme toujours, me garde de leur dire quoi que ce soit de ce que je pense de tout cela.
Jean Prod’hom
Cueille un tweet ce matin
Cueille un tweet ce matin, Roland Barthes y affirme (Collège de France, 1979) : Et peut-être que la seule justification de la poésie, très paradoxalement, c'est la vérité. Pas besoin donc de broderies ou de ronds de jambes, de rimaille ou de rhétorique, pas besoin non plus que cette quête soit indigeste.
Les oiseaux chantent au Riau comme hier aux Rasses, ils devront patienter encore. Tout est blanc, les arbres ont de la neige jusque sous les bras. Rien ne bouge mis à part les rubans de fumée qui se perdent dans le ciel. Les vergers se font petits.
Sandra et Louise sont descendues au marché, Arthur a rejoint Johann. Lili se penche sur sa vie, entourée de ses vieux agendas scolaires. Je lis une nouvelle de BC, essaie plutôt, par deux fois, avant d’en être définitivement chassé. Je parcours rapidement une histoire de Crans-Montana.
Je file à la COOP d’Epalinges où je fais les emplettes du week-end avant de me rendre à Bremblens, dans un immense magasin de sport d’où je ressors avec une paire de skis de marque allemande, une paire de chaussures, une paire de lunettes, un casque bleu pour donner l’exemple et faire rire la maisonnée. Je téléphone à C qui m’attend pour boire un café, cela fait quelques jours que j’y songeais.
Je peine à atteindre Vufflens-la-Ville, descends jusqu’à Monnaz, remonte à Bussy-Chardonney pour enfin trouver un passage sur la Morges. Seul à la maison, avec son chien, il fait des paiements. Le temps a passé, c’est un peu à son père que je m’adresse, on parle de sa soeur et de la chaîne de solidarité qui s’est formée autour d’elle, on parle de son frère, de sa mère, des misères qu’il nous faut bien accepter ; on ralentit, on se racornit, c’est ainsi.
J’embarque Arthur au Tunnel, avec Johann que je dépose à Ropraz. On s’arrête à la laiterie de Corcelles pour acheter du pain et du fromage.
Belle surprise se soir, Graça qui partage sa vie au Portugal entre Braga et Sines et avec laquelle j’ai échangé quelques mots en novembre dernier, au moment de la parution de Tessons, m’a fait parvenir quelques photos de ce petit livre sur la plage de São Torpes près de Sines. J’aurais aimé lui dire le plaisir que cela m’a fait.
Jean Prod’hom
Du noir et du blanc
Cher Pierre,
Du noir et du blanc, de la neige mêlée d’eau fouettée par le vent ; quelques trouées seulement, au sud, et le souvenir consolant des prés de mai et de juin, des scabieuses et des centaurées. Tout est encore bien loin.
Le gros de la troupe se rend à la patinoire couverte de Fleurier pour une partie de hockey. Je reste au chalet avec une blessée, une malade, une maman et Oscar. En profite pour me mettre au travail, j’extrais 75 photos des 3500 faites entre septembre 2010 et février 2011. Réponds ensuite à deux des questions que les animateurs de la revue numérique, Littérature romande, m’ont envoyées à propos de Tessons ; à moi, si je le veux, de réorganiser leur ordre : l’idée est séduisante.
Elles me permettront de faire le point :
- opposer collecte à collection,
- rappeler la beauté de ces morceaux de terre cuite découverts chemin faisant,
- évoquer les leçons qu’ils ne manquent pas de nous délivrer lorsqu’on se penche sur les circonstances de leur existence,
- dire quelques mots de la nostalgie, et de la mélancolie,
- situer ces objets dans la double perspective de l’art et de l’archéologie, qui les a conduits à trouver place dans les vestibules d’un musée archéologique aujourd’hui (Musée romain de Vidy-Lausanne), d’une galerie d’art demain (Terres d’Ecritures à Grignan),
- avancer l’idée que l’écriture quotidienne d’un billet relève de la même inquiétude que celle du Poucet qui s’est donné les moyens de revenir sur ses pas, mais aussi, et Poucet ne le dit pas, d’aller de l’avant, penser, explorer, marcher là où l’on est jamais allé, comme sur un gué, de proche en proche. La marche étant, à cet égard, la seule méthode philosophique adéquate pour ne pas être tenté de brûler des étapes,
- réaffirmer que la cinquantaine de tessons, dont les photographies rythment l’ouvrage, font partie d’un ensemble qui s’est imposé au cours des années et qui occupe, tout simplement, le premier tiroir d’un meuble d’imprimerie. Les textes qu’ils encadrent ont pour tâche de déplier certaines des raisons pour lesquelles ils tiennent depuis si longtemps le haut du pavé,
- accorder que ce livre aura été important, puisqu’il m’aura permis de me retourner et de découvrir, écrivant, ce que je ne soupçonnais pas.
- ajouter que l’écriture quotidienne sur lesmarges.net est de même nature, elle cueille avant la nuit ce quelque chose que seule l’écriture est apte à sauver de l’oubli en lui donnant forme et motif,
- insister sur le fait que la publication dans les semaines qui viennent, aux Editions Antipodes, d’un recueil de billets écrits entre 2008 et 2014, n’aura pas l’effet de clôture que Tessons a produit, mais fera voir un certain nombre de balises le long d’un chemin qui continue.
Jean Prod’hom
Les Marges
Cher Pierre,
Une bonne nouvelle d'abord, la première édition de "Tessons" est épuisée, la seconde est dans les bacs; les « vraies" pierres sont dans le vestibule au Musée Romain de Lausanne-Vidy jusqu’en avril; avant de rejoindre, avec des photographies, Grignan et la galerie "Terres d'écritures" que fait vivre Christine Macé.
Il y a quelque temps déjà, Claude Pahud m’a proposé de réunir certains textes écrits entre 2008 et 2014 sur ce site. Pour en faire un livre. Il est fait, avec une belle postface de François Bon.
Il y est question d'école, du gros Georges, de rivières, du Jorat, des saisons, du Riau, de quelques élèves. Mais aussi de ce qui nous rend meilleurs, de ce qui nous rend pires, de ce qui nous fait tenir debout, des livres, du Rôtillon, mais aussi du ciel et de la Broye, de la bêtise, de la pluie, de la salle des maîtres, d’André Dhôtel, de l’art du porte-à-faux, d’Edith et de Michel, de balades, de Naples. De l’imprévu. Il y a même des photographies.
Vous le savez, les petites éditions n'ont pas la vie facile, et les facéties de l'euro et du franc ne les aident pas. Claude Pahud a souhaité prendre quelques précautions avant de s'engager dans l'impression de ce livre.
Il y a une quinzaine de jour, il a proposé une espèce de souscription. On peut penser que l’objectif sera atteint bientôt. Voici le lien qui permet à qui le veut de manifester sa confiance : Edition de "Les Marges", de Jean Prod'hom - Ulule (http://fr.ulule.com/les-marges/).
Si le coeur vous en dit, n’hésitez pas à rejoindre le rang des soutiens de la première heure. Bien à vous.
Jean
PS
Si vous pensez que ce livre vaut la peine de voir le jour, n’hésitez pas à encourager vos amis. Faites voir cette lettre.
Lorsqu’il en va de notre vie
Cher Pierre,
Alexandre est mal fichu, on renvoie notre rendez-vous à des jours meilleurs. Mon séjour en ville n'aura donc duré qu'un matin, mais les deux heures passées en compagnie de Romain et de Geoffrey m’auront permis de me débarrasser de certaines idées, d’en concevoir d’autres, plus précisément trois, et d’imaginer quelques repères dans ce qui s’annonce tout de même assez délicat.
Car c’est de cela dont nous avons parlé, Romain, Geoffrey et moi. Avant de mettre en route, sur des bases un peu solides, sans précipitation, ce que j'appellerai désormais, faute de mieux, le chantier Terres d'écritures, du nom de cette galerie que Christine anime à Grignan depuis plusieurs années et dans laquelle elle m'a proposé d’exposer, en septembre prochain, un ensemble de tessons et une série de photographies, événement à l’occasion duquel seraient faites quelques lectures.
Nous nous sommes rencontrés à Noël, Christine et moi, dans sa belle maison de Chamaret. Nous avons convenu que les photographies présentées, si la chose se faisait, ne seraient pas celles des tessons mises en page dans le livre, mais quelques-unes de celles que j'ai faites en marge de leur collecte, en noir et blanc, et qui s'y rapportent d’une certaine manière : grèves, brise-lames, ciels, laisses, vagues, casses, rebuts, galets,... Nous nous sommes séparés avec le sourire et la conviction que la chose se ferait. Je demeure confiant même si bien des événements et des obstacles peuvent se mettre encore sur notre chemin. Quoi qu'il advienne, que cet événement ait lieu ou pas, ce que je démarre aujourd’hui aura un sens, ne serait ce que d'avoir été pensé, les photos choisies et tirées, collées. L'attention que m’ont prêtée Geoffrey et Romain m'en aura convaincu.
Cette discussion, avec le lac dans le dos, m’aura en effet encouragé d’abord, et c’est peut-être l’essentiel, à ne pas me focaliser sur la qualité technique des photographies, à ne pas me mettre dans l’obligation d’en faire de nouvelles pour annuler les défauts des premières, mais de composer avec celles qui existent, parce que elles sont justement ce qu’elles sont.
La résolution faible de certaines d’entre elles ne devrait pas me conduire à les écarter ou à les refaire avec du matériel de plus haute qualité, mais à en réduire le format ou à en accepter les limites. Je ne vais évidemment pas m'interdire d’acquérir un nouvel appareil, mais les conséquences de cet achat devraient demeurer secondaires, le nouveau venu rapidement mis au diapason.
Le second élément que Geoffrey et Romain m’ont fait voir, c'est que les 365 brimborions écrits pendant la rédaction de Tessons pourraient jouer un rôle important : eux, ou des extraits du livre – les titres pourquoi pas. Ces textes, comme les photographies que je prends quotidiennement déclinent à leur manière, mais toujours fragmentairement, les choses qui me travaillent depuis toujours et qui dépassent de beaucoup la collecte de ces pierres.
Il s’agirait donc de réunir en un même lieu, comme sur un autel, quelques-uns de ces fragments qui n’ont jamais partagé un espace commun, les rapprocher comme dans un polyptyque sans articulation apparente ; et réitérer cette opération autant de fois qu’il existe de murs pour supporter leur nombre, textes et images, en prenant garde que jamais ces regroupements n’entament l’individualité de leurs parties (ce serait prendre congé de l’idée de fragment) et ne laissent supposer qu’ils constituent une totalité close et suffisante à elle-même, un puzzle.
A cet égard, ce qu’a montré Anne-Hélène Darbellay à Vevey pourrait croiser ce qui m’attend. Elle avait su faire vivre ensemble des photographies indépendantes les unes des autres, sans que l’une subordonne l’autre à ses vues : elle avait résolument penché pour une syntaxe de la juxtaposition, interdisant toute idée d’intégration, faisant naître des idées concrètes d’avant les images, voir et entendre ce qui relie le lointain avec le proche, le coq et l'âne, Paul et Jean.
Geoffrey et Romain n’ont pas manqué de me rappeler le coût d'une telle entreprise et de ses aspects techniques : impression, support, cadre. Ils m’ont même montré les prix. Mais j'ai eu l'impression que si cette question est très souvent le nerf de la guerre lorsqu’on veut vivre de l’art, elle demeure secondaire lorsqu’il en va de notre vie.
C’est au café du Pont que je rédige ces lignes. Le patron veut encaisser 5 francs pour une verveine, je tique, il consulte sa liste de prix, ce sera 4 francs. Halte à Epalinges où j’achète deux litres de lait, la neige redouble. Je me hâte d’écrire un mail à Anne-Hélène. Réfléchis de tout cela à la cuisine; ce soir, c’est pommes, nouilles et boudin.
Jean Prod’hom
Bienfaits des modèles de financement participatif
Cher Pierre,
La parution de Tessons et la recherche de soutiens pour financer l’édition des Marges m’auront permis de retrouver un très ancien camarade. Nous nous sommes rencontrés la première fois au printemps 1965, à l’Elysée, nous entrions au collège. Nous avons passé deux années dans la classe de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.
Dominique avait une tignasse d’enfer, trois fossettes – joues et menton –, des yeux de Chinois et un sourire canaille. Il avait surtout l’insigne honneur d’être un proche de Tab, l’incontestable figure du collège, grand Meaulnes arrivé de nulle part et qui m’a fait rêver. Je n’ai jamais vraiment été accepté dans son cercle ; je me rappelle pourtant être allé une fois, avec Dominique, rejoindre Tab, un jour de printemps ou d’été, ce devait être midi ou après l’école, dans le jardin situé derrière l’église de la Croix d’Ouchy. Tab portait une lourde serviette de cuir clair de laquelle il avait extrait deux ou trois revues en papier glacé contenant les corps de femmes nues, ou presque nues. Je me souviens de la décharge que ces corps avaient provoquée en moi et des forces qu’il m’avait fallu puiser pour faire bonne figure devant ces deux gaillards qui semblaient considérer ces corps glorieux comme de vieux professionnels.
On raconta plus tard, lorsque Tab nous eut quittés, qu’il s’était fait expulser du collège le jour où le rabat de sa serviette avait cédé devant le bureau du directeur. J’ai toujours pensé qu’il était parti en emportant un secret, mais aussi parce qu’il avait trouvé mieux ailleurs.
Une année plus tard, Dominique a choisi une filière scientifique tandis que je rejoignais le groupe des latinistes. Nos chemins se sont séparés pour toujours, c’est ainsi, le croyait-on.
Mais on vient de se retrouver. Il m’a reconnu, écrit-il, au sourire que j’esquissais sur la photo d’un quotidien lausannois. Pour le reste, il m’avoue avoir, lui aussi, pris un coup de vieux. Il m’a envoyé, il y a une semaine, des gentils mots à propos de Tessons. Et puis il y a deux jours, un mot encore dans lequel il m’apprend qu’il va soutenir l’édition des Marges.
C’est à cela que servent aussi les livres. Et les réticences que j’éprouvais hier à l’égard de ces modèles de financement participatif en plein éclosion, s’atténuent. Ces modèles sont peut-être, écrit François Bon, l’occasion de recomposer nos relations parce que les modèles industriels ne sont plus en état d'accomplir leur tâche – l'édition y compris. Ces alternatives sont devenues nécessaires, au nom même de notre indépendance ou notre résistance.
Je me réjouis de rencontrer Dominique.
Jean Prod’hom
J’ulule une dernière fois dans la nuit
Cher Pierre,
Le fallait-il, je n’en sais rien ; mais j’y suis engagé et j’irai jusqu’au bout. Avec le sentiment d’agir comme un marchand de soupe, de racoler, en proposant à des gens qui n’ont rien demandé, de participer à quelque chose d’inachevé, qui semble induire que ce projet ne pourrait ne jamais aboutir s’ils n’y répondaient favorablement. C’est faux.
J’ai pensé ce matin qu’il aurait mieux fallu que je me rende, pendant les vacances, à la rizière ou à la plonge, pour m’éviter une situation dans laquelle je suis mal à l’aise. Drôle d’impression, celle de devoir m’excuser auprès de ceux que je connais et que j’aime, mais aussi auprès de ceux qui ont manifesté de l’intérêt pour ce que j’écris ; de devoir m’excuser parce que je publie un livre ; de les déranger, eux qui n’avaient rien demandé ; d’user de procédés qui relèvent, quoi qu’on en dise, de l’art de la persuasion.
Le financement proposé par l’éditeur implique le lecteur d’une manière étrange, il conviendrait de l’analyser, je m’en sens incapable ; tout juste bon à signaler la chicane qu’abritent de tels procédés : personne ne sait plus où est l’offre, où est la demande, à tel point que l’on pourrait être amené à penser qu’écrire un livre est un honneur, et qu’il serait en définitive plus juste que l’auteur paye son lecteur pour le dédommager de sa générosité. Toute l’industrie du livre pousse celui qui écrit à capituler, à écrire sans s’occuper des livres.
Il n’empêche que tous ces jours, j’ai eu le sentiment de ne pas être en mesure de répondre à la confiance que l’éditeur a placée en moi, incapable de lui amener d’un coup tous les soutiens qu’il mérite.
Je suis tout neuf mais assez vieux et sage pour ne pas vouloir vivre de l’écriture ; je commence à y voir un peu clair, assez pour rester libre. La publication de Tessons et bientôt des Marges m’auront amené à faire quelques pas dans le champ littéraire. Ces deux livres auront joué en effet le rôle d’analyseurs, au sens où l’entendaient Oury et Guattary, des événements qui m’auront permis d’évaluer comment le monde cristallisé du livre répond à de telles apparitions, et par là révèle son organisation, ses habitudes, ses partis-pris ; ses hiérarchies ; ses peurs, ses défenses; ses aveuglements, ses ombres : bref ses contradictions.
Plus vite ce sera fini, mieux ça vaudra. Alors je racole, j’ulule une dernière fois dans la nuit, en murmurant à l’oreille de ceux qui hésitent : abrégez mon calvaire, soutenez et que l’on n’en parle plus.
Jean Prod’hom
J'ai reçu la postface de François
Cher Pierre,
Lorsque ce matin, dans la nuit, au croisement des routes des Paysans et de Berne, chacune des voitures a cédé à son tour la priorité à celle qui se présentait, à gauche puis à droite, j’ai pensé un instant que c’était Charlie qui était à l’origine de cet arrangement souriant des volontés individuelles. Si le miracle avait duré, je l’aurais baptisé effet Charlie.
Je déchante dans les heures qui suivent et retrouve la vieille évidence : les bonnes résolutions nées dans le désarroi ne tiennent pas leurs promesses ; elles naissent et ne peuvent tenir la longueur que si elles marcottent avant les tragédies.
Aucun brimborion aujourd’hui, la portée de mon engagement du 13 janvier 2014 est à son terme : il s’agissait alors d’assurer la survie de ce blogue pendant la rédaction de Tessons, trois lignes quotidiennes pour le maintenir vivant. J’avais pensé naïvement que l’entreprise serait aisée et me laisserait ainsi un peu de temps. C’était sans compter ce que cet exercice allait me faire voir ; j’y reviendrai, mais autrement, en les laissant s’imposer, sans ruser comme j’ai été amené à le faire parfois en allumant des petits feux dans les coulisses de mes jours. Quant aux 365 brimborions existants, je les laisse reposer.
Retour aux anciennes habitudes, au jour qui se lève et au crépuscule, aux alentours, mais goûter aussi à mes dernières années d’enseignement en prenant garde de ne pas m’épuiser. Il ne me reste en effet que deux ans et demi au service de l’Etat ; je laisserai alors la tâche à laquelle je me suis consacré, j’aurai à participer plus simplement à la loi des échanges et disposerai d’un peu plus de temps pour le reste.
Et puis il y a, dans ces prochains jours cet autre livre, tôt annoncé – trop peut- – commencé bien avant Tessons, mais sans vrai commencement ; cet autre livre est presque prêt, les photos sont choisies, j’ai reçu il y a quelques jours la postface de François Bon – belle, très belle ! Claude l’a placée à la fin des 160 pages de ce recueil de textes et de photographies, il prépare l’édition. C’est donc le moment ; il m’a annoncé que sa maison a reçu, il y a peu, une jolie somme d’argent de la ville de Lausanne et de la coopérative Migros, mais il souhaiterait un peu plus encore pour ne pas prendre le risque de mettre sur la paille ses collaborateurs. On peut le comprendre, mais les gens le comprendront-ils ? Il s’agit en définitive, si j’ai bien compris, d’une espèce de souscription, à options. A suivre.
J’ai fait aujourd’hui le nécessaire pour abattre le gros du boulot de la semaine. Il me reste à rédiger ce soir le procès-verbal de la séance du comité pour l’organisation de la course de trial du 3 mai. On annonce le froid pour les jours prochains, l’hiver, la neige. Et ce fléau qu’est la bise.
Jean Prod’hom
Café littéraire de Vevey
Si on s’est tous crus dimanche, ce matin, c’est parce que Sandra et les filles sont allées chez Marinette nettoyer le parc de Ziggy et de Sahita ; et faire une balade. Arthur ouvre la fenêtre de sa chambre lorsque je pousse le portail ; son visage est encore froissé, pris dans les filets de la nuit : il retourne se coucher. En route donc pour Vevey, bien décidé à jeter un coup d'œil au Café littéraire qui a ouvert ses portes la semaine passée. Par Mézières et le lac de Bret, la corniche.
Écoute à la radio quelques-unes des lettres que Chappaz et Roud se sont échangées ; n’entends à la fin, lorsque je laisse la Yaris avenue Nestlé, qu’une seule solitude, immense, que chacun d’eux charge l’autre d’atténuer en sublimant.
Les magasins sont ouverts, on est donc vendredi. Constate que ce sont 24 roses et 30 lettres d'amour qui entourent mes 50 tessons dans la vitrine de la librairie La Fontaine ; ça pourrait être pire. Hésite à acheter ce recueil de poèmes que Rilke rédigea en français, accompagnés dans la présente édition par des photographies qui évoquent un peu trop les fleurs offertes à la famille d’un défunt ; que la poésie ait maille à partir avec la mort, soit, mais pas ainsi. Laisse finalement dans la vitrine à la fois les lettres d’amour de Moravia à Lélo Fiaux et les poèmes de Rilke.
Beaucoup de lumière au Café littéraire, tout le monde s’affaire : on reprend, fignole, corrige, ajuste sans que jamais le sourire ne lâche les animateurs de ce nouvel espace. Et puis il y a du monde, pas besoin de publicité, tout séduit, la sobriété surtout. Au mur l'actualité culturelle de Vevey, quelques vieilles images, du blanc et du bleu, deux fois le logo – solide comme celui d’une compagnie d’assurances.
Et trois ou quatre rayons sur lesquels sont alignés des livres qui donnent envie de lire. Et ce qui devait arriver arrive, je tombe sur les 24 roses de Rilke que je lis en mangeant : fromage blanc, galette et saumon : délicieux. Pas les poèmes, j’ose le dire, un peu lourds à mon goût, et même recouverts d’une fine poussière et entourés de bouts de ficelle qui n’attachent pas mon attention ; la même phrase chantée par le même ange. Des extraits se mêlent pourtant à la risée qui fait frémir le lac, abandon entouré d'abandon, je lève les yeux sur le flottant séjour, avec des nuages autour du Catogne, là-bas tout au fond.
Sur la terrasse, d’autres poètes, des jeunes gens, des vieux messieurs et des vieilles dames étendent leurs jambes. Même sans couverture, ils font penser à ces malades d'un autre siècle, convalescents alignés sur les balcons des sanatoriums en face des montagnes magiques. Aujourd’hui, ils sirotent un verre de vin blanc ou suçotent un gros cigare de Cuba.
Il est temps de laisser tout ce petit monde ; me réjouis de savoir comment la littérature s'assoira demain autour de ces tables, comment les mots rouleront sur leur vieux plateau cintré : c’est bien parti.
Jean Prod’hom
Ridentes in vestibulo
Vernissage de « Taupe niveau »
4 décembre 2014
Merci à vous tous qui avez accueilli ces petits morceaux de terre cuite, ils n’en demandaient pas tant, s’en seraient même volontiers passé. Même s’ils laissent quelquefois apparaître, lorsque le jour se lève, un certain plaisir à prolonger leur modeste existence, sans raison, parmi les hommes. Ces brimborions ne sont pas à une contradiction près.
Prendre garde de n’égarer quiconque dans une aventure déjà suffisamment égarante, ces petites pierres auraient tôt fait de vous dérouter et de vous conduire dans une de ces franges, une de ces friches où les mots manquent.
Un texte donc, bref, pour dire une fois encore la nature indécise et miraculeuse de ces presque riens, dessiner à grands traits le commerce que j’entretiens avec eux, depuis 25 ans déjà, jusqu’à leur arrivée ici. Sur les marches de ces escaliers, dans ce vestibule, en latin comme il se doit.
Enfin... le titre : Ridentes in vestibulo
Suite pour violoncelle No.1 in sol majeur, BWV 1007: Prélude
Johann Sebastian Bach
Paul Tortelier
Jean Suite Sol majeur BWV 1007
Le monde se répartit en deux grands domaines : celui des objets auxquels on ne demande rien d’autre que de se maintenir en leur être : les artistes en sont les animateurs.
Celui, plus étendu, des objets dont l’individualité se réduit à un chiffre né de la combinaison de leurs traits distinctifs, obéissant serviles aux modèles élaborés dans les laboratoires : les savants en contrôlent l’accès.
Qu’il le veuille ou non, chaque enfant est invité à choisir auquel des deux saints il vouera sa vie, hésitant parfois longuement avant de s’en remettre aux héritages familiaux, au hasard ou aux circonstances, sans jamais savoir exactement ce qu’il aura manqué en laissant derrière lui l’un ou l’autre des deux chemins dessinés par la tradition.
Je suis resté quelque part sur le seuil, assis sur un escalier. Sans décider. En équilibre précaire sur le rebord d’une fenêtre, – je me souviens, c’était celle d’une cabane de montagne au pied des Dents-du-Midi –, incapable de me soumettre aux excès de la raison collective ou d’épouser les miroitements de l’aventure solitaire, préférant passer au large de cette mise en demeure, évitant ainsi de rejoindre l’un ou l’autre des deux camps sur le point de livrer bataille.
C’est dire que ma rencontre avec ces morceaux de terre cuite, brisés, rejetés, oubliés dans les laisses de l’océan et de l’histoire, m’aura permis d’aller et venir à l’écart des grandes affaires, de ramasser sans concurrence ces minuscules paradis portatifs qui m’auront ouvert une voie sans histoire, à égale distance des pâmoisons et de l’esprit de sérieux.
Car il reste un tiers continent qui échappe au grand partage, aux rêves des artistes et aux formules des savants, et dont la traversée offre à nos vies un joli chemin de prose que les héros d’André Dhôtel ont balisé en leur temps : l’échappée belle.
Fierté donc, fierté que ces délaissés soient arrivés jusque-là et que j’aie pu contribuer à leur reconnaissance. Mais amusement surtout, amusement qu’ils se retrouvent à deux pas des vieux briscards de cette illustre maison, tessons et fibules, tuiles et verres soufflés, identifiés, étiquetés, classés sous clé.
Regardez-les dans ce vestibule et aimez-les pour ce qu’ils sont, je n’y suis pour rien, visages de clown, masques de carnaval, broderies, brimborions égarés devenus boussoles. Eclatés hier, éclatants aujourd’hui.
Trop jeunes pour nous apprendre quelque chose, ces tessons ne parlent ni latin ni grec. Ils sont toutefois assez naïfs pour avoir un avenir, rient sous cape en parlant la langue des cuisines. Mais ne leur en demandez pas trop, ils ne répondent que d’eux-mêmes. Petits moments de rédemption serrés entre déchirure et disparition. Ni bijoux ni témoins, à l’autre bout du sacré comme du passé, dans un vestibule.
Le livre qui les accompagne a pour titre TESSONS, il en est le catalogue déraisonnable et incomplet. Ce n’est pas un traité même s’il en a parfois l’allure ; il a en effet renoncé à vouloir faire le tour de ce qui le déborde, les hypothèses y pullulent mais sont allées fleurir ailleurs. L’idée de classement ne le rebute pas, mais il ne s’y attarde pas et semble dire : « Va, il y a mieux à faire. »
Ce catalogue doit beaucoup au hasard, mais il n’aurait pas vu le jour sans la bienveillance d’inconnus qui sont devenus mes amis, saisis par l’étrange beauté de ces éclats, si bien que l’itinéraire qu’ont suivi ces morceaux de terre cuite pour établir leur campement ici, à Vidy, mériterait qu’on s’y attarde. Une autre fois.
Ces tessons, il aura fallu un peu de violence pour les arracher à leur condition, sur les berges de l’océan, des cours d’eau qui les ont façonnés, des lacs et de la mer. Car ce sont des êtres de lisière et de plein air, nés aux limites de la terre et de la mer, en-deçà des partitions dont ils assurent pourtant l’intelligibilité.
S’ils tiennent debout aujourd’hui dans cette vitrine, hier dans un bol ébréché, sur une armoire à chaussures, au fond d’une poche ou dans le creux de la main, chacun d’entre nous doit savoir qu’ils sont prêts à prendre la poudre d’escampette, là, tout près, dans le sable et sous le vent, sur les rives du Léman. Ecoutez-les murmurer : « Laissez-nous être oubliés! »
Jean Prod’hom
La Librairie de Morges
Retour du Musée Romain où nous avons placé, les collaborateurs de Flutsch et moi, une cinquantaine de tessons derrière une vitrine. Rentre par Rolle et Morges, eau froide, deux cormorans et un cygne au large du port. M’arrête au restaurant du Mont-Blanc pour recharger mon natel. Prolonge ma balade rue des Fossés. Coup d'oeil dans la vitrine de La Librairie, une librairie dans laquelle je n’étais jamais entré.
Petit bonheur. Sylviane a été touchée par Tessons, alors elle l’a mis là. Elle n’a pas remarqué, je crois, que j’étais très ému. Vais me cacher au fond de son antre pleine de beaux livres. On parle un peu, elle et son collègue ont le sourire, moi aussi. En ressors avec Pizarnik et Bergounioux, on se quitte.
Second coup d'oeil à la vitrine, clic-clac, va! fais ton chemin!
Rejoins Sandra devant la piscine de Bellerive. Il fait nuit, Sandra va travailler au gymnase, je remonte avec les filles au Riau où le mousse nous attend, avec deux macarons et deux cupcakes.
Jean Prod’hom
Le poète
Le poète était retourné à son troupeau
préférant la rivalité des bêtes
à celle de ceux qui l’avaient consciencieusement ignoré
Jean Prod’hom
Pas sûr que les gens se réjouissent avec toi
Pas sûr qu’on se réjouisse avec toi
à moins qu’on ne te prenne pour un idiot
va falloir le rester
Jean Prod’hom
Dernier rêve avant la nuit
Remettre à l’eau ces merdouilles
Remettre à l’eau ces merdouilles
et leur laisser une fois encore
trouver la terre où elles fleuriront
Jean Prod’hom
La Broye
Recoller les deux moitiés de sa vie
Arcangelo Corelli
J’ai souvent pensé, ces derniers jours, à la voix d'Henri Calet, celle qui habite ses chroniques publiées, après guerre, dans Combat et Réforme, et j'ai les larmes aux yeux.
A cause, peut-être, de toute la gentillesse de ceux que j’ai croisés ces derniers jours. J’en avais bien besoin avec la parution de Tessons. Il faut dire qu’il y a eu, cette dernière semaine, tellement de premières fois.
Ce matin j’ai reçu un message de Marc, un ami de l’autre moitié de ma vie, il nous a rejoints vendredi passé à l’Estrée. C’est lui, avec Jacques et Antonella, qui a fait le lien avec la moitié d’aujourd’hui. Voilà ce qu’il m’écrit.
La lecture de tes « tessons » m'a enchanté.
Il faut dire que je sortais tout juste des Frères Karamazov. Une tout autre vaisselle aux débris moins polis. Cette marotte un brin obsessionnelle te va comme un gant.
Je me suis laissé promener, étonner, conter.
Désormais, je n'arpenterai plus les plages tout à fait comme avant.
Merci !
Que ces merdouilles te ravissent et que mon commerce avec eux ne te laisse pas indifférent me réjouit. Je crois bien que ces merdouilles sont en train de tenir leurs promesses. Et d’avoir pu te revoir, Marc, à l’occasion du vernissage de ce petit livre, m’a permis de recoller, un bref instant, les deux morceaux de ma vie.
Que l’écrivain qui m’a ouvert les yeux sur la force de l’idiotie tienne une place dans la tienne ajoute quelque chose au bonheur de t’avoir rencontré.
Les personnes ont semblé contentes de ce 31 octobre, l’éditeur aussi. Mais la vie de ce livre un peu insolite et au caractère indécis sera difficile. Qu’il t’ait enchanté lui donnera une chance supplémentaire.
J’aurais bien voulu remercier tous les amis qui sont montés à l’Estrée, ceux aussi qui auraient voulu en être sans le pouvoir.
Voilà que ce petit livre ne roule pas seulement les morceaux égarés de la beauté du monde, mais aussi les morceaux de la bonté des hommes. Il va me falloir aller au grand air pour redimensionner mon émotion.
Jean Prod’hom
CXXXVIII | Martingale
(Pers) Sur les berges du Styx
Pour Claire, Denise, et Martine
Arcangelo Corelli
22 janvier 2009
Sans le trait assuré des ornières, sans les lisières dont je me suis servi comme d’une main courante, sans l’éclat des cloches qui rameutent au loin les fidèles, le cri du coq, sans les tessons qui battent la mesure, sans les brins d’herbe et les épis de blé qui habillent la terre, l’odeur du bois qui brûle, sans la grange aux portes entrouvertes, sans les regrets qui exaucent, serais-je demeuré vivant?
Je tremble toutefois de ne jamais parvenir au repos, de ne me satisfaire ni du soleil ni de l’ombre, de ne pouvoir retenir le fugace, je tremble lorsque le chemin disparaît derrière la crête, je tremble de rien, je tremble de tout, je suis sur la bonne voie, errant sur un chemin qui n’a ni commencement ni fin.
8 avril 2009
« Ce qui ne meurt pas est redoutable. Tremblez devant lui, vous tous, habitants de la terre! » écrit le psalmiste.
Mais ne te détourne pas de l'éphémère, murmure la vieille sur son banc: la flaque d'eau, Sauveterre, le vent d'ouest qui couche les herbes folles, la crête de la Montagne de Lure, les portes closes, les granges, ceux qui fuient, le chemin poussiéreux, les noms qui disparaissent, les malandrins, l'étang de Gruère, les clochers des églises qui piquent le ciel.
Ne te détourne pas de l’éphémère: la grève de Palerme, le courage des malades, le tracteur dans la remise, les repas sans fin, la sieste de l'ouvrier, les terres incultes, un livre ouvert dans une salle d’attente vide, les méandres du Doubs, les tessons, la dignité de l'orphelin, Ferpècle, les côtes de Bretagne, la pie qui s'envole, les jachères.
Sois bienveillant avec l'éphémère, l'éphémère qui revient, avec le retour des saisons, le sac et le ressac des souvenirs.
Ce petit livre, qui tient dans la main comme un galet, donne à voir les visages d’une cinquantaine de morceaux de terre cuite, ramassés depuis un peu plus de 25 ans sur les grèves, au bord des rivières, des mers, au bord de l’océan; des morceaux de terre cuite qui ont su mener une vie discrète, du lieu de leur abandon à celui de leur rédemption.
Et qui ne craignent pas de disparaître.
Une cinquantaine de textes donc, qui ont autant à faire les uns avec les autres que les morceaux de verre d’un collier qu’on tarderait à boucler. C’est d’ailleurs parce qu’ils supportent sans broncher l’arrivée de nouveaux venus que j’ai décidé, alors que le livre était déjà sous presse et ainsi sur le point de se refermer, d’écrire ces lignes, avec le secret espoir qu’elles le maintiendraient ouvert un instant encore.
Je voudrais aussi faire entendre, chemin faisant, un peu du ravissement qui m’a saisi lorsque les travaux appelés par ces minuscules paradis portatifs m’ont fait comprendre que ceux-ci n’avaient plus besoin de moi.
La mythologie que ces lignes revisitent, je n’en ai, avouons-le d’emblée, qu’une connaissance sommaire, déformée même, je le crains. Elles m’auront cependant conduit à reconsidérer mon commerce avec ces morceaux de terre cuite, une fois encore, depuis le commencement.
Avant d’accepter qu’ils ne montent dans sa barque, Charon, le fils des ténèbres et de la nuit, exigeait que soit placée dans la bouche de ses clients une obole, c’est-à-dire une piécette de peu de valeur – pas même une drachme – à l’avers de laquelle le roi d’Argos avait fait frapper dans ses ateliers d’Égine, en son temps, une tortue de mer.
C’est à cette condition seulement que le vieux nocher acceptait, en grimaçant, de faire passer ses clients sur l'autre rive. Sans quoi ceux-ci avaient à errer cent ans durant sur les berges du fleuve, avant de rejoindre le royaume des morts.
Cette histoire, on me l’a racontée à l’école, j’en ai lu des bribes ailleurs, en ai vu des images ici ou là, avec le sentiment rétrospectif de n’avoir jamais saisi exactement ce qui était en jeu et méritait mon attention. Avec, plus tard, la nette impression qu’il ne s’agissait en réalité que d’une fiction agonisante, tout juste bonne à alimenter le quant à soi de la classe des gens cultivés.
Il m’apparaissait en effet que, dans ce récit, la rive des morts ressemblait par trop à celle des vivants pour nous dire quelque chose d’inédit sur la question, qu’il ne nous éclairait guère sur l’autre royaume.
Et que l’homme couché au fond de la barque n’était vraisemblablement qu’à demi-mort, un ivrogne peut-être, l’oeil entrouvert, bref un vivant qui avait, comme il se doit, à payer son voyage.
Quant à la mauvaise humeur du patron de l’embarcation, les fatigues engendrées par sa tâche et la misère de son salaire l’expliquaient aisément.
Somme tout, ce mythe ne faisait que frôler la trivialité en répétant l’habituelle loi des échanges et l’adage bien connu selon lequel tout travail mérite salaire: chaque passager, quel que soit son état, vivant ou mort, doit, aujourd’hui ou hier, payer son titre de transport, que ce soit au guichet de l’embarcadère ou au péage de l’autoroute. La loi ne souffre aucune exception.
Cette histoire, colportée à l’école dans des langues mortes, ne dirait donc que ce que tout le monde sait déjà, mais en nous laissant supposer qu’elle contiendrait un secret touchant le royaume des morts et ses rampes d’accès, un secret creux à l’examen, dont les bien-pensants seraient persuadés de détenir la clé, qu’ils feraient passer de main en main, comme le furet, de génération en génération.
A moins que, à moins que cette histoire ne nous invite à regarder dans l’autre direction, non pas du côté du royaume des morts, mais du côté de celui des vivants, de ce que nous y faisons, jour après jour jusqu’en son point le plus extrême.
Nous naissons un jour de mars, d’août ou de septembre, sans l’avoir souhaité ni même demandé, nus. Nous ne disposons d’abord de rien, devons année après année répondre à tout et de tout, trouver une place qui ne nous préexistait pas.
Assurés de rien, sinon du fait que notre temps est fini et qu’il nous faudra un jour passer la main.
De ce que nous faisons de ce temps, et pendant tout ce temps, le mythe ne nous dit rien. Il indique simplement qu’il ne faudra pas, au moment voulu, oublier ce modeste viatique, si l’on veut rejoindre le royaume des morts. Pour le reste silence, faites comme bon vous semble.
Le prix du passage, est quasi nul, une obole, à peine une drachme. Mais le mythologue insiste: ce viatique, il convient de ne pas l’oublier, sinon... sinon gare, tout serait à refaire. Vous errerez sur les berges du Styx pendant cent ans.
Sanction exorbitante! Pensez donc, cent ans pour une omission de rien du tout, à peine deux sous! Comme on est loin du principe de proportionnalité.
Mais Charon donne ainsi aux oublieux une seconde chance pour mettre la main sur ce qui leur était sorti de la tête dans la première. Et cette fois, passer.
Je ne parierai pourtant pas un kopeck sur l’existence de Charon, je crains en effet que personne ne nous laisse demain une seconde vie si nous manquons l’essentiel aujourd’hui. Le mythe ment, comme toujours. Ce sursis ne nous sera pas octroyé.
Mais en décrivant nos vies au plus près, le mythe dit vrai, comme toujours. Car les années d’errance que vaut aux défunts cette omission se confondent avec les années mises à notre disposition pour mettre la main sur ce presque rien qui nous manque tout au long de notre vie, cette piécette qui nous échappe, ce nom qu’on répète, cette image ou ce reflet : clé, perle de verre, formule, prière, poème.
Le mythe dit vrai en ceci que la sanction de Charon est ce à quoi la vie nous oblige, sans que nous n’ayons fait quoi que ce soit de répréhensible. Condamnés, errant, à aller à l’essentiel pour passer, à saisir ce rien qui est à notre porte, ce passe qui l’ouvrirait. A notre porte ou sur les interminables berges, sans bruit et désarmé, où j’aperçois un visage de sable qui se défait et se refait, et qui me dit : laisse-moi être oublié.
Je vais et viens sur la grève, remue les laisses de la mer, cherche l’éclat avec lequel j’ai rendez-vous, brisé, rejeté, roulé, raboté, poli. Eclatant enfin. Brimborion délaissé que je serre dans la main, avant de goûter du bout de la langue à son sel et le glisser dans ma poche.
Ces tessons, je n’y ai pas touché, ils sont devenus, chemin faisant, le gué que j’emprunte pour franchir le fleuve, lever la tête, me réjouir de la lumière et accepter l’obscurité: Kérity et Tourronde, la Bressonne et la Corcelette, le Tibre et le Tage, les rives du lac de Bracciano et le Léman, le cap Ténare et le Finistère.
À défaut de prier, je ramasse des pierres, en ai plein les poches, plein la bouche et je bégaie les petites proses qui les accompagnent: haltes dressées sur le chemin que je fraie, pour accepter mon égarement, retourner d’où je viens et aller où je vais.
Il aura fallu que quelqu’un s’intéresse à ces morceaux de terre cuite, s’en approche, montre son intérêt pour que j’accepte d’entrouvrir le meuble d’imprimerie qui les contient. En joignant son regard au mien, Pascal m’a encouragé à aller plus loin, c’est fait et je l’en remercie.
Ce livre n’est pas un roman, pas même un récit, pas tout à fait un recueil d’images.
Ce livre n’est pas un traité même s’il en a parfois l’allure: il a en effet renoncé à vouloir faire le tour de ce qui le déborde, les hypothèses y pullulent mais iront fleurir ailleurs. L’idée de classement ne le rebute pas, mais il ne s’y attarde pas et semble dire : « Va, il y a mieux à faire. »
Un livre d’heures peut-être, un livre de pierres en tous les cas, un livre qui tient dans la main.
Car je n’ai pas oublié qu’écrire n’est pas l’essentiel, écrire ne remplace pas les jeux d’ombres et de lumière sur le chemin qui longe la Broye, la passe des Islandais près de Paimpol, les échassiers d’Alcochete, les pêcheurs de Lugrin, le vieux fou de Tourronde, le delta du Tage à marée basse, la mer la nuit du haut du Stromboli. Mais écrire permet de nous désencombrer et de laisser aux mots le soin de dire ce qui nous manque, en tirant du fatras de nos journées ce dont la pointe est si fine qu’elle finit parfois par se confondre avec l’étendue.
On naît, on croît, on diminue, mais c’est de notre vivant qu’on meurt.
Que nous reste-il donc, le soir, lorsque nous rejoignons cette petite mort qu'est le sommeil ? Ici, dans le Jorat, les bords des rivières sont pingres, impossible de ramener un tesson avant la nuit. Alors j’écris chaque jour, je frappe dans mon atelier l’obole qui me permettra de passer, par quoi quelque chose s’ouvre de l’intérieur et offre une allure et un chiffre à mes heures.
(Pers) Chaque jour je ramasse, là où je suis, une pierre que je taille: un texte, trois lignes, que le ciel soit verrouillé, la tête à la mine ou dans les étoiles, pour faire naître ce que je pressens et dont je devine le contour, tandis que s’élève dans le ciel un chant simple, que l’oiseau s’empresse de suivre.
Et passant, passer.
Je vous laisse avec ce livre, il fait état d’une errance et de la découverte d’un passage que je veux maintenir vivant, la beauté ne cicatrise pas.
Les uns y verront un livre sur la construction des gués, les autres une revisitation du Petit Poucet ou la structure de la tortue d’Egine sur laquelle Aphrodite aurait posé le pied. Ils n’ont pas tort. Les plus généreux entendront, inaudible, invisible, la mélodie qui accompagne l’imprévu lorsqu’il montre son nez.
Je voudrais tant que vous ne soyez pas montés ici pour rien, je n’ai pas grand chose à vous offrir, ni pierres d'angle, ni clés de voûte, des souvenirs peut-être, comparables à ceux qu’évoque Ramuz dans Découverte du monde, des souvenirs dont, je cite, je m'aperçois qu'ils ne surnagent dans ma mémoire que sous forme de moments épars, comme dans un naufrage les agrès qu'on voit flotter encore à la surface de la mer, quand le bâtiment lui-même a coulé. Quelques souvenirs seulement, ça et là, que je n'ai pas choisis, qui ont émergé d'eux-mêmes, séparés les uns des autres par de grands intervalles ; mais pourquoi brillent-ils ainsi, et d'un éclat d'autant plus vif qu'une plus grande nuit les entoure?
Je voudrais remercier tous ceux qui ont participé, parfois sans le savoir, à cette étrange aventure. On a tout loisir en écrivant, et ce n’est pas le moindre de ses bienfaits, de nous entretenir avec ceux qui nous accompagnent et de reconnaître, avant de le refermer, ce que le livre leur doit. On n'écrit jamais seul, même s’il faut être seul pour entendre leur voix.
Il y a ceux qui se sont tus, Henri le père et Marie la mère, Daniel Christoff le maître. Il est fort probable, au fond, qu’on écrive des livres d’abord pour ceux qui ne les liront pas.
Il y a ceux que je n’ai pas revus depuis des années, certains me font le plaisir d’être là, je les salue chaleureusement.
Il y a ceux que je vois chaque jour au Mont-sur-Lausanne, adolescents vifs, exigeants, qui obligent celui qui veut durer dans cet impossible métier, de se détourner des recettes toutes faites et de considérer les choses du lieu de son ignorance.
Il y a ceux du Riau, de Corcelles et des villages alentours avec lesquels j’échange quelques mots lorsqu’on se croise, une main qui se lève derrière le pare-brise ou le treillis du jardin.
il y a ceux que je rencontre ici pour la première fois, que j’ai croisés sur les réseaux sociaux et que j’ai eu l’occasion de lire sur le net.
Ceux qui sont à mille milles d’ici, Michèle, François, Franck, Justine, Mathilde, Virgine, Christine, Brigitte, Christophe. Ils font vivre le net. Leur lecture, nos échanges, leur soutien auront été essentiels. Car le numérique n’est pas qu’un instrument de domination, le net et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel, ils offrent ici et là des poches d’indépendance et de résistance, vivantes, aussi importants aujourd’hui que les cafés autrefois. Ils sont nos ateliers, nos laboratoires, des lieux de discussions et d’expérimentation.
Il y a ceux de la première heure, Frédérique d’abord, elle qui la première a vu débarquer à Hermenches ces objets, alors qu’elle partageait ma vie, elle n’a jamais moqué cette entreprise sans queue ni tête.
Il y a Olivier que j’ai beaucoup rencontré cette année, si généreux, qui n’a jamais refusé de m’écouter et avec lequel nous avons eu de belles conversations au bord du lac.
Il y a Yves qui n'a pas une seconde douté, je crois, de ce que j’entreprenais, et qui n'a pas hésité à m’encourager et à me soutenir lorsqu’il le fallait.
Il y a ceux qui ont facilité ma tâche, Thierry, Arturo et Raul, qui on fait en sorte que je dispose d'une journée de congé, cette année, pour mener à bien ce projet.
Et puis il y a celui qui a tenu bon, alors que d'autres auraient laissé tomber avant même d'avoir commencé. Il y a de belles histoires, celle de Tessons en est une.
Disons qu’une lettre, reçue l’hiver passé, est pour beaucoup dans la naissance de ce livre.
Cher Jean, m’écrivait Pascal Rebetez,
Je vous découvre aujourd’hui sur la toile. Par hasard, je crois.
Suivent deux ou trois gentils compliments qui donnent un peu de courage à ceux qui n'ont cessé de pratiquer le doute et qui, écrivant, espèrent secrètement, mais en vain, le lever un jour.
Je ne sais si vous désirez publier un livre, j’en réalise de petits, le plus soigneusement possible.
Non, Monsieur Rebetez, je ne désirais pas publier de livre. Oui, Pascal, l’allure de ta lettre m’a convaincu, le ton, son pas.
J'aimerais te proposer qu'on les partage ces tessons, qu'on les offre à voir, dans un livre, c'est ça que je sais faire, en y prenant le temps, mais qu'il soit beau comme un cadeau, on le sortirait tout visible dans les librairies en octobre 2014.
Fallait-il encore l’écrire, et dans les délais. Mais ta proposition était convaincante, n’habites-tu pas rue de la Poterie? Ça ne s’invente pas, je devais te suivre.
On prendra le temps, écrivais-tu. Là je souris : il m'avait fallu 26 ans pour que je me décide à faire quelque chose de ces brimborions, tu ne me laisseras pas 6 mois pour réaliser ce quelque chose. Nous sommes le 31 octobre, cher Pascal, c'était moins une.
Et si ce livre est sans contestation possible un livre, c’est d’abord à cause du savoir-faire d’artisans exigeants, Chatty la graphiste et les imprimeurs du Locle. Ils ont su mettre en page les textes et les photographies que Geoffrey et Romain ont réalisées.
Ne pas oublier Jasmine, l’indispensable, qui a toujours gardé la distance nécessaire, regardant de très haut lorsqu’il fallait embrasser l’ensemble du projet, de tout près lorsqu’il nous a fallu descendre dans le détail du texte.
Merci pour ce cadeau.
Je veux encore remercier Alain, notre hôte, qui fait vivre cette Fondation avec Claire-Lise, Michaël et les amis de l’Estrée. Alain qui m’a convaincu de montrer quelques-uns des restes de cette vaisselle du monde, regardez, il a pris soin d’eux et leur a offert un beau milieu, un peu écrasés par les grandes toiles de Logovarda. Pas grave, ils ont l’habitude.
Merci à Laurent Flutsch. Avec le concours de David Cuendet, responsable de laboratoire du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Laurent Flutsch va offrir une vie parallèle à ces objets et à ce livre. Ils seront en effet présents au Musée romain de Lausanne-Vidy, depuis le 4 décembre, jour du vernissage de la nouvelle exposition temporaire.
Merci à Christine Macé que Françoise et Edouard m’ont fait connaître. Elle anime dans la Drôme, depuis de nombreuses années, un espace de rencontre autour de la céramique et de la calligraphie: Terres d’Ecritures. Elle accueillera, elle-aussi, ces tessons et ce livre, dans sa galerie de Grignan, au printemps prochain. ils auront l’honneur de côtoyer les calligraphies de Kitty Sabatier et de Denise Lach. Peut-être.
Il y a ceux enfin que je n’ai pas oubliés une seconde, si proches.
Sandra ma femme, qui a suivi avec sollicitude toute cette aventure, elle a supporté le désordre que ne cessent de causer ces merdouilles, comme le dit si poétiquement David, qui ont la fâcheuse tendance à s’éparpiller, alors qu'elle a tant à faire avec la rédaction des manuels de physique sur lesquels s'échineront les adolescents de demain.
Nous savons désormais tous les deux ce qu'écrire veut dire.
Arthur qui rêve de faire quelque chose avec presque rien. Oui Arthur, c’est un très bon plan. Les restes tiennent toujours leurs promesses: petits objets, petites vies, petits bonheurs.
Louise, ma Louise, avec qui il m’aura fallu lutter ferme pour ne pas céder à ta proposition de monter une petite entreprise et tirer de ces objets une fortune. Oui, Louise, tu n’as pas tort, il y aurait de quoi faire, j’y ai songé, mais je les aurais trahis.
Lili enfin. J’aurais tant voulu suivre les conseils que tu m’as fait parvenir l’autre jour à Château-d’Oex. Voilà ce que tu m’écrivais:
Salut papa, je suis rentré de mon super camp d’équitation, j’ai monté Katlaya. Sinon nous sommes allés manger des crêpes, à Rue, elles sont trop bonnes. Je te raconterai la suite quand tu rentreras.
Pour le reste, prépare bien ton discours. Petit conseil, utilise des mots majestueux, je sais que ça ne veut rien dire, mais je fais de mon mieux.
Bonne soirée, ne bois pas trop, car ça ne va pas pour les discours. Bref, fais une belle nuit avec de beaux rêves.
Lili, ma Lili, je ne sais pas si tu es contente de mon discours, tu me le diras tout à l’heure, mais je peux te l’assurer, j’ai fait de mon mieux.
Merci à vous tous d’être montés jusque-là, dans la nuit de ce pays de loups.
Jean Prod’hom
Photo : François Corthésy et Romain Rousset
Laissez-moi
Lugrin (5 avril 2014)
Laissez-moi
reprendre des forces
laissez-nous être oubliés
Jean Prod’hom
On naît...
On naît
on croît
on diminue mais c’est de notre vivant qu’on meurt
Jean Prod’hom
Merci David
Lui, il s’appelle David, on s’est rencontrés après un spectacle dans lequel nos enfants jouaient cet été; un spectacle intitulé L’Autre Nuit, que Gwenaelle et son équipe ont réalisé à Fey sous chapiteau, un beau spectacle avec des enfants et des chevaux, de la musique et des funambules.
Le 13 juillet, ç’avait été la dernière représentation et il faisait beau, un petit air de fête. David a débouché une bouteille de rosé, on a parlé de nos enfants, j’ai débouché une seconde bouteille, on a commencé à se tutoyer. Il m’a parlé de son boulot au musée; de fil en aiguille il m’a proposé de le recontacter pour que je puisse visiter, avec mes élèves, les ateliers de restauration du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire du canton de Vaud, dont il est le responsable.
On boit encore un verre et je lui parle des morceaux de terre cuite que je collecte depuis plus de deux décennies. Il m’encourage alors à prendre contact avec les directeurs des musées de la place, prétextant que ça pourrait les intéresser. L’homme est à l’aise, je le suis moins et le convaincs de prendre contact avec ces augustes personnes. Salut. Salut salut. L’été passe.
Je reçois, fin août, une copie d’un message que David a adressé à Laurent :
Laurent,
Au hasard d'un verre j’ai fait la connaissance d'un type intéressant. Il ramasse depuis plusieurs années des tessons roulés par la mer. En fin d'année, un bouquin inspiré par ces petits bouts de merdouille sera publié. De considérer le tesson comme une source d'inspiration et non un trésor archéologique me paraît assez original. As-tu un peu de temps pour le rencontrer? Sa démarche poétique serait intéressante à mettre en relation avec l'univers de l'archéo, le pillage. Une vitrine et ton musée? Je te propose d'ouvrir le lien « Au pied du brise-lames » sur son site. Et de me donner ton avis.
A bientôt.
David
Le gars a du culot, j’aime ça, mais je doute de l’efficacité de ce type de message dans le monde de l’archéologie. Je me trompe. Le bonhomme qui vante mes merdouilles ajoute à son envoi la réponse de Laurent Flutsch, le Directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy. Je lis :
Salut David,
Jolie démarche… Je marche !
Autrement dit, d’accord pour une vitrine.
Après, il y a la question de date : on ouvrira une nouvelle expo sur le thème assez vague « L’archéologie au quotidien » le 4 décembre. Avant cette date, ça risque d’être difficile, on sera en plein chantier et l’atmosphère sera nettement plus stressée que poétique. Mais après, ce serait parfait, et en harmonie avec notre sujet, en plus !
Dis-moi si ça peut coller comme ça, et si oui on organise une rencontre.
Amitiés
Laurent
Laurent, Eric le technicien et moi, on s’est rencontrés ce matin; on a bu un café et fait des plans sur la comète. Les tessons seront visibles au Musée romain de Lausanne-Vidy depuis le 4 décembre. Comme quoi il y a encore de belles histoires. Sans compter que le catalogue est déjà réalisé.
Jean Prod’hom
On n'écrit pas seul
On n'écrit pas seul
mais il faut être seul
pour entendre leurs voix
Jean Prod’hom
Tirer du fatras
Tirer du fatras
ce dont la pointe serait si fine
qu’elle se confondrait avec l’étendue
Jean Prod’hom
Tessons à paraître
On ne sait pas trop quoi dire
par où commencer
alors on se tait à deux pas de ceux qui n’en savent rien
Jean Prod’hom
A titre d'honoraires
Avance sur les droits d’auteur
quinze ans de mariage et trois enfants
assez pour t’offrir des fleurs et vous payer une quatre-saisons
Jean Prod’hom
A Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset (c)
C’est le même voyage familier
mais rien ne va comme on l’imagine
les cairns vacillent
Jean Prod’hom
Lettre à l'éditeur
Reçois ce jeudi 28 la lettre d’un éditeur, la seconde en peu de temps. Une gentille lettre dans laquelle il me dit qu’il découvre aujourd’hui sur la toile ce que j’écris. Un peu par hasard, précise-t-il ; il me confie ensuite que ça l’épate et lui plaît. Une phrase tout particulièrement me ravit, ce que j’écris le rend joyeux, voilà des mots qui font du bien, on en voudrait plus souvent des comme ça, ils nous invitent à donner davantage, à lui et aux autres. Cet homme que je ne connais pas me dit aussi son amour pour Henri Calet, on devrait faire un groupe, décidément Henri Calet nous manque. Il me dit aussi ses affinités avec les pierres.
Je suis allé voir sa maison, une petite maison en apparence, qui réalise de petits livres pas si petits que ça, une maison qui dure et fait peu de bruit. Un travail soigneux et un catalogue qui fait rêver. Il me demande si je ne désire pas publier un livre, qu’il serait heureux de me rencontrer. Moi aussi. Mais je crains de le décevoir et je prends peur. Car ce que j’ai, je le porte, je n’ai rien d’autre, ne cache pas sous une pile de documents un manuscrit qui attend. Ce site est tout ce que j’ai et je dois bien m’en satisfaire, c’est le fragile de mes jours, en contrepoint de la vie que je mène, à la mine au Mont et au Riau. Avec des élèves, Sandra, mes enfants, deux chats et un chien. Je ne peux pas plus.
Un livre oui, mais un autre livre. Et comment ?
Jean Prod’hom
Avec Thierry Metz
Reprends depuis quelques jours, à petites doses, les septante-sept textes écrits cet été entre Colonzelle et le Riau. En me demandant si je fais bien.
Maintiens, mais en les déplaçant quelquefois, les septante-sept fragments que j’ai retenus des lettres de Thierry Metz. En les écourtant parfois. Avec la certitude que ce qui a soutenu cette entreprise ne tient plus que par un fil à ces quelques mots indiqués en italique. Car si ceux-ci l’ont soutenue, ils en ont aussi différé l’accès. Je m’efforce maintenant de préserver, et c’est l’essentiel, l’étendue de ce que je ne saurais dire autrement, c’est-à-dire le silence sans lequel on n’entend rien, d’élaguer ce qui encombre, avec le risque qu’il ne reste plus grand chose à la fin.
J’aimerais encore, lorsque chacun de ces septante-sept morceaux tiendra debout, les filer d’un trait en m’assurant que l’ouverture creusée en chacun d’eux ait la dimension qui convient pour laisser passer une ficelle de chanvre brut, qui aura à creuser encore, de l’intérieur, le ciel d’un bivouac.
Jean Prod’hom
Faire un livre
Le grondement sourd qui nous parvenait ces derniers jours de la soufflerie des greniers de la Moille-au-Blanc s’est tu, l’herbe est sèche. Si Freddy a entamé hier un second passage dans le pré à Max, ce matin la faucheuse est bâchée, il a plu toute la nuit. Le vent est tombé, les fenêtres sont fermées, on ne verra pas les enfants avant huit heures, tout est en place pour un dimanche pot-au-noir. Des bruits il y en a, mais le vide que le vent a creusé depuis qu’il est tombé les maintient séparés les uns des autres, dans une solitude presque désespérée : un grillon se noie, les bris d’un merle de cristal, les cris d’une corneille ou un âne qui brait, à moins qu'il ne s'agisse d'un pic sur une vieille plaque d’éternit. Douceur, désolation, mais sans risque et sans heurt, sans contagion. La pluie soudain reprend et s’abat sur le toit, on ferme les velux, on se retire, nous de notre côté et la campagne du sien.
On boit un café, Sandra lit, Louise nous rejoint. Je relève mon courrier, un gentil mot de François Bon sur Tiers Livre, ce n’est pas la première fois et je m'en réjouis. Me réjouissent également ces mots des lecteurs qui me parviennent : Justine, Murielle, Julien, Yvan, Sylviane, Brigitte, Murièle, Alexandre, Francis, André, Anna, j’en oublie.
Bientôt cinq ans. Un billet chaque jour, chaque jour ouvrable d’abord, quotidien depuis juillet 2012, des billets qui donnent un rythme à mes journées, parfois bien plus. Observer, comprendre, aimer, tout et n’importe quoi, ce qu’on finit par regarder, d’autres couches, d’autres cercles. Même si – et c’est l’une peut-être de ses leçons essentielles – écrire n'est pas tout, tout au plus un attribut, j'entends par attribut ce que l'intellect perçoit de la substance.
Je tente de placer au bon endroit le numéro ISSN qu'une dame de la BNF m'a envoyé la semaine dernière. Malgré les conseils avisés de François Bon et Christine Genin je n’y parviens pas et y renonce assez vite, il n’y a pas le feu. Même chose avec Prolitteris, Claude qui m'avait encouragé il y a 6 mois à adhérer à cette société chargée de veiller aux droits d'auteur, a réitéré ses encouragements l'autre soir sur le seuil de la librairie Basta, avec d’autant plus de raisons qu'on a reparlé de ce livre qu'on va faire ensemble.
Il me dit où il en est, ce qui pourrait constituer le centre de ce livre, et j’imagine les cercles qui en feraient le tour, toujours plus larges. Et cette idée de faire un livre – Je ne sais pas si tu as déjà envisagé de réunir un choix de tes textes dans un livre en papier ; si ça te tente, je serais très intéressé à les publier – je ne m'y suis pas fait immédiatement, mais je peux aujourd’hui le concevoir à condition qu’un maître d’oeuvre aux reins assez solides prenne l’initiative des travaux. Ce maître d’oeuvre m’obligerait ainsi à reconsidérer ce qui existe aujourd’hui dans les limbes, et à concevoir des cercles inédits susceptibles de m’accueillir moi et mon purgatoire, mes enfers et mes paradis.
Comme chaque dimanche depuis quelques semaines, Louise et Lili descendent chez Marinette lui donner un coup de main, nettoyer le parc de l’âne Ziggy et Sahita le poney, Sandra les accompagne. Arthur, qui a été privé d’écran toute cette semaine, part en trombe avec Oscar remplir sa tâche dominicale, fait le petit tour au pas de course, revient à 10 heures sonnantes. Il se cale devant l’ordinateur pour jouer et aménager la plate-forme Minecraft qu’il souhaite administrer avec sa soeur.
Passe en coup de vent chez Marinette qui prépare un thé, pour avertir Sandra et les deux filles qui ont nettoyé les box et ramasser les crottins du parc que je descends en ville au Musée historique de Lausanne où je compte m’arrêter dans quinze jours avec les élèves de la 11. Les gardiens du musée coopèrent si bien qu’il ne me faudra que quelques minutes pour régler l’affaire. Monte au deuxième étage jeter un coup d’oeil à l’exposition consacrée à Louis Rivier dont je ne connaissais en fait que la Mater dolorosa de Bottens, étape naturelle du pèlerinage qui va de Corcelles à Echallens. Y reste finalement deux bonnes heures, Louis Rivier y apparaît entre deux mondes, pseudo-idôlatre au coeur de la communauté protestante fâcheusement iconoclaste, dernier artisan de la générosité discrète de la grande bourgeoise vaudoise avant son déclin.
Lausanne est immobile, bien droite dans le vent, les yeux fixés sur le lac, il y a du monde sur l’esplanade de la cathédrale, peu de Lausannois. Une femme cachée derrière un niqab me rend songeur, elle photographie les alpes françaises de l’autre côté du lac, les toits du quartier de la Palud, son mari ou son ami, les jardins de l’Evêché, mais que voit-elle ?
L’homme fait lui aussi quelques photos, les Alpes, les toits, les jardins, pas un regard pour elle, moi si, et elle pour moi.
Jean Prod’hom
Basta
Il a tellement plu hier matin sur le Jorat qu'il a fallu renvoyer les joutes sportives de Thierrens au Mont. Lorsque le ciel s'est calmé, on a perçu une sourde déception. En écho cette balade, fraîche consolation le long de la Valleyre. Les pensées des petits ont tôt fait d'aller au-delà, on évoque le Flon, la molasse et les cathédrales, le Rhône, plus loin Marseille, bientôt les vacances. De minuscules fraises des bois roulent au pied d'un parterre d'oeillets, fines paupières au teint rose jambon, découpées comme des cils : dianthus superbus. Le Jura réapparaît derrière les vapeurs d'eau.
Si, nous explique un tout malin, on l'appelle foyard, c’est parce qu'il finit en bois de chauffage dans les foyers de nos cheminées. Le nichoir fixé sous ses lourdes charpentières semble inhabité. Qui sont donc ses locataires ? Je prends contact sur le champ avec l’universitaire qui a laissé son numéro de téléphone là-haut sur la maisonnette : on l’a installée pour les chouettes hulottes, mais il n’y en a pas eu beaucoup ce printemps, à cause du mauvais temps, du froid et du manque de nourriture, inutile d'insister, et si des petits avaient éclos, ils voleraient à cet instant de leurs propres ailes.
On refait dans la tête la balade, mais à l'envers, en dégringolant pédagogiquement le chemin des Neuf-Fontaines. Je raconte à ces gamins comment, par un infime recul et l'application de l'une ou l'autre des techniques rappelées par l'historienne britannique Frances A. Yates dans son Art de la mémoire, chacun d'entre nous est capable de garder en soi ce qui tend à s'en échapper.
On termine avec les élèves de la 11 la projection du film de Daniel Vigne sur les aventures de Martin Guerre qui a défrayé la chronique au milieu du XVIème siècle, une affaire déroutante qui aurait pu conduire Martin à la folie si Martin avait été Martin. Mais, Martin, tu n'es pas Martin, tu es Arnaud du Tilh, si ressemblant que tu nous a trompés, tu en sais autant que Martin sur sa propre vie, plus même peut-être. Martin Guerre, tu n’es pas Martin Guerre, tu es Arnaud le diable, Arnaud l'usurpateur. Arnaud du Thil est pendu le 16 septembre 1560 à Artigat pour fraude et adultère.
Cette affaire me rappelle une psychiatre qui m'avait averti, la veille d'une sortie, que sa fille ne participerait pas à la course d'orientation que mes collègues et moi avions soigneusement organisée, parce que, disait-elle, en remettant à chaque groupe un téléphone portable, on disait très clairement mais à notre insu que les élèves couraient de réels dangers. En conséquence sa fille resterait à la maison.
Il fait nuit lorsque je sors du collège, il n’est pourtant que 16 heures 30, le ciel est à nouveau très chargé. Je descends en ville, parque la Yaris près du Musée de l'Art Brut, vais et viens sous la pluie, le long de la rue du Maupas et la rue de l'Ale avant de rejoindre sous un parapluie et des trombes d'eau la librairie Basta où les éditions Antipodes vernissent ce soir quatre nouveaux livres.
Nous ne sommes pas très nombreux mais je reconnais plusieurs visages, Murielle descendue de la médiathèque du Mont rend les lieux plus familiers.
Un comédien lit des extraits de trois ouvrages universitaires qui traitent respectivement de la naissance socio-historique de l'assurance chômage en Suisse entre 1924 et 1982, du débat autour du génie génétique entre 1990 et 2005 et des rapport de la Suisse avec l'Algérie entre 1954 et 1962. Il est curieux de percevoir dans la bouche ronde d'un comédien les ressorts rhétoriques du genre, leur sous-couverture, l'étanchéité des caissons, les ligatures qui se referment en bout de respiration, les connecteurs qui paradent, les suffixes à discrétion, l'invisible pâte dont la raison enrobe ses motifs aux armatures d’airain. Un alexandrin parfois, égaré, puis une assonance qui relance le propos de gouttière en gouttière, de cheneau en cheneau jusqu’à ce que l’essence s'écoule de l’alambic, goutte à goutte, dans les nappes profondes de la conscience.
Je lirai le quatrième ouvrage, celui de Nicole Gaillard, Couples peints, Esthétique de la réception et peinture figurative.
La librairie est minuscule, les gens polis, on se croirait sortis d'un film de Rivette, d'Eustache ou de Rohmer. Jean-Pierre Léaud est là, les mains dans les poches, il fait chaud, Michel Legrand fredonne l’air des Parapluies de Cherbourg et Godard grommèle. Michel Sautet a fait un saut pour dire bonjour, bonjour sourire, on parle tennis et football, Dziga Vertov, masculin féminin. Tout le monde est un peu saoul à la fin, ce sont des choses qui arrivent, des choses de la vie avec Michel, Diane, Claude et les autres. Les années 70.
Jean Prod’hom
De Ramuz aux Antipodes
Du givre sur les vitres, la pleine lune dans le rétroviseur, des routes sèches, je roule au pas dans la plaine de Sainte-Catherine avant de laisser ma voiture au garage.
La construction du troisième bâtiment scolaire s’achève, les esprits s’échauffent, on a ouvert l’inévitable et interminable liste des défauts, des oublis, des non-sens. Le déménagement est différé de quelques semaines.
Mais à côté de ce premier chantier bientôt terminé, on ne chôme pas. Les entreprises ont levé les pleins et les vides du second étage du second bâtiment. Quant au troisième c’est pour plus tard.
Belle journée de travail, je parcours en tous sens avec les élèves de la 6 quelques lignes du premier chapitre de Derborence.
Antoine n'avait donc rien dit. Les deux hommes sont rentrés dans le chalet dont ils ont tiré la porte derrière eux.
Ils couchaient sur des paillasses elles-mêmes posées sur des planches fixées au mur, et qui faisaient deux étages, de sorte qu'ils dormaient l'un au-dessus de l'autre, comme dans les navires.
Antoine couchait à l'étage d'en haut.
Ils ont pendu leurs souliers par les cordons à une cheville à cause des rats.
Antoine était monté à son étage.
– Bonne nuit, lui avait dit Séraphin.
Il avait répondu :
– Bonne nuit
Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu'Antoine s'était enroulé dans sa couverture de laine brune et s'était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C'est Thérèse.
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine. Il lui a dit bonjour, elle lui disait bonjour. Il lui a dit : « Alors quoi ? » elle a dit : « Alors, comme ça. » Ils étaient obligés de se donner rendez-vous loin du village, parce qu'il y a toujours des curieux. Il y a toujours des curieux, il y a toujours du monde qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Elle avait un râteau sur l'épaule; il voyait comment, avec les dents de son râteau, elle accrochait les nuages en passant. Les nuages lui tombaient sur la tête. Pourquoi est-ce qu'il s'est assis plus haut qu'elle sur le talus ? Il ne la voit que de dos et elle se penche en avant, ce qui montre, entre son chignon et son fichu rouge, un peu de peau brune. « Ça ne va pas ? » –« Oh ! dit-elle, c'est pas moi. » - « Oh ! alors qui est-ce que c'est? » - « Oh ! dit-elle, c'est ma mère. »
Avant de faire une halte plus conséquente sur celles-ci :
Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu'Antoine s'était enroulé dans sa couverture de laine brune et s'était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C'est Thérèse.
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine.
Pour nous émerveiller enfin devant cela :
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine.
J’aime ces moments-là, j’aime ces textes-là, les moyens que leur auteurs se donnent, nous donnent, j’admire leur travail et leur courage.
Le garagiste a mis quatre pneus d’hiver neufs à la Yaris, je descends au numéro 1 de la rue de l'Ecole-de-Commerce qui fait angles avec celle du Maupas et l’avenue de France, à deux pas du Gymnase de Beaulieu. Les Editions Antipodes y ont leur siège entre le garage Saint-Paul et des locaux aux stores fermés qui accueillaient il n’y a pas si longtemps encore un institut de beauté. La porte et les deux vitrines s’ouvrent de plain-pied sur la large rue qui a – je ne sais pas exactement pourquoi – quelque chose d’anglo-saxon. Des livres partout comme il se doit, en piles et en nappes. Le responsable porte l’affaire depuis 1995 à bout de bras. Ses collaborateurs sont absents cet après-midi, Claude fait de la comptabilité.
J’ai appris hier soir en consultant le site de cette petite entreprise que le catalogue comptait plus de 150 titres, principalement des ouvrages de sciences sociales, mais également des textes littéraires, que cette société à responsabilité limitée jouait la glasnost en annonçant non seulement le salaire de ses employés – non non, tous les éditeurs ne sont pas millionnaires ! – mais en déclarant également son souci premier, celui de rendre ses publications accessibles, lisibles, compréhensibles, et de les présenter dans une mise en page soignée. C’est vrai, je peux en témoigner aujourd’hui.
On va manger au restaurant du Petit Boeuf, on parle de choses et d’autres, de nos enfants et des réseaux sociaux, de l’école autrefois et de l’école aujourd’hui. Il me rappelle ce dont je ne me souvenais pas ou mal : j’ai été son prof de latin pendant quelques semaines il y a plus de trente ans, on s’est promené aussi ensemble, quinze ans plus tard du côté de Tête Blanche, attachés à la même corde, avec un fou furieux pour guide qui a failli à plus de 3000 mètres nous précipiter en-bas le col d’Hérens. Mais on parle aussi de ses livres et de mon blogue, c’est un peu pour ça qu’on se rencontrait.
On se sépare, il est passé 15 heures. Je repars avec le sentiment que nos affaires seront rondement menées... et les mains pleines : un numéro de la Revue historique vaudoise sur les Réformes religieuses en Pays de Vaud, Les Villes englouties de Raphaël Baroni (collection Littérature), Tangente de Dominique Brand (collection Traces du temps), Un Métier désenchanté de Françoise Gavillet-Mentha (collection Existences et société). Et puis un petit dernier, le premier que les éditions Antipodes ont publié, A Lausanne, autrement. C’était donc en 1995 et c’est pour ce soir.
Jean Prod’hom