Place des morts

La mort nous confie le vivant du mort

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Cher Pierre,
L’obscurité ne me permet pas au réveil de déterminer si le jeune chevreuil aperçu hier matin a passé la nuit près de la maison ; et lorsque je m’en vais, aucune forme ne se détache dans le pré que rosit le brasier derrière Brenleire et Folliéran.

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Je l’oublie très vite en me retrouvant face à mes obligations. Sandra m’envoie pourtant un message à 8 heures, elle est allée se promener avec Oscar à la Moille-aux-Blanc. J’ai vu à l'orée du bois deux chevreuils, une mère et sa petite. J'ai espéré que notre orphelin avait retrouvé les siens. Plus loin, dans le bois, une famille de trois. J’ai encore vu la petite et sa mère dans les broussailles de la Mussilly, immobiles. Plus que trois jeudis et la chasse sera interdite.
J’enchaîne cinq périodes successives, avec la sensation heureuse que les jours, toujours plus courts mais gorgés de soleil et de fraîcheur, avivent l’attention des élèves, la mienne aussi.
Je prends rendez-vous au garage de la Croix blanche avant de remonter au Riau. Louise a déjà glissé une pizza au four, on la mange sur le pouce. Elle est Lili me demandent de tendre la slickline qu’elles ont ressortie et déroulée entre l’érable et le foyard.
L’église des Croisettes rayonne sur la colline, venez à moi ! Nous y sommes, nous y sommes, par la route de l’ancien cimetière, celle du nouveau ; quelques-uns traversent le pré mouillé, d’autres attendent déjà sous le porche, bras ballants.
Les gens se mêlent, les voix aussi, celle de Pierre Jean Jouve et de Corinna Bille, celle de François Rossel, de Jean Grosjean et de Paul Celan, de Jean-Luc Goldmann et de Philippe Jaccottet, sans discordance, creusant leurs aubes et leurs saisons, leurs crépuscules et leurs chemins de traverse, pierres rondes d’encres et de lumière qu’on aperçoit sous les pieds du crucifié aux stigmates dressé derrière le cercueil.
Il nous reste à la fin leurs noms, qui sont à eux seuls des paysages, et leurs poèmes qui désormais nous appartiennent. Il n’est pourtant pas besoin d’écrire ou de lire, rappelle Paul Celan, une poignée de main suffit pour que ne périsse pas le vivant allégé du mort ; j’imagine ces nuits qui auront été les leurs et les miennes, j’entends la voix qui a fait se lever un coin du voile et devine la main qui en a tracé l’ombre.
La mort nous confie le vivant du mort, François aurait pu être là parmi nous, à nos côtés, ça n’y aurait rien changé. Il n’y a pas de vaincu, la mort est un tamis qui laisse l’essentiel ; celui-ci vient se joindre au meilleur de nous. Dehors les cloches sonnent, le soleil claire novembre, on aurait aimé les entendre de très loin ; le corbillard s’en va à Montoie. Je bavarde avec Elodie et Monique, avec Pascal et Antoine.
La maman de François me parle de Bursins dont nous sommes tous les deux originaires, je lui parle de Lili Prod’hom, sa cousine, sans laquelle notre Lili ne s’appellerait pas Lili, de Marinette Defrancesco. Elle se souvient de l’invitation que son mari nous avait fait parvenir, à François, moi et quelques autres. Il voulait connaître les raisons pour lesquelles nous nous étions éloignés de l’Assemblée des Trois Rois. C’est lui aussi qui a dit quelques mots à l’occasion de la mort du mien. On n’a pas parlé de François. Tout ce qu’on voit, tout ce qui bruit, tout se tait, mais derrière le mutisme il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
Je passe au nouveau cimetière d’Epalinges avant de rentrer ; quelqu’un a fleuri les tombes de maman et de papa ; Françoise vraisemblablement, ou Marcelle. Je remonte au Riau, écris les premières lignes de ce billet en écoutant en boucle le requiem de Fauré dont nous avons entendu cet après-midi l’ In pardisum.
Il est 19 heures, je redescends en vitesse à Lausanne, monte les grands escaliers du gymnase du Bugnon, désert. La journée des portes ouvertes, c’est demain, j’ai la tête en l’air, je remonte, personne n’a revu le chevillard, je rédige la seconde partie des ces notes.

Jean Prod’hom


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Allez au jardin de la vie

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Cher Pierre,
Romain m’envoie une photographie prise dans une librairie de la région. On y aperçoit Marges au premier plan, à côté de L’homme qui jouait de l’orgue, Listen to this, Musicophilia, Les Danseurs mythiques, Danse avec l’espoir, « Piaf », La voie de la voix, Les 101 grand opéras. Une erreur d’aiguillage ?

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Pourquoi pas, c’est peut-être sa place ; je constate en effet, pas internet, que La librairie du Baobab à Martigny l’a indexé sous Lettres et linguistique ; les livres comme les hommes peinent à trouver la place qui est la leur, jusqu’à ce qu’ils comprennent que d’autres places peuvent leur convenir.
Olivier me téléphone, nous descendons au bord du lac, marchons jusqu’à Lutry où un boit un café. Trois mois qu’on ne s’était pas revus. On cause de tout, enfants, job, retraite, projets tout en remuant les galets ; il trouve un beau tesson qu’il accepte de me laisser. Bonne nouvelle ! il est possible qu’il descende à Grignan avec Patrick, je m’en réjouis. On s’arrête au retour au bord du terrain de foot, les joueurs de Lutry affrontent ceux du Team Gruyère, ; lorsqu’on les quitte, les seconds mènent 2 à 1.
Sandra n’a pas eu une minute à elle de la journée : Ziggy et Sahita, les paiements, les leçons des enfants. Demain c’est visite de chantier, on passe en revue les travaux qui restent à faire dans la maison. Et puis, je mets enfin sous pli les pièces justificatives supplémentaires que l’office des impôts a exigées, Sandra a mis la main sur l’annexe 06 que je ne retrouvais pas. Je fixe les échéances de la semaine prochaine, prépare le remplacement de jeudi avant de finir ma journée à la cuisine.
Je crains qu’on ne puisse disparaître autrement que deux fois, sous la terre d’abord ; sous les mots des inconsolables qui recouvrent ceux du vivant : allez au jardin de la vie.

Jean Prod’hom


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Visite au cimetière

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Le nom des morts ne connaît pas de repos
les époux font chambre à part libres de ce qu’ils s’étaient promis
je pique-nique avec les enfants adossés à leur arbre généalogique

Jean Prod’hom

Se hisser dans le premier cercle du paradis

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Arpente en début d’après-midi les rives du lac, de Vidy à Dorigny. Ramasse les restes d’un trésor et bois un thé à la cafétéria de l’université, il fait si beau et les étudiants semblent si jeunes. Remonte par la Maladière jusqu’au centre funéraire de Montoie.

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A l’élève dont le père vient de mourir, j’aurais voulu dire que je n’avais rien voulu savoir lorsque le mien est mort, juste éprouver le vide qu'il laissait sans penser ni à lui ni à rien, et respirer un air allégé : il était donc passé. J’ai eu quelques jours durant un étrange sentiment, une espèce de soulagement et l’impression de flotter dans un milieu sans arrête, un milieu accueillant, paisible, incertain. Avec le temps j'ai vu se déposer ce qui vivait de lui en moi et qui lui venait des autres. Je regarde aujourd’hui les paysages qu’il a traversés et parcours les chemins que nous avons empruntés et que j’emprunte encore. Ailleurs avec mes enfants et lui à côté. Le monde est plein de ce que les morts n’ont pas emporté.
Il est bientôt 19 heures. Je récupère Louise, direction Moudon : monocycle, trapèze ou ruban. J’en profite pour faire quelques courses ; longues files aux caisses, on attend. Chacun cherche dedans soi un peu de ce soi qu'une journée de travail a mis de côté, la caissière sait la fatigue, elle se réserve la sienne pour tout à l’heure. Pour l’instant elle passe sans hâte le lecteur sur le code-barres de chacun des articles qui débordent des paniers, sans s’agiter, sans se troubler.
Aucun geste d’humeur, chacun attend son tour. J’attends le mien avec une curieuse impatience, celle de la saluer, et la saluant lui témoigner ma reconnaissance, sans faire étalage de l'admiration que je voue au coeur qui l'habite. Je la salue sans lever les yeux, elle non plus, elle emballe consciencieusement les 10 tulipes couleur lilas, c’est comme si quelque chose nous élevait, quelque chose de simple. On se retrouve tout là-haut un bref instant, je voudrais le voir durer : - Merci. - Merci. - Je vous en prie. - Bonne fin de journée. - Bonne soirée. C'est simple, tout simple, dire juste, juste ce qui est à dire, et se hisser ensemble dans le premier cercle du paradis.

Jean Prod’hom


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Retour

Jean-Claude Hesselbarth

Il est un peu plus d’une heure, on quitte Colonzelle. Sandra tient le volant, je prends le livre que Jil Silberstein a consacré en 1990 à Jean-Claude Hesselbarth (Âge d’Homme, 2011). Série de quatre entretiens qui se lisent d’une traite et font un peu de lumière sur cet homme qui a passé sa vie à la faire naître au coeur du noir d’encre de ses dessins et dans la danse liquide de ses peintures. Ces entretiens font entendre aussi une voix truculente, celle d’un bonhomme qui semble avoir été taillé à la hache, fait d’un seul tenant, habité par une insouciance expansive. Méfions-nous pourtant des apparences, l’homme n’est pas seul et des voix d’autrefois parlent en lui :
Je jette des gouttes de couleur très liquides qui vont se délayer et se crocher, si je peux dire, dans la couleur qui n'en est pas une. Si bien qu'il se fait, presque tout seul, un travail de la peinture dans la peinture.
Comme tous les modestes, Hesselbarth veut nous laisser croire que ses peintures sont le fruit des circonstances et du hasard. Sauf que parfois il dit tout haut son ambition : Bon, c'est quand même voulu parce que c'est moi qui gicle et que je ne gicle pas n’importe où.  Avant de faire marche arrière : Quoique… Parfois je gicle bien « n’importe où », comme on dit, mais on s’aperçoit que quand on gicle « n’importe où », on ne gicle en fait pas n’importe où. 
Le sage n’a rien à cacher, il dit ses secrets qui n'en sont pas, passe du noir à la couleur, du pavatex au papier à la cuve, griffe, gratte, gicle et danse.

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Villars-Bramard

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Cerniaz

Il y a encore dans ce livre une belle promenade sur la rive droite de la Broye, au cours de laquelle se déroule le quatrième et dernier entretien. Du côté de Cerniaz, de Villars-Bramard, et de leurs cimetières dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Voici ce qu’en dit Jean-Claude Hesselbarth à Jil Silberstein :

C’est Villars-Bramard ! Cette entrée du village est très belle… aussi parce qu’on arrive directement de la campagne dans le village… Les beaux villages, c’est fini. Maintenant on aura de plus en plus des villages très composites, entre de l’ancien plus ou moins bien restauré et du moderne qui, en principe jure pratiquement tout le temps. Et puis alors, ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce village, c’est qu’ils ont installé le cimetière à l’endroit le plus magnifique de la commune. C’est-à-dire que les morts, vraiment, ont droit à la vue la plus belle. Les vivants, eux, eh bien ils sont un peu plus dans une combe ; moins bien placés que les morts. Je trouve ça assez extraordinaire. Et c’est assez fréquent dans les villages vaudois que le cimetière soit à la meilleure place de la topographie générale du coin.

Tiens ! Voilà de nouveau un cimetière bien situé… Celui qu’on a vu tout à l’heure, en fait, c’est celui de Cergnat (sic). Et puis ça c’est celui de Villars-Bramart (sic)… Alors là, par exemple, c’est extraordinaire, parce qu’ils l’ont mis vraiment très loin de l’église. Et pour cause : il n’y a pas d’église à Villars-Bramart (sic)… Et puis, ils l’on mis vraiment très loin du village, dans un endroit tout à fait magnifique où on voit très bien la campagne. Alors je trouve ça assez touchant… Et puis en plus, ça signifie que chaque fois qu’on va enterrer quelqu’un, il faut marcher deux kilomètres pour arriver au cimetière. Et ça se fait généralement à pied, encore, dans les villages. En tout cas, ça se faisait autrefois à pied – jamais en voiture. Donc ça veut dire qu’on accompagne le mort. On paie de sa personne sur deux kilomètres…

On arrive en fin d’après-midi au Riau, la fine couche de neige a résisté. Je coupe des pommes et fais des pâtes. On regarde avec les enfants une émission consacrée à la foule des amateurs inconscients qui partent à la conquête du Mont-Blanc en ballerines.

Jean Prod’hom

Pauvre Zénon


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On m’a conduit l’autre nuit à la guillotine. Sans raison apparente. Je ne me souviens en effet d’aucune instruction, d’aucun procès et la grâce n’est jamais venue. Me suis débattu, moi l’innocent, jusqu’au pied de l’échafaud.
Mais il a bien fallu à la fin que je m’y fasse, je me suis donc ressaisi, longuement sermonné. J’y suis parvenu à force de patience : je me ferai trancher la tête et j’irai rejoindre en toute connaissance de cause l’autre rive.
Le couperet allait tomber lorsque je me suis réveillé, déçu d’être demeuré si loin encore de ce dont j’avais été, je le croyais, si proche.

Jean Prod’hom

Histoire du cimetière de Corcelles-le-Jorat

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Chaque commune du canton de Vaud tient entre ses murs quelques-uns des éléments de son histoire, dans des armoires ignifuges ou de simples casiers si la place manque, clés à la bonne franquette, tant mieux. J’ai passé ces dernières semaines quelques journées dans l’une des deux salles de classe du collège de Corcelles-le-Jorat que les enfants ont abandonné depuis peu, une salle au bord de l’abandon, un ameublement sommaire, un massicot, un rétroprojecteur, de vieux ordinateurs, quelques bannières mais une fraîcheur que les vieux bâtiments conservent comme leur vrai trésor. Je ne suis pas du métier mais j’aime me laisser envahir par des questions idiotes qui viennent tout naturellement lorsqu’on leur laisse le temps de sortir des cartons et des vieux registres de comptes. J’y suis retourné ce matin pendant que Sandra, Louise et Arthur étaient au marché et que Lili nourrissait sa passion pour les chevaux.

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Ai tourné les premières des 44 pages du Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat levé en 1851-1852, avec l’intention initiale d’inventorier les fontaines. Me suis égaré finalement dans les fours à pain, les latrines et les porcheries, les pressoirs et les chènevières. Sans rien de bien solide. Mais chaque heure passée avec ces documents permet de mieux les apprivoiser, j’en ai fait l’expérience encore une fois ce matin lorsque je suis tombé sur une information cherchée depuis longtemps et à côté de laquelle j’avais passé jusque-là. C’est à la page 23 du Plan, un rectangle longe le chemin de la Moille au Blanc à Corcelles, il porte le numéro 58. Dans le Renvoi , on peut lire à côté de ce nombre : Cimetière à la Commune de Corcelles. Tout s’éclaire, les pièces du puzzle se mettent en place. Voici.

1.
Les Corçalins enterrent leurs morts autour de leur église, plus précisément au nord, sur une place désignée en 1852 comme Ancien cimetière (29) avec la Remise de la pompe à feu tout près (32). C’est ainsi dans la majorité des communes vaudoises jusqu’en 1803, les morts font bon ménage avec les vivants au centre du village, près de l’auberge et de l’église, le four à pain et le pressoir.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

2.
A la fin de l’Ancien Régime, en 1810, Corcelles doit mettre à exécution l’arrêté du 16 janvier 1812 promulgué par le Petit Conseil du Canton de Vaud et déplacer son cimetière hors du centre du village. Corcelles ne s’exécute pas immédiatement. C’est seulement le 16 avril 1834 que la Municipalité, sous la présidence de Jean Louïs Henry Chenevard, s’exécute en entreprenant après discussions des travaux à Gillabert (58).

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Registre des délibérations du Conseil général : 3 mars 1834

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Registre des délibérations du Conseil général : 16 avril 1834

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

3.
Le 28 septembre 1907, l’achat d’un terrain pour agrandir le cimetière est mis à l’ordre du jour par la Municipalité qui a fait des demandes d’achat auprès de divers propriétaires, les morts manquent de place. Louis Porchet refuse en indiquant que la pièce de terre convoitée en Verniaux n’est pas propice pour un cimetière (correspondance du 31 août 1907), Emile Gillééron n’est pas disposé à céder la sienne en Champ la Pierre (correspondance du 27 août 1907), un seul y consent, c’est Louis Chenevard, au lieu-dit au Publoz, un champ qui, vu sa proximité du cimetière actuel est reconnu d’après sondages propre à l’usage auquel il est destiné. Le Conseil après discussion, au bulletin secret, par trente-et-une voix contre une, donne plein pouvoir et accorde le crédit nécessaire à la municipalité. Nous en sommes là, le cimetière n’a pas migré depuis.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852
Le cimetière de 1907 est bien inscrit dans le Plan de 1851, mais c’est un ajout.

Je quitte l’ancien collège et sa fraîcheur, descends dans le lit du ruisseau. Plus trace de l’ancien champ de repos, mais un pré aux herbes folles. Cherche la prise d’eau de l’ancien canal qui alimentait une tannerie dont personne ne parle plus, ne trouve que le ruisseau de Gillabert dont je descends le cours jusqu’au chemin – route aujourd’hui – qui monte Vers chez Porchet, l’eau fraîche me monte à la tête, avec dessous les pieds l’épaisseur de mon ignorance, par dessus laquelle j’ai tendu un fil sur lequel j’avance pas à pas, émerveillé.

Jean Prod’hom

Cette route sur la carte il n’y avait rien au-delà

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Chaque communauté du canton de Vaud a dessiné sur son territoire, dès 1812, un espace clos et fermé pour enterrer ses morts à respectable distance des habitations. Tandis que les villages et les campagnes se métamorphosaient tout au long des XIXe et XXe siècles, les cimetières ont été l’un des points fixes des communautés. Ces constructions d’un séjour pour les morts au voisinage des vivants ne me lassent pas et m’invitent à me pencher, comme un primitif, sur mes rapports avec la mort, en-deçà de mes croyances et de mes voeux seconds, à même les manières de vivre et les silences des anciens auxquels chacun obéit qu’il le veuille ou non en marchant. Au notaire qui assure l’ordonnance des successions et des partages, j’ai voulu conter ici une ou deux choses habitées par une temporalité qui ne se partage pas en minutes.

On dit que la mort n’en fait qu’à sa tête, façon de dire, la mort c’est d’abord un coup de tonnerre de l’autre côté du langage, un éclair sur lequel l’imagination bute. A vrai dire, mort ne veut pas dire grand chose, les morts si, ils constituent l’avant-garde des vivants et font écran à l’inconcevable. Que ferions-nous sans eux ? Les morts sont les alliés des vivants contre la mort, celle-ci est intraitable, mais il est possible de s’arranger avec ceux-là. Inutile de les interroger là-dessus, ils ne répondront pas. Les vivants qui ont signé les premiers traités sont nos ancêtres, on les rejoindra sous peu, c’est avec nous que ceux qui viendront ensuite auront alors à traiter.

On peut entrer dans un cimetière mais il est impossible d’aller au-delà, il n’y a pas d’au-delà du cimetière. C’est comme un seuil, un pas de plus et on n’en reviendrait pas. Les cimetières sont de véritables forts qui nous gardent du noir de l’outre-tombe.

C’est dire que les morts sont du côté des vivants. On vit avec la mort mais ce sont nos morts qui nous la rappellent. Impossible de la déloger du monde des vivants, mais impossible de la laisser faire à sa tête. Le cimetière est le lieu des morts placés-là pour montrer du doigt ce qui n’a pas de nom, au-delà duquel il n’y a précisément rien. Le cimetière indique le lieu au-delà duquel il ne convient pas de s’aventurer. Tout simplement parce que l’au-delà se définit par cette impossibilité-là.

Le cimetière est un un incident topologique dans lequel les morts font les morts. S’ils n’étaient pas là ils seraient ailleurs. Salutaire qu’ils ne prennent pas toute la place, interdit d’en sortir. Supposons un instant le retour d’un mort, bien mort, personne n’en veut, n’est-ce pas ? Disons d’emblée qu’un mort qui reviendrait n’est pas un mort, un mort ça ne revient pas.

Il ne faut pas se méprendre, le cimetière n’est pas un amer indiquant un danger. De danger il n’y a pas, rien dans les fosses ou si peu, personne n’est dupe. Le cimetière est une bouée à laquelle les vivants s’amarrent, reliée par un filin à un corps-mort, le chemin du cimetière est cette amarre. La communauté est attachée au séjour des morts comme à un corps-mort, empêchant qu’elle s’abandonne au vent et se perde au large. Le chemin qui mène au cimetière et qui en revient est le canal qui maintient tendu le dialogue des vivants et des morts. C’est en conduisant les morts au cimetière qu’il se retend et qu’on s’assure de sa solidité.

Chez les morts ça bouge mais bien moins que sur la mer, ça bouge à cause du roulement et des désaffectations partielles qui évitent une croissance démographique incontrôlable des morts. C’est dire que les morts meurent une seconde fois lorsqu’ils rejoignent la communauté des ancêtres qui n’ont plus de nom. A la communauté des vivants répond donc celles des anciens, bien plus nombreux que les vivants. On aurait pu faire avec un plus petit espace encore, mais il en faut un pour abriter le laboratoire de nos alchimies. Sans l’alchimie que les vivants font subir aux morts, on ne survivrait pas, tout serait confusion. Mourir n’est pas exclusivement l’affaire des morts, c’est aussi l’affaire des vivants, les mort l’ignorent, mais nous savons-nous que nous sommes vivants ?

La vieille était assise sur le banc, je la connaissais bien depuis qu’on se croisait sur le chemin des Tailles et qu’on s’entretenait de choses et d’autres. Ce jour-là elle m’avait parlé du cimetière près duquel nous étions, de la mort qui la guettait et de ceux qu’elle allait bientôt rejoindre. Elle avait vécu toute sa vie à Pra Massin au Cachet-dessus. Je l’avais écoutée avec attention, elle parlait lentement avec du silence tout autour. Ce jour-là, j’ai mieux compris pourquoi il convenait de faire une place aux morts. Sitôt rentré j’ai rédigé quelques notes, on s’est revus plusieurs fois, elle parlait de moins en moins. Elle disait en plaisantant qu’elle ne voulait pas qu’on s’attache trop, puisqu’il allait falloir qu’on se détache. J’ai repris ces notes il y a quelques jours pour donner une forme à ce que j’avais cru comprendre, cette paix un peu effarée que les silences et les mots simples de cette vieille dame m’avaient procurée en m’obligeant à revenir sur l’inconcevable. Aujourd’hui la vieille est morte, son cadavre est derrière le mur du cimetière contre lequel est appuyé le banc sur lequel je suis assis, je regarde tout autour le village et Cachet-dessus, la route qui y conduit et le segment qui s’en sépare pour remonter jusqu’ici. Je vais mieux, j’ai parlé de la mort, des morts surtout, il le fallait. La vieille de Pra Massin est bien vivante en arrière de moi, c’est un peu elle qui parle, nos voix se mêlent, me pousse à aller de l’avant et à risquer ces mots, je suis un tard venu.

Depuis le temps, c’est comme si je voyais les choses de loin et d’en haut, mais aussi à ras de terre avec la tête qui se défait. Me reste accroché je ne sais ni où ni comment ce que je tiens des miens qui se faisaient entendre sans trop en dire sur les pas de porte, d’étage à étage ou par la fenêtre. On ne parlait pas tellement de nos affaires avec les morts, mais elles étaient là, bien là, et on faisait ce qu’il fallait en s’aidant, simplement, en faisant comme on a toujours fait. Mais ce que tout le monde savait sans avoir besoin de le dire, c’est que pour continuer à vivre, il fallait bien les mettre quelque part nos morts, pas n’importe où, ils nous en auraient voulu, et un mort qui vous en veut c’est comme un ongle incarné, ou une maladie chronique, il ne vous lâche pas.
Je viens de temps en temps jusqu’ici, je regarde le village et Cachet-dessus. Tout ce qu’on voit aux alentours, c’est eux qui l’ont fait, c’est le travail de nos morts bien vivants encore, si on regarde bien on reconnait leurs visages. Ce sont eux aussi qui nous ont faits et qui continuent à nous faire, mais il fallait qu’ils meurent pour qu’on mette le pied à l’étrier, sinon c’est nous qui serions morts d’abord, eux ensuite et la mort aurait gagné la partie. Quand je monte ici, je fais un tour parmi les tombes, enlève quelques mauvais herbes. Je souris aussi à la vue des pierres tombales, des arrangements floraux, de l’abandon parfois, ça a fini par leur ressembler. Je ne leur parle pas, mais je pense comme je l’ai toujours fait, avec eux à mes côtés. Je sais qu’ils sont morts, mais ça ne m’empêche pas de vivre avec eux, c’est-à-dire avec leur absence.

Sur le moment c’est incompréhensible, si impensable que parfois ça dure plusieurs jours, plusieurs mois. La mort du mort c’est pour le vivant comme une mort pointée, un impensable qui peut se prolonger indéfiniment. Les vivants doivent à leur tour faire mourir celui qui est mort et retenir ce qui est vivant, c’est de l’alchimie, c’est plus long que de mourir soi-même et laisser faire les autres, il faut du temps. Et faire les gestes justes pour ne pas succomber à l’effroi et trouver une réplique l’inconcevable. Non pas s’y résigner mais y répondre. Dans nos villages, aller au cimetière, y déposer nos morts, en revenir, c’était notre réplique. Nos cimetières sont juste à la distance qu’il faut, à pied s’entend, ni trop loin ni trop près, à la distance juste.

Quand quelqu’un mourait au village personne ne faisait le mariole, les croyants, les catholiques, les agrariens, les socialistes, les radicaux, on montait tous le chemin du cimetière côté à côté, il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de mettre tout ça en cupesse, sans compter que personne n’aurait su exactement où glisser le levier, le jour de l’enterrement, ce que pensait chacun n’avait aucune espèce d’importance, on partait de l’église, ou parfois du domicile de celui qui était mort et on le portait jusqu’au cimetière. On faisait la plupart du temps le voyage en deux fois, du domicile du mort à l’église, de l’église au cimetière, avec le cercueil à bout de bras, il tanguait à l’avant du cortège comme une barque. Le dernier bout, c’est le chemin du cimetière, tous nos morts passaient par là, qu’ils viennent du village ou de Cachet-dessus. Pour les gens de passage qui demandaient où se trouvait le cimetière, on disait à l’entrée du village, pour nous je crois qu’il a toujours été à la sortie.

On le déposait dans la fosse, le pasteur disait quelques mots, personne ne l’écoutait. Mais personne ne lui en voulait, parler c’était sa manière à lui de se taire. Ce qui se passait n’avait rien à voir avec ce que chacun d’entre nous croyait. Il s’agissait d’abord de se débarrasser de ce corps, de rendre à la terre ses parties lourdes, quant aux parties subtiles qu’on allait rapatrier, on devinait qu’elles se mêlaient déjà aux nôtres. On revenait au village par petites ou grosses grappes avec l’assurance que le mort était bien mort et qu’il ne reviendrait pas. Le chemin qui nous ramenait ne charriait pas les mêmes choses à l’aller qu’au retour. On ne redescendait pas le chemin sans rien, mais avec quelque chose, quelque chose en creux, qui ne tenait pas dans une boîte, quelque chose qui ne prenait pas de place dans nos mains vides.

Le cortège était un vrai tambour de machine à laver, le cortège bougeait dans tous les sens, le drap délicat était à l’avant, à l’arrière c’était plus raide, mais c’est ceux de l’arrière qui poussaient ceux de l’avant. Je crois, si on met à part le premier rang du cortège, le gros de la communauté portait dans son coeur ces journées, on était tous ensemble, les travaux s’interrompaient dans le village, on aurait dit que l’horloge du clocher n’avait plus ni grande ni petite aiguilles, à l’arrière ça causait, aussi bien de ce que le mort avait emporté que de ce qu’on allait retenir et ramener.

Il y avait dans l’air quelque chose qui nous rendait modestes et radieux, l’air luimême peut-être qui circulait entre nous, la place que le mort nous avait laissée et qui se multipliait tout autour. Ce n’est pas qu’on tournait ou dansait autour de ce vide qu’il nous avait laissé comme autour d’un arbre de mai, ce n’était pas un vide, mais du vide, du vide qui se distribuait en chaque point de l’espace, comme du temps qu’on ne compterait pas. Il y en avait partout et pour tout le monde, on levait alors la tête dans le ciel et on voyait ce rien de lui qui vivait en dedans de nous, même mort. Rien besoin de croire.

L’air frissonnait, aucun de nous n’était exactement là où les autres l’attendaient, quelque chose de nouveau nous obligeait à reconsidérer notre place. Il y avait du jeu entre les choses, dans notre tête aussi. On débordait de notre niche habituelle, on cédait notre place comme au jeu du taquin. On apercevait aux alentours l’invisible vitalité du défunt, son visage éclaté, partout sa présence. Nos ancêtres délivrés de la pesanteur dansaient eux aussi, j’ai la chose devant les yeux. Notre ciment était fait du vide laissé par le mort, ça n’étriquait pas, c’était invisible et ça portait. Certains se disaient à l’intérieur d’eux-mêmes que de rejoindre le monde des morts, c’était faire une fois quelque chose de bien pour les autres, et ils avaient moins peur. Ça ne consolait pas, mais ça montrait qu’il y avait quelque chose qui nous dépassait de tous les côtés. Et c’est l’un des nôtres qui nous le montrait, sans qu’il le veuille, en quittant sa place parmi les vivants et en rejoignant le lieu où ceux qui l’avaient précédé l’attendaient. On disait parfois en plaisantant que si le mort avait été là, il aurait regretté de ne pas être de la partie.

Le vide que fait un mort c’est quelque chose qui se répercute jusqu’au ciel, comme un caillou jeté dans l’eau qui coulerait à pic, mais dont les effets se prolongeraient à l’infini. Il y a juste le caillou qui ne bouge pas, il s’est détaché de notre communauté, mais il vient en retour écarter les limite de la vie, repousser la mort et donner un peu de place à nos travaux et à nos jours.
Ce sont les morts qui nous ont faits, nous font et nous défont, c’est le grand jeu des générations, des héritages sans testament et de la vicariance tracé à même le sol et dans l’ordinaire de nos jours, auquel des générations se sont conformées sans qu’il ne soit écrit quoi que ce soit à son propos. C’est l’écriture d’avant l’écriture, l’égale de ces semainiers dont personne ne songe à discuter le nombre de tiroirs. Mais qui est devant ? Qui était avant nous ? Qui est à l’avant de nous ? La vieille de Pra Massin n’a jamais rien regretté, les gens du village ne sont plus les mêmes, disait-elle, ils ont amené du sang neuf, d’autres habitudes et d’autres usages. Quelques-uns conduisent leurs morts ailleurs et les y laissent. Les choses vont si vite que tout le monde ignore où demain nos morts vivront. Les communautés erreront peut-être sans amarres, heureuses, entre néant et illusion. Quoi qu’il en soit on ne peut rajeunir la manifestation de la vie avec du gris sur du gris, on peut cependant reconnaître au crépuscule que le gris laissé par l’histoire brûle encore de mille feux, puzzle géant, blé, orge et seigle sépia, prés verts et coquelicots, noir de bitume et gris souris.

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Publié le 3 mai 2013 dans le cadre du projet de vases communicants chez François Bon (Tiers livre) .

Jean Prod’hom

Dizy - Vallée de Joux

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Bientôt huit heures et branle-bas le combat dans la salle de l’ancien café de Dizy où nous rejoignons les deux Bataves de la veille qui se préparent pour une nouvelle étape, chaque année une vingtaine de jours pour rejoindre Rome. Je déjeune à pleines dents, mais pas question pour Arthur de mêler son couteau et sa cuillère à ceux des autres, qu’ils passent ou qu’ils restent, si bien qu’Arthur jeûne. Tous à la même table, pèlerins et employés de la ferme, noires du Togo, crème de Chine, orange d’Amsterdam, rousses d’Irlande et blancs de Londres. On est les derniers à quitter les lieux.

Dizy
Cimetière
Bois du Prieuré
Ferme du Bois de Fey
Le Veyron
La Tine
La Venoge
Ferreyres
La carrière de calcaire jaune de Bellerive
Bois des chênes d’Echilly
Four à fer des Bellaires
Four à chaux
Envy
Sinjin
Rouge Bou
Juriens
Voiture du boisselier de La Praz
Café du Jura de Nelly à La Praz
CImetière
Combe du Renard
Côte de La Praz
Chalet Lyon (1257)
Boutavent Dessus
Pré de Joux
Crachin
Col du Mollendruz
Restaurant du col
Pétra Félix
Communal du Pont
Sagne Vuagnard
Le lac de Joux
Le Pont

Il est 18 heures, la pluie redouble, on attend le train de 18 heures 30 pour le Day et Lausanne. Encore un hamburger au Mac do de la gare, et puis le M2 jusqu’aux Croisettes. On trouve une borne sur laquelle s’asseoir en attendant Sandra, on en a plein les jambes.
Et voici que celui à qui je répète depuis plus de treize ans qu’il convient de remercier les gens qui offrent un peu de leur temps ou de leur argent, ou même un peu de ce rien qui fait tant de bien, voici donc que celui que j’aurais voulu remercier pour ces deux belles journées en sa compagnie me précède d’un rien.

Jean Prod’hom


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Un raté qui doit poursuivre

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Louis Soutter, Personnage et guirlande de fleurs,1935

On annonçait hier au village la mort d’un des leurs en précisant de qui il était l’époux ou l’épouse, le père ou la mère, le frère ou la soeur, pour que les vivants puissent identifier celui qui allait manquer et entreprendre sans tarder les travaux de raccommodage. Mais on annonce ce matin aux gens du village la mort d’un gamin. Pas de réparation possible, l’enfant quitte les vivants par l’arrière, l’événement menace tout le village, ronge ses bords. Une mort qui ne mite pas le tissu mais le défait en tous sens, la commnauté d’un coup stérile et orpheline.
On ne sait pas très bien quoi dire au morts du cimetière. Impossible de leur demander d’accueillir ce gamin puisque ni son père ni sa mère ne l’ont précédé, impossible pour les morts de le laisser entrer puisque ce serait ouvrir la porte à des vivants, ceux dont il est le fils ou la fille. On ne mélange pas les morts et les vivants, disent de concert les uns et les autres, dans une même langue mais pas du même lieu.
Que faire de cet enfant qui n’aura pas tenu sa place, auteur d’aucune transmission chez les vivants et condamné à rejoindre avant l’heure le monde des morts, désormais prénom orphelin dans un coin du cimetière, vivant parmi les morts, un disparu qui erre, entre deux eaux, accepté nulle part, dans les limbes, un raté qui doit poursuivre (Cummings).

Jean Prod’hom

Ombilics

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La naissance est aussi inconcevable que la mort. C’est par l’ombilic que les mères nourrissent leurs enfants, c’est par la route du cimetière que la communauté nourrit ses ancêtres. La route du cimetière est un ombilic inversé. Je ne me souviens pas de quand je suis né, et toi t’en souviens-tu ? On naît comme on meurt, il faut du temps et personne ne s’en souvient. Pour naître il faut un cordon, pour mourir aussi. A gauche et à droite de nos vies l’inconcevable dont les vivants et les morts nous protègent.

Jean Prod’hom

Un peu de jeu à leurs jours

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Les taupes s'activent près du compost, petits monticules de terre dans l'herbe grasse, quelques primevères, des jonquilles, un forsythia. On a rétabli l'eau, deux arrosoirs jaunes dressent leur nez dans l'angle d'un bassin, on en oublierait les morts. Mais pas d'au-delà au cimetière, des sentinelles veillent, pierres dressées indiquant un improbable accès : corps invisibles, corps morts dans la terre.
On entend des cris, corps éclatés et vivants sous les paupières des yeux des enfants, parties subtiles qui ne cessent de se répandre aux alentours du village, redonnant un peu de jeu à leurs jours et à leurs nuits.

Jean Prod’hom

Seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne

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De retour ce matin dans les bois, avec dans la tête quelques éléments d’un texte que François Bon devrait accueillir la semaine prochaine dans le cadre des vases communicants. Me rends compte que la difficulté éprouvée à me lancer dans cette aventure – les morts, leurs places – est liée tout autant à l’expression qu’elle suscite qu’à l’apaisement auquel je voudrais être conduit. Et je balance, incapable de donner à la fois une voix à ce tourment et le faire taire. Comme s’il fallait choisir l'une où l'autre
On ne mène pas cette double opération simultanément. Pourtant, c'est lorsque l'expression s’ouvre à ce qui l’entrave, sans vouloir maîtriser les allées et venues de cette chicane, sans vouloir même la nommer autrement que dans le blanc d’une invisible fosse, que l'apaisement survient un bref instant. Impossible cependant de réouvrir l'huître, il faut recommencer ailleurs, en partant parfois de très loin et renoncer à tirer par un bout le fil d’une pelote qui n’existe pas hors de nos rêves.
Je devine l’issue, un ensemble de fragments charriant le même tourment muet que n'apaisera à la fin que l’inachèvement de son expression.
Décider l’ordre des fragments en obéissant à la chronologie de leur rédaction ou a une supposée logique du contenu, laisser la nuit les ensevelir ou forcer le secret d’une cohésion appelée de mes voeux, creuser des blancs, c’est ce que j’aurai à décider.
C’est au bois Vuacoz que je pense à tout cela, dans un lit d’épines humides. Repousse le moment de rentrer, je crains que tout cela n'intéresse au fond personne, j’ai si souvent l’impression qu’on m’a laissé seul dans l’ignorance de ce qu'il en retourne de nos vies et de nos morts, ou tout au moins de ce qu’il faut en penser.
Le soleil est là, me débarrasse des épines, me souviens alors d'avoir avoué à une paire de philosophes qui débattaient de l’être en tant qu’être comme d’une affaire entendue que j’étais bien loin de saisir le sens de cet énoncé et l’importance qu’on lui prêtait. Les deux sages m’avaient souri en me disant à demi-mots qu'il était parfois plus honorable de se taire et de ne pas revenir sur ce qui était entendu. Je me souviens, c’était l’été 1981, en face de la Nouvelle-Académie, un soir des Fêtes à Lausanne. L’un est mort, dit-on, en croquant de la ciguë, l’autre, spinoziste, a disparu.

Jean Prod’hom

Les morts hors des villages

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Dans son Arrêté du 16 janvier 1812, le Petit Conseil du Canton de Vaud met à exécution les dispositions de la Loi sur la police de santé des hommes décrétée le 1 juin 1810 par le Grand Conseil. Cette loi de 1810 et l’arrêté de 1812 sont à l’origine du remodelage du paysage des communes vaudoises.

1. Aucun cimetière ne peut être établi dans l’enceinte d’une Ville ou d’un Village.

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Poliez-le-Grand

La Loi avertit les communes qui contreviendrait à cet article que Le Petit Conseil est autorisé faire canceler les cimetières qui seraient trop rapprochés des habitations.
Dès 1812, les communes vont donc entreprendre de gros travaux pour déplacer l’espace consacré à l’inhumation de leurs morts et ménager des chemins d’accès s’il n’en existait pas. Dans l’article 6, le Petit Conseil oblige chaque commune, dès le mois de juin, de se conformer à une disposition qui dessinera l’allure de ces espaces destinés à leurs morts.

6. Les Cimetières seront tenus clos et fermés.

L’intention est claire, il convient de ne plus mêler les vivants et les morts comme on le faisait jusque-là, de bien distinguer les différentes fonctions des espaces. A chacun d’eux un usage.
Parce que les autorités ont conscience qu’il ne suffit pas de décréter le déplacement des cimetières hors des village – la tâche ne saurait se faire en un clin d’oeil – l’article 9 stipule qu’on cessera au moins d’utiliser l’espace autour des églises pour des activités qui étaient, semble-t-il, habituelles.

9. Les Municipalités veilleront à ce qu’on ne fasse pas pâturer du bétail sur les Cimetières, qu’on n’y établisse pas des étendages, des chantiers, des entrepôts, en un mot, à ce qu’ils ne servent pas à d’autres usages qu’à enterrer les Morts ; toutefois il sera permis d’en faucher l’herbe.

Dès 1812, la campagne vaudoise va prendre l'allure qu'elle a aujourd'hui. Certains cimetières vont cependant être avalés au XXème siècle par la réaffectation des zones agricoles en zones constructibles, sans que les autorité mettent leur menace à exécution et fassent canceler les cimetières.

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Thierrens

Qu’en sera-t-il dans les années qui viennent ? Nul ne le sait. Je sais que le cimetière de Rossenges, situé loin de l’enceinte du village en 2009, a disparu du paysage. Le terrain a été désaffecté et rendu aux agriculteurs. C’est en voiture que les vivants de Rossenges vont à Moudon y enterrer leurs morts ou déposer les urnes contenant leurs cendres.

Jean Prod’hom

Rematérialisation des textes et des morts

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Urne funéraire
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295 x 200 x 85
299 euros

J’ai commencé par les livres. je finirai par eux. Pensons au problème que pose actuellement la numérisation électronique des livres dans les bibliothèques. Cette opération technique ne fait rien moins que dématérialiser les livres, convertissant leurs feuilles et leurs textes en une réalité, certes lumineuse (puisqu’elle s’affiche sur des tubes cathodiques), mais fragile et impalpable. Le livre, dont le texte a été numérisé, réduit et transportable comme le mort crématisé et informatisé, est un livre qui a perdu son « corps » : sa forme et sa matière. Dès lors, télématiquement transmissible, il devient une archive vagabonde, partout et nulle part à la fois, disséminée, partageable et sans  lieu propre – une abstraction, comme les cendres nomades du défunt incinéré.
Il est fort intéressant de constater qu’un éminent collaborateur de la Très Grande Bibliothèque, Roger Chartier, a exprimé l’opinion suivante, à savoir que s’il faut admettre comme nécessaire la dématérialisation électronique des textes, il n’en faut pas moins envisager, à l’aide de substituts qui restent à inventer, de compenser les effets de cette opération par des procédures de rematérialisation afin, précisa-t-il, de préserver chez le lecteur la sensation du contact, la mémoire de la forme et la perception d’une présence, celle du livre en l’occurrence.
De même à propos de l’incinération, d’une archive à l’autre, si l’on doit bien admettre la dimension dématérialisante de ce « procédé de l’avenir par excellence », son utilité et même sa nécessité en contexte urbanisé, à très forte densité de population, ne faut-il pas cependant, dans une optique analogue, promouvoir également des procédures symétriques de rematérialisation pour les morts crématisés ? Question de trace. Question de place et de signe ultime à dresser entre le néant et l’illusion, pour la présence sociale des morts et contre l’absence nue, contre l’obsédante immatérialité du fantôme ou la béance sans nom ni lieu qu’une urne vide sur un piano, il faut bien en convenir maintenant, n’est pas à même de combler.
Aussi le Petit
Poucet, s’aventurant dans la forêt pour retrouver sa route, se mit-il à semer des petits cailloux tout au long du chemin – afin de se souvenir… 

Jean-Didier Urbain
L’Archipel des morts, Cimetières et mémoire en Occident,
Petite Bibliothèque Payot, 2005 (1ère édition - 1989)
Postface 335-336


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Pas de mur mitoyen entre la vie et la mort

Aclens 300m 2008 - Version 2
Aclens | Google Earth, 2008 | élévation : 300 mètres

Pas de porte entre la vie et la mort, pas d'après, de seuil, pas de pas, pas de Styx, de mot, pas de mur mitoyen, rien pour dire cette relation, ou cette absence de relation, la vie n'étant peut-être que cet effort à repousser la mort qui survient et dont on ne sait rien, une incompatibilité qui conduit à un curieux montage. Ce montage la mort nous y oblige, écrit Patrick Baudry dans La Place des morts (1999), la mort n’envahira pas la terre promise aux vivants à la condition qu’ils lui ménagent une place dedans. Il s'agit de régler ce passage, ce détour par lequel la mort est reconnue et les morts repoussés à l’intérieur d’un fort dont ils ne sortiront pas, déterminant en contrepartie l'espace des vivants dont on peut voir d'en-haut très clairement les contours.

Jean Prod’hom

Prés-de-Vidy

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D'en haut, disons de 300, 400 ou 500 mètres, nos cimetières se laissent aisément reconnaitre : en périphérie des villes et des villages depuis le début du XIXème siècle si ceux-ci ne les ont pas engloutis, espaces clos, plan orthogonal, partitions multiples, désaffectations partielles, bosquets et chemins, hauts arbres à proximité, avec le ciel à portée de main. De plus près on aperçoit quelques couleurs, buissons ardents, roses artificielles, pensées, arrosoirs, tuyaux d'arrosage, un bassin et dans un coin un compost.
D’en-haut il arrive pourtant que même l’observateur le plus averti se méprenne et confonde les cimetières avec d’autres espaces aménagés par l’homme. Certains d’entre eux tout particulièrement peuvent nous égarer, ce sont les jardins ouvriers installés comme les cimetières en bordure de ville, orthogonalité, labourage, arrosage, compostage. Chacun est chez soi dans ce qui pourtant n’est pas à lui, écrit Jean-Christophe Bailly. Il y a dans l’organisation et la gestion de l’espace des cimetières quelque chose qu’on retrouve dans celles des jardins ouvriers, c’est le tissu de toutes les parcelles qui forment le jardin.
Les jardins familiaux des Prés-de-Vidy et le cimetière du Bois-de-Vaux ont fait bon ménage des années durant dans l’ouest lausannois, séparés par la route cantonale, mais la rupture est consommée. La Ville a décidé en effet en 2006 de déplacer ces jardins sur un terrain voisin pour réaliser l’un des pans de son vaste programme urbanistique intitulé Métamorphose. Les archéologues se sont frotté les mains, les jardins familiaux occupaient en effet un terrain en bordure de la ville gallo-romaine de Lousonna. Si donc la Loi autorise de modifier l’affectation de cet espace, elle doit laisser le temps aux archéologues de fouiller et d’étudier le sous-sol avant que les pelles mécaniques et les caterpillar ne mettent le tout en bouillie.
Les sondages sous les jardins familiaux ont permis de localiser une nécropole de dimension importante, près d’un hectare, entre 5000 et 8000 sépultures. Il faudra donc attendre deux à trois ans avant que les travaux ne démarrent.
En attendant 2015 ou 2016, de hauts grillages ont isolé les Prés-de-Vidy du reste du monde, les jardins sont à l’abandon, herbes hautes du dernier automne, gouilles du printemps, traces de véhicules et quelques roulottes. Sitôt les cabanons transférés en 2010, des gens du voyage ont utilisé ce que leur ont laissé leurs prédécesseurs, ils y ont passé l’hiver, et puis un printemps. Ils sont partis depuis, ne restent qu’une petite dizaine de sans-abri, j’en aperçois un qui pelle au milieu de cette jachère jonchée de déchets, je l'imagine tirer de ce bourbier une poignée de tessons et un buste impérial en or.

Jean Prod’hom


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Aigle, 300 mètres, 2012
Aigle 300m 2012
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Jardins Volpette, Saint-Etienne, 500 mètres, 2012
Jardins Volpette
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Jardins familiaux / Cimetière du Bois-de-Vaux, 1000 mètres, 2009
Jardins Bois-de-Vaux novembre 2009
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2009-2013

Jardins familiaux, Près-de-Vidy, octobre 2009
Jardins Pres-de-vidy octobre 2009
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Jardins familiaux, Près-de-Vidy, avril 2011
Jardins Pres-de-vidy avril 2011
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Jardins familiaux, Près-de-Vidy, août 2012
Jardins Pres-de-vidy août 2012
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Prés-de-Vidy, dimanche 31 mars 2013
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Petite visite à eux-mêmes

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Un village ce n’est plus le destin commun de familles réunies, aujourd’hui on s’en va vivre sa vie où on peut mais le cœur sur la main, pleureuses, elles étaient venues et avaient coiffé le masque fixe du deuil, nulle n’aurait manqué ce matin et la mère rendrait la pareille quand il le faudrait : le deuil des autres c’est le meilleur moyen qu’on a de revenir un peu dans les siens et la seule façon qu’on vous laisse parler de vos morts au moins le temps pour l’autre de préparer sa réponse C’est comme moi je. Et puis le cimetière on y a sa propriété chacun, on n’irait sinon que pour la Toussaint et aujourd’hui les condoléances terminées on y ferait un petit tour en passant, le vent souvent renverse un pot de fleurs et toujours il y a les mauvaises herbes à gratter dans le carré de famille, il y a toujours à faire et c’est le canif à la main pour nettoyer qu’on se recueille le mieux. Les vieux se faisaient préparer leur coin de caveau longtemps avant d’en profiter pour de bon (comme perdurait disait-on cette manie d’emmurer chat tué ou louis d’or dans le parpaing d’une maison qu’on bâtit), sur le granit gris poli d’avance gravé : nom prénom date de naissance trait d’union, à chaque cérémonie se rendant ainsi petite visite à eux-mêmes. De toute façon, pleureuses, n’importe quoi qu’on ait fait de sa vie, l’enterrement la rattrape, tout le monde y a droit d’autant plus que celui-là a manqué ce qu’il vous semble avoir réussi, et en déployer dès la voiture et votre robe la marque et les signes, dignité de menton : faire à quelqu’un le dernier bout de conduite garantit qu’on ne partira pas tout seul non plus. « Ce qu’on fait de bon cœur ne pèse pas », de tout cela il n’y a pas à parler : il en est ainsi depuis si longtemps. On n’imaginerait pas ici de funérailles deux le même jour...

François Bon, L’Enterrement, Publie.net, Temps réel, 2012

Le dernier mot

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La cérémonie d’adieu organisée en souvenir de l’adolescent emporté par une avalanche au Bec des Etagnes le mercredi 13 février a eu lieu ce lundi à 14 heures au Bremgartenfriedhof de Berne.
Le prénom du garçon, avec l’heure de la cérémonie, était inscrit en caractères mobiles sur la façade de la chapelle qui jouxte le cimetière. On distinguait bien entre chacune des lettres le vide qui leur donnait sens et la force qui travaillait à les éloigner les unes des autres, comme il en va pour toutes choses, car les mêmes éléments qui forment la terre, le ciel, la mer, les fleuves et le soleil, engendrent aussi les arbres, les moissons et les animaux; mais ils sont mêlés à d'autres, et leur arrangement diffère.
Le garçon n’est pas entré dans la chapelle, il est resté en arrière et nous a laissé le dernier mot, celui qui aurait pu le ramener parmi nous. Le gamin était tout près, à deux pas à peine sans qu’on puisse toutefois combler cette distance. Alors on a fait quelques pas vers l’avant, et puis on s’est arrêtés en prêtant l’oreille aux mots qu’on aurait voulu entendre dans notre dos, mais il se taisait. Nous avons fait quelque pas encore mais nous foulions déjà sans le savoir la terre à laquelle il était désormais mêlé.
Notre désir d’être auprès de lui s’est détendu et nous nous sommes mis à aller et venir, là-bas tout près de lui, ici à l’autre bout du monde, il faut bien vivre, il ne fait pas bon rester dans les parages de la mort.
On a dû s’y faire, le gamin se taisait et ne nous écoutait pas, lui seul aurait pu regretter ce qui s’était passé s’il l’avait su, mais il s’était détourné de tout, de nous, s’était retourné du côté de sa propre vie. Et pendant que nous parcourions les images qu’on plaçait entre lui et nous pour garder la possibilité d’un accès à cet autre monde, nous vieillissions à la vitesse de l’éclair.
Il fallait bien sûr mettre en place pendant qu’il était encore temps les signes d’une carte nouvelle, mais trop proches pour s’en satisfaire, nous nous imaginions en sa compagnie, je l’ai vu distinctement à Ropraz, sa blessure au coude, j’ai entendu sa voix, ai répondu à son sourire, on s’était dit au revoir et les choses auraient dû continuer ainsi de ce côté-ci. En mourant le gamin a coupé les ponts et nous a laissé le dernier mot, pas tout à fait un mot, un prénom en caractères mobiles auquel s’accroche un faisceau d’étoiles.

Jean Prod’hom


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Berne | Google Earth, 12 mars 2012 | élévation : 1807 mètres

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Berne | Google Earth, 12 mars 2012 | détail

Lemmes (10)

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Dire aux élèves à journée faite que le temps manque, qu’il y a le programme, que d’autres tâches l’attendent, c’est les endoctriner en les faisant participer sans nécessité autre que celle du dressage à la chaîne industrielle de l’éducation.

Qui dit à ses élèves qu’il y a du pain sur la planche et qu’ils ne peuvent se permettre de lambiner fait de la propagande politique et commet une faute grave, il demande à ceux dont il a la charge d’annexer l’avenir en étendant les modes de production du présent au futur.

Il convient de faire exactement l’inverse : se taire et creuser au vilebrequin un peu de vide dans le plein, comme au jeu du taquin, ne pas rétrécir les marges, ne pas couper les haies, ne pas étouffer le silence et et voir venir.

Que le maître dise comme on le disait autrefois : il y a encore assez de pain sur la planche, l’école a suffisamment de ressources pour l'avenir, soyez assurés que nous ne manquerons de rien : un morceau de bois et un fil de fer, un peu d’espace et un peu de temps suffisent à lever le voile sur un coin du monde et de la connaissance.

Jean Prod’hom

Si cela se pouvait

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Si cela se pouvait, je soutiendrais à bout de bras ceux pour qui cela ne se peut pas, ceux que les circonstances ont lâchés d’un seul coup, désemparés – je pense aux plaines immergées du Pô ou du Gange –, assourdis par les vrombissements d’un silence qui monte jusqu’au plus haut et inonde, avec l’aide de la raison, les moindres recoins de ce qui les entoure, qui ont pour seul rêve l’inconcevable, que tout recommence et que cet homme asphyxié se réveille autre et ailleurs.
Cela ne se peut pas, dit le fils au père, à moins que l’homme ne vive où qu’il soit que parce que c’est l’unique moyen qui lui reste, dit le père au fils, de ne pas être tout à fait seul lorsqu’il meurt.

Jean Prod’hom

Mort blanche

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Mercredi dernier une avalanche a emporté un enfant alors qu'il montait au Bec des Etagnes, c’était un ami de notre fils, ils faisaient du vélo ensemble, ils s’aimaient beaucoup je crois. De la poisse, il n’avait pas neigé, le danger d’avalanche était bas, niveau 2, formée par le vent une plaque qui se détache à mi-pente, un accident. Le copain d’Arthur a dû la voir venir mais elle a eu le dernier mot. L’innocent a été entre la vie et la mort le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche, le lundi, finalement la mort a gagné la partie. Malgré tous les soins prodigués, l’ami d’Arthur nous a quittés lundi en fin d'après-midi.
Son père qui l’accompagnait avec quatre amis nous a écrit un mot, on l’a reçu au moment du repas. Trois phrases sobres, nettes, lues et relues, tranchantes, avec trois fois le prénom de son fils. La seconde précise que l’enfant a été le dernier des quatre skieurs à être dégagé et réanimé. Il aurait donc pu en aller autrement, c’est écrit et on le sait, mais le ciel s’est bel et bien effondré sur la tête de ce père, de cette mère, de sa soeur, de ses amis. Il leur en faudra du courage, bien plus que je ne peux l’imaginer, pour faire face aux coulées qui vont succéder à l’avalanche qui a dévasté leur vie. Je vais dès aujourd’hui mette de côté un peu de ce courage qui va leur manquer, au cas où ils m’en demanderaient.
Sandra a annoncé cette tragédie à Arthur, je l’ai annoncée aux filles et à nos convives. Personne n’a été satisfait de la mort du gamin, ils voulaient comme de normal en savoir plus, recevoir les premières explications et les causes immédiates, petits immortels que nous sommes. Chacun en a profité pour raconter ses expériences, donner un ou deux conseils utiles en pareil cas, esquisser un pas de morale.
On n’a rien vu venir, ni Arthur qui nous avait confié il y a quelques semaines qu’il enviait parfois cet ami et son père qui allaient étreindre les neiges éternelles, ni Louise qui s’est effondrée, ni Lili ni Sandra, ni moi. Sandra a réuni son petit monde dans la chambre qu’on occupe aux Genets, je les ai rejoints. On a eu une bien vilaine soirée.
Quelque chose s’est déchiré entachant mes heures, celles du mercredi au lundi vécues à l’abri de cette tragédie, pâlissant à mesure que le malheur creusait son chemin au Bec des Etagnes, à Sion, à Berne. Qu’on le veuille ou non, l’ignorance de l’homme n’est pas celle des arbres et des montagnes. Tout s’est effondré d’un coup avec un roulement sombre. nos vies qui se frôlaient se sont déchirées avec le bout qu’on pensait naïvement faire ensemble.
J’avais skié au début de l’après-midi avec les filles, un petit groupe était monté plus tard jusqu’au sommet du Chasseron depuis les Cluds par la Bullatonne, avec le soleil à notre gauche et puis le soleil devant nous, je me rappelle maintenant, on était sur le dos de la bête, les sapins étaient salement recouverts de blancs d’oeuf meringués, des lambeaux de neige pendaient aux branches comme des nids de fourmis processionnaires, les épicéas avaient mis leur cime en berne et marchaient vers l’ouest encagoulés comme les dignitaires d’une tragédie cosmique.

Au Grand Hôtel des Rasses il y a foule ce soir, des couples de voyants et de malvoyants organisent un bal. L’un d’eux fait bande à part et caresse du bout des doigts le crépi du mur, c’est ainsi qu’il prend connaissance des lieux, son accompagnant tourne les pages du journal. Je crains qu’ils se mettent à parler de l’avalanche du Bec des Etagnes, qu’ils mettent de l’huile sur le feu et invectivent des innocents. Mais un autre sujet domine l’actualité, la viande de cheval dans les plats précuisinés.

Jean Prod’hom

Cimetière de pierres tombales

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Le saxophone avait creusé l’espace du grand salon et de la salle à manger des Cerisiers, tapissé ses murs de blancs et d'ors et le plafond s’était exhaussé. Pas de croissants ce matin-là mais une cuchaule, on avait bu un café en parlant de choses et d’autres, de nos enfants, du travail, des dimanches si bons à tout faire, on ne s’était pas revus depuis un mois.
Dehors il faisait cru, on a emprunté un sentier dérobé qui serpente entre locatifs et villas jusqu’au cimetière de Pully. On est allé saluer Charlotte, le soleil est revenu. Au nord, la série des tombes en ligne de la classe 1992 dont les autorités compétentes avaient annoncé la désaffectation au début de l’année avait disparu, les jardiniers du service des parcs et promenades avaient liquidé les pierres et les entourages, gazonné ce qui n’était plus qu’un tertre, regroupé les croix de bois avec les déchets encombrants au bas du cimetière.

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Mais où passent donc les pierres et les bordures qui recouvrent ceux qui sont morts ? Où est par exemple la pierre tombale de ma grand-mère Hortense Rossier, morte en 1966, avec son nom dessus, que je n’ai pas retrouvée l’autre jour dans l’ancien cimetière d’Epalinges ? Et toutes les autres pierres ? Et tous les autres noms ?
Impossible d’obtenir des renseignements à Pully, je téléphone donc au responsable du Service des travaux d’Epalinges qui n’en sait rien, mais qui me donne les coordonnées du chef de service du Bureau de la Sécurité publique et Police administrative. Ma demande le surprend, il se souvient pourtant bien de cette opération de désaffectation, plus de soixante tombes, cinéraires ou de corps, son service avait averti comme il se doit les familles par la publication d’un billet dans la Feuille des Avis Officiels, elles pouvaient venir récupérer les os et les pierres, le service avait en outre fait placarder des avertissements dans la partie du cimetière concernée plusieurs mois avant le début des travaux.
- Ça fait déjà deux ans cher monsieur ! Quant aux pierres, j’ignore ce qu’on en a fait, je vois demain le responsable de l’entreprise qui s’est occupée des travaux, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai un mot. Et rassurez-vous, il n’existe pas de marché parallèle, les pierres ne sont pas utilisées une seconde ou une troisième fois.
J’apprends toutefois, par Internet, qu’en 2006 des monuments funéraires d'occasion provenant de concessions échues ont été mis en vente à Quimper et qu’en 2009, dans une petite ville de Vendée, on a proposé aux internautes d'acheter aux enchères des pierres tombales d'occasion de son cimetière.

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

Je tombe finalement sur trois belles photos que Grégoire Favre a prises le 27 octobre 2012 dans la région de Sierre et qu’il a intitulées Cimetière de pierres tombales. Internet a vraiment simplifié nos vies, il me suffit de quelques clics de souris pour savoir à qui appartient cette inquiétante décharge. Il s’agit d’une entreprise – catégorie : commerce de gros de matériaux de construction – dont le but est le commerce de pierres naturelles, de produits manufacturés à base de pierres naturelles, d'articles funéraires, marbrerie et sculpture ainsi que toutes activités analogues. Cette entreprise affiche ses compétences dans l’art funéraire – pierres tombales, bordures, sculpture –, mais aussi dans la conception de cheminées, de fourneaux et de poêles. Je décide de lancer un coup de fil au patron pour en savoir un peu plus.

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Google Earth, 1 novembre 2009 | élévation : 807 mètres

Il m’explique gentiment que cet amoncellement de pierres tombales n’est pas une décharge mais un dépôt. En effet, me dit-il, ces pierres vont retourner sous peu au cimetière. Elles ont été placées chez lui en attendant, parce que certaines tombes ont été réouvertes pour y placer un époux, une épouse, un frère ou une soeur. Dans une année ou deux, les familles viendront reprendre la pierre sur laquelle ils feront ajouter le nom du ou des nouveaux locataires avant de la replacer là où elle était.
A l’allure de cet amoncellement, je m’inquiète de l’état dans lequel les familles vont retrouver leur monument. Il m’explique alors qu’il y a un certain nombre de pierres qui proviennent en effet de tombes désaffectées et que les familles n’ont pas réclamées.
- On puise dans ce stock lorsqu’il faut faire des petites réparations ou des petites combines. Faut que vous sachiez que lorsque ces pierres sont retaillées, elles sont comme neuves.
Vais aller faire un tour du côté de Sierre, voir si je ne trouve pas dans cette montagne de pierres à l’abandon celle de ma grand-mère, en cupesse, avec Hortense Rossier écrit dessus. Il y a anguille sous roche, la tombe d’une protestante en pays catholique, ça va chercher loin.

Jean Prod’hom

Désaffectation

La place que l’on assigne aux morts est de plus en plus réduite et souvent, à peine quelques années ont-elles passé, elle est résiliée. Où sont alors entreposés les restes mortels, comment sont-ils évacués ? Leur masse grossit, bien sûr, même dans nos contrées. Mais comme elle doit être énorme, à plus forte raison, dans les villes qui tendent irrésistiblement vers les trente millions d’habitants ! Où les mettre les morts de Buenos Aires et de Sao Paulo, de Mexico City, de Lagos et du Caire, de Tokyo, de Shanghai et de Bombay ?

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La fraicheur du tombeau pour une minorité, sans doute. Et qui se souviendra d’eux, d’ailleurs est-ce qu’on se souvient ? Le souvenir, la conservation et la sauvegarde, écrivait Pierre Bertaux il y a déjà trente ans, à propos de la mutation de l’humanité, n’étaient indispensables qu’à une époque où la densité des habitations était faible, rares les objets fabriqués par nous, et où l’espace était abondant. A cette époque, tous étaient indispensables, même ceux qui étaient morts. En revanche, dans les conurbations de la fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l’instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d’oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l’enfance, l’origine, les aïeux et les ancêtres. Pendant un certain temps il y aura encore ce « Memorial Grove » qui vient d’être instauré récemment sur Internet, où l’on pourra ensevelir et visiter électriquement ceux qui vous étaient particulièrement proches. Mais ensuite ce
virtual cemetery lui aussi se dissoudra dans l’éther, et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d’un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d’un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester encore ne serait-ce qu’un instant, ou de revenir à l’occasion.
Capture d’écran 2013-02-02 à 21.30.56V.G.Sebald, Campo Santo

La femme d’un ami s’est noyée l’été passé, coup de tonnerre, on s’était promis alors de se revoir plus régulièrement, maigre consolation. L’été a passé, l’automne aussi et puis un bout de l’hiver. On s’est revus finalement il y a quelques semaines, c’était un samedi matin, deux de ses trois filles étaient là, ils vivaient aussi bien qu’ils le pouvaient, ils avaient eu des moments difficiles, on a parlé de choses et d’autres. On a convenu de se rencontrer régulièrement le premier dimanche de chaque mois, le matin seulement car il n’a pas beaucoup de temps, il doit s’occuper de ses trois filles et il travaille dur. Il m’a raconté également qu’il se rendait souvent au cimetière pour entretenir le petit coin de terre où sa femme repose désormais, aménageant et conjurant par des minuscules attentions ce qui ne se peut pas. Nous sommes allés au cimetière ensemble, il faisait beau, on a visité : allées et contre-allées, bosquets, l’eau ne coulait pas dans le bassin. Il y avait du remue-ménage au nord, des pancartes glissées dans des dossiers transparents annonçaient que des travaux de désaffectation commenceraient le premier janvier dans la section du cimetière contenant des tombes de la classe 1992, tombes de corps et tombes cinéraires, mais aussi urnes et ossements qui y avaient été placés ultérieurement. Nous étions le 5 janvier.

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Vingt ans donc pour oublier ceux dont on voulait se souvenir et qu’on a dû, faute de moyens peut-être, enterrer en ligne. Mais les panneaux avertissaient les familles qu’il leur était possible encore de retirer les monuments funéraires et les urnes s’ils en faisaient la demande par écrit avant le 31 décembre. Passé ce délai, les monuments et entourages seraient détruits. Nous avons été soudain scandalisés de la manière dont notre société traite ses morts. Vingt ans c’est bien peu, il y a des désaffectations qui ressemblent étrangement à des profanations.
Le lendemain de notre balade au cimetière de Pully, j’ai lu un billet dans lequel François Bon, entre granit rose au carré et empilement de cendres en boîte, désespérait de voir comment notre société sans rite tente d’accommoder ses morts. Nous ne sommes donc pas seuls.
Je retrouve mon ami demain matin, je lui ai promis de lui apporter Campo Santo, le texte que Sebald a consacré au cimetière de Piana en Corse, j’en ai fait une copie l’autre jour, j’amènerai aussi des croissants. On ira faire ensuite un tour du côté du cimetière pour dire bonjour à Charlotte et voir où en sont les travaux de désaffectation réalisés par le service des parcs, des promenades et des cimetières de la ville de Pully.

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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres


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Pully | Google Earth, 1 août 2012 | détail


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Jean Prod’hom

Esaïe et Johnny

Corcelles

Le Chat a passé la frontière dans la nuit de mardi à mercredi sans boucler sa valise. Deux jours ont passé, un culte a été célébré samedi après-midi à Corcelles, l’église était bondée, les visages un peu vides. La tristesse a fait une longue halte, on était là comme ceux qui n’avaient rien vu venir. Les petites orgues ont donné le la, petite livraison de nuages, puis le pasteur a prêté sa voix à celles d’un prophète, d’un apôtre, d’un évangéliste et d’une idole. Je n’ai pas eu l’impression qu’Esaïe, Paul et Jean se soient fait entendre, leurs mots de lie ont eu le mérite pourtant de faire un barrage aux larmes. Mais lorsque Johnny Halliday a dit Ami, plus personne n’a su à quel saint se vouer, on a bien cru que le pasteur prêchait pour une autre paroisse. Les murs de l’église ont molli, le soleil est entré, certains ont perdu le nord. On en redemandait encore, le pasteur a activé une petite télécommande pour faire entendre Si c’était à refaire et Vivre pour le meilleur si bien que le soleil de midi a clairé deux fois encore minuit. On s’est quittés sur le perron, les gens se sont dispersés pour aller mettre du vin dans leurs angoisses et rire aux éclats.

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Corcelles-le-Jorat | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres

Le corbillard a emmené le Chat, tourne tourne, laissé à sa droite la belle allée qui monte au cimetière à la sortie du village, vire vire, continué tout droit en direction de Lausanne, roule roule, au centre funéraire de Montoie où a eu lieu la crémation.
Je pense aujourd’hui à cet homme, reste reste, qui a vécu sa vie ici au Riau et que plus rien ni personne ne retient, pas même le cimetière. Personne ne veut remonter le temps, revenir à l’été et s’inventer des mirages. Il ira plus tard rejoindre les siens, on écrira un mot dans le marbre. Rien ne commence si c’était à refaire.

Corcelles
Corcelles-le-Jorat | Google Earth, 1 août 2012 | détail

Jean Prod’hom

Altitude 807 mètres

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Le 29 septembre dernier il pleuvait des cordes sur Rossenges, il m’avait fallu écourter ma visite. J’avais eu beau ce jour-là tourner sur les hauts du hameau de l’Abbaye, le cimetière semblait bel et bien avoir disparu. Pas grand monde, une cinquantaine d’habitants pour me renseigner, je devais m’être trompé ou les cartes au 25’000 dont notre administration fédérale est si fière avaient manqué le coche ou de réaction. Que les morts ne soient morts que pour un temps, ici, au coeur de la Broye, me procurait une curieuse et nouvelle impression, j’ai quitté la colline songeur, s’il y avait un endroit où les cimetières devaient ne pas mourir, c’était bien ici.
J’ai repassé dans le coin il y a une paire de jours, il faisait beau, un vieux de la commune m’a raconté : le cimetière a été désaffecté il y a quelques années parce que les gens n’y enterraient plus leurs morts, qu’ils préféraient Moudon, son cimetière et son four crématoire, c’est moins cher. Sans compter que cette décision simplifiait le travail des paysans, pensez donc, cher Monsieur, les tracteurs devaient jusque-là tourner autour des morts, dans notre métier le temps compte, sachez-le, ce cimetière était plus embêtant qu’une verrue.

31 octobre 2009
Rossenges | Google Earth, 31 octobre 2009 | élévation : 807 mètres

Je me décide aujourd’hui à jeter un coup d’oeil sur Google Earth, le satellite a rendu visite à la commune de Rossenges le 1 août 2012, il n’y a déjà plus de cimetière. Le menu Affichage | images historiques m’invite remonter le temps, le 26 mars 2012 – les ombres des toits laissent penser que c’était le matin – le cimetière n’a pas réapparu. C’est seulement à l’occasion de son passage le 1 août 2009 que le cimetière trouve sa place entre prés, pommes de terre et blé.
Rossenges a donc rempli les conditions pour la désaffectation de son cimetière qu’énumère le règlement 818.41.1 du canton de Vaud sur les inhumations, les incinérations et les interventions médicales pratiquées sur des cadavres du 5 décembre 1986. La désaffectation des cimetières est en effet du ressort des autorités communales s’il s'est écoulé moins de trente ans depuis la dernière inhumation, à moins que le département ne donne son accord. La désaffectation est portée à la connaissance du public au moins six mois à l'avance, les objets et monuments garnissant les tombes sont repris par les intéressés. Les ossements humains aussi, si les proches le demandent, mais à seule fin d'incinération. Sinon les ossements resteront en terre, ou la commune les placera dans un ossuaire, ou elle les incinèrera.
Rien ne se perd rien ne se gagne. Pas sûr cependant que la piscine creusée par l’un des habitants de Rossenges à la pointe nord-est de la commune ne remplace avantageusement le cimetière de Rossenges.

1 août 2012
Rossenges | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres

Jean Prod’hom

Pisiq

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Le 7 décembre 2008, il y a 4 ans jour pour jour, à la suite de la lecture du chapitre IX du Grand Meaulnes j’écrivais un billet dans lequel je rappelais un souvenir. J’avais essayé, ça devait être un soir d’été, de dire à Arthur qui me le demandait où je pensais qu’on allait quand on mourait. J’avais balbutié une ou deux choses en utilisant, j’imagine, des mots qu’un enfant de 6 ou 7 ans pouvait comprendre. Je les avais traduits pour moi le soir de la manière suivante :

L’homme qui meurt va rejoindre les fragrances des lilas et des acacias, les mille souffles qui éloignent la touffeur de l’été et toutes ces petites musiques qui rappellent ce qui n’est plus.

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Je concluais ce billet en concédant qu’il n’était pas sûr qu'Arthur, jeune encore, ait compris ce que je ne comprenais pas moi-même exactement et que j’espérais comprendre un jour. J’y ai repensé souvent depuis, sans beaucoup avancer dans le domaine. J’ai relu Epicure et Lucrèce, qui me semblaient avoir dit des choses sensées sur la question, sans pourtant être totalement satisfait. On en a rediscuté Arthur et moi, je m’en souviens, c’était il y a une année, en été, sur le chemin de Froideville, un dimanche encore.
Et puis j’ai écouté hier un pisiq, composé – précise Philippe Le Goff dans son article intitulé Oralité et culture vocale inuit – vers le début du XXème siècle par le grand oncle d’Emile, Kappianaq, à la suite de la mort de son jeune frère Amarualik. Dans ce chant, Kappianaq s’adresse au défunt. Il cherche à le percevoir dans l’air qui passe, mais ses sens ne lui permettent pas de le saisir. Il se sent limité, mais cherche les signes que pourrait émettre son frère dans les vibrations de l’air. Voici ce texte traduit de l’inuktikut.

Je ne suis pas assez sensible
aux choses qui m’entourent
ijajaja je ne suis pas assez sensible

Je ne suis pas assez sensible
je suis stupide
ijajaja ne peux-tu écouter ?

Ne peux-tu écouter ?
l’air qui va par là
ijajaja ne peux-tu entendre ?

Ne peux-tu entendre ?
l’air qui vient par ici
ijajaja je ne suis pas assez sensible

Je ne suis pas assez sensible
je suis stupide
ijajaja


Je me suis réveillé ce matin avec ce chant dans la tête et ces mots : « Si je meurs, qui le saura ? » Mes démons s’étaient donc eux aussi réveillés. Ceux qui resteront seront-ils assez sensibles ? Pas trop stupides ? Mon père s’est alors retourné dans sa tombe, il ne voulait pas être dérangé.

Jean Prod’hom

Y a-t-il un fauteuil ?

Numériser

Trois notes, trois esquisses, des appels, des illustrations, des formules, trois cris peut-être ou rien de tout cela. Le papier buvard quadrillé au verso duquel papa, qui ne parlait plus ni ne voyait bien, a inscrit ce qui s’apparentent selon toute vraisemblance à des mots, me suit depuis qu'il est mort, ou plus exactement depuis que maman me l'a remis quelques heures avant ou après que les médecins eurent coupé les machines qui l'assistaient depuis plus d’une semaine. Elle m'en a expliqué la genèse au moment de me le confier.
Papa avait voulu lui dire quelque chose alors qu'elle se tenait debout à ses côtés. Elle s'était penchée vers lui pour tenter de comprendre ce qui n’était déjà plus qu’un murmure mêlé à une respiration sans fond. Il essayait en même temps d’un imperceptible mouvement de la main de lui désigner quelque chose, la chaise peut-être, elle ne comprenait pas, il avait eu alors un geste plein d’une violente exaspération, analogue à celle qui l'avait amené quelques jours auparavant à s’attaquer aux tuyaux qui, contre son gré peut-être, le maintenaient attaché à la vie. Elle s’est penchée vers lui une fois encore pour saisir ce qui devenait d’heure en heure toujours plus incompréhensible, toujours plus inaudible. Il a alors, les yeux fermés, griffonné sur un bout papier qu’elle a trouvé sur sa table de nuit et qu’elle lui a tendu – sur un livre j’imagine – trois choses, ou une seule chose qu’il a repris trois fois, nul ne le sait.
Maman n’a pas été en mesure de déchiffrer l’énigmatique message que papa lui a adressé avant de mourir. Ses derniers mots lui resteront donc inconnus. Nous n’en avons jamais parlé depuis, et nous n’en reparlerons plus puisque maman est morte.
Le temps a passé, mais ne passe pas une année sans que je ne me remette au travail, cherche à percer le mystère de cet énigmatique message. J’ai d’abord repéré le mot fourbu, puis le mot orgueil, j’ai cru distinguer la phrase je suis foutu. J’ai lu des mots ronds, des mots barbelés, la dignité, l’innommable, la force, la faiblesse. J’ai entendu la révolte, le désespoir, la paix, les fragments d’un espoir dont papa se disait plein, une distraction qu’il se serait accordée, des formules de l'au-delà, la mention de souvenirs… Me séduisait parmi toutes l’idée qu’il avait voulu représenter, tout à droite du papier buvard, le jardin d’Eden, je voyais là l’esquisse d’un paysage alpin avec un homme qui court en direction de la lisière d’un bois de conifères tandis que dansent sur une portée de musique des grelots. Papa si discret devenait bavard.
J’ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l’illisible du côté des vivants, mais l’illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d’un monde intermédiaire, longuement, à l’oeil nu comme à la loupe, ne m'a guère avancé. Je m’y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d'illisible.
Il me plaît à penser alors, en guise de consolation, que maman avait raison. Papa lui a bel et bien désigné une chaise pour qu’elle puisse, elle si fatiguée, se reposer. Pour le comprendre elle s’est approchée de lui. Il a alors voulu écrire ce qu’il ne pouvait pas dire et qu’elle ne pouvait pas entendre.
Y a-t-il un fauteuil ?
Jamais maman ne s’est assise. Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu’ils sont les premiers mots d’un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.

Jean Prod’hom

Georges Didi-Huberman à Rumine

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Jeudi 15 novembre 2012 à 20h, Aula du Palais de Rumine
Georges Didi-Huberman, «Le partage des émotions»
Précédé d’une visite de l’exposition par Esther Shalev-Gerz à 18h30

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Maman est morte le vendredi 18 juillet 2003.

J’ai retrouvé une vieille photographie datée de l’été 1925 sur laquelle maman m’attend. Cette image qui m’inquiétait tant autrefois en raison du landau dans lequel on l’avait installée – enfermée ? – me fait douter de l’anisotropie du temps : je ne sais plus ce soir exactement si maman est venue au monde avant ou après moi.

Un être humain sans ombilic, c’est évidemment inconcevable ! Mais j’avoue qu’il m’est plus difficile encore d’imaginer que ma mère ait pu en posséder un avant ma naissance. Pensez donc. À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi.
Il suffirait de modifier la fin de cette vilaine boutade : À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi qui lui aurait donné naissance, pour qu’elle prenne une allure plus conforme à ce qui est, c’est-à-dire touche aux noces mystérieuses de la naissance et de la connaissance.

Pas de deuil, pas de chagrin, mais la beauté d’un manque qui étend son empire bien au-delà d’elle et de moi, qui nous met hors jeu en emmenant dans son sillage la terre et ses quartiers qu’il me reste à habiter, seul, avec elle et les autres.

Jean Prod’hom

Il y a Allonzier-la-Caille

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Il y a Allonzier-la-Caille
le petit monde de la poésie
les centres d'entretien
il y a le poison de l'hypocrisie
les raclements de gorge
la faute dont on espère le pardon
il y a la délocalisation de la bêtise
les barges
les prés de fauche

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La compagnie de fourreurs Révillon Frères – concurrente de celle de la baie d'Hudson –, qui a établi des postes de traite sur le territoire des Inuit a financé la réalisation de Nanouk l'Esquimau que Flaherty a réalisé en 1922.
J'ai appris cet après-midi qu'en 1948 c'est au tour de la Standard Oil Company de produire Louisiana story que Flaherty tourne avec Richard Leacock. Extraordinaire film dans lequel un jeune Cajun, prince des eaux du marais de Petit Anse Bayou, un crapaud sur le coeur et un raton laveur en laisse, accueille avec le sourire les derricks d'une entreprise de forage. Il s'appelle Alexander Napoléon Ulysse Latour.
Et parce que j'ignore ce qu'ils savaient, et qu'ils ignoraient ce que je sais aujourd'hui de ce qui est advenu de ces régions du monde, ces deux films de Flaherty font voir comment le rêve ensemence le réel et le réel réoriente le rêve jusqu'au cauchemar. Le documentaire, dès le début de son histoire, a débordé sur le récit sans passer par la propagande, même si des géomètres ont tenté d'endiguer le mélange en fixant des limites et en construisant des doctrines, rien n'y a fait.
Si les frères Révillon et la Standard Oil Company ont accepté de mettre Flaherty sur le coup, d'introduire ce loup inoffensif dans la bergerie en produisant ses films, ce n'est pas parce que les fourreurs et les compagnies d'exploitation de pétrole se savaient responsables de ce qui allait se passer aujourd'hui dans l'Arctique ou en Nouvelle-Orléans, mais pour témoigner à leur insu que les crapauds cachés dans la chemise et les sourires au bord des lèvres ne suffisent pas à enrayer l'exploitation de l'homme par l'homme.
L'histoire de Nanouk, de l'homme d'Aran ou d'Alexander Napoléon Ulysse Latour est aussi actuelle que celle du Grand Meaulnes et de tous ceux par la grâce desquels les domaines mystérieux tout à la fois disparaissent et reviennent.

Jean Prod’hom



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Pierre nous a lâchés

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Il n'y a de place dans nos discours que pour les absents. Les orateurs de cet après-midi le savent d'autant plus que Pierre est mort. Quand ? Nul ne le sait, car personne n'est là lorsqu'il le faut, le réel prend tôt ou tard l'allure d'une parabole, Pierre est mort seul.
Les deux premiers orateurs ont donc parlé de l'absent, mais à côté comme d'habitude On écoute Pink Floyd et ça rappelle de bons souvenirs. Le troisième, c'est le pasteur, pas un mot sur Pierre, il ne l'a pas connu, alors il saisit l'occasion pour faire un peu de théologie, une théologie agressive, personne ne s'y attendait. Il lit des extraits de l'évangile de Marc où il est question de Pierre, c'était cousu de fil blanc.
Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux; ses vêtements devinrent resplendissants, et d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi. Élie et Moïse leur apparurent, s'entretenant avec Jésus. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Car il ne savait que dire, l'effroi les ayant saisis. Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le! Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux. (Marc 9, 2-8)
Par un tour de passe-passe dont je ne repère pas toutes les finesses, l'homme de couleur habillé de blanc transfigure notre Pierre en son Pierre. Personne n'y croit vraiment mais il s'obstine, avant de lâcher un peu de lest en citant un agnostique catholique, Umberto Eco. Trop tard.
On est invité à passer entre le cercueil et la famille. Difficile de rendre les honneurs aux vivants et de dire adieu au mort en même temps. Je jette un coup d'oeil à la photo de Pierre jouant de la guitare, hilare, posée sur le cercueil. Je ne parviens pas à imaginer la chose qui est dans la boîte noire, je regarde alors la photographie du gaillard qui n'en finit pas de rire depuis le début de la cérémonie et je ris moi aussi.
L'employé des pompes funèbres arrête la circulation sur l'avenue C. F. Ramuz et le corbillard s'en va, phares allumés, au crématoire de Montoie. On reste sur le pas de la porte de l'église de Chamblandes comme des cons, avec le sentiment que Pierre nous a un peu lâchés et qu'il a pris d'un coup une sérieuse avance. Pour certains d'entre nous la route est peut-être encore longue, on se retrouve donc, pour patienter et prendre un peu de force, au Restaurant du Port de Pully.
Le lac est proche mais les tessons sont rares. J'en trouve quelques-uns en mauvais état.
Dans le parc de la propriété Verte Rive où Guisan est mort en 1960, Vincent Desmeules expose une dizaine de sculptures, fers fins hagards, herbes de rouilles rongées, feux éteints figés, ruines ravalées, petits enfers perdus dans la verdure. A chaque fois la même question, comment faire tourner autour d'un objet un espace sans bord ? N'est-ce pas aussi inconcevable qu'écouter la radio au milieu de l'océan ?
M'arrête en remontant devant la forge de Ropraz où Vincent Desmeules réalise ses travaux, fais quelques photos avant de descendre au Mélèze. Arthur monte dans la voiture, la nuit tombe, les filles sont au lit.

Jean Prod’hom



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Pierre est mort

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Des nuages mélangés à de la colle de poisson s'échappent des doigts du ciel et se mêlent aux abats d'une bête sans nom. Et si le soleil ne revenait pas ? Je pars avant tout le monde, il pleuvigne.
Tandis que les hirondelles volent bas, se regroupent, s'agitent, des brouillards sournois finissent leur course, pour la première fois cette année, à Sainte-Catherine, dans les prés de Bressonne et à Mauvernay. On annonce des chutes de neige à moins de 2000 mètres en fin de semaine.
Durant les jours ouvrables, la route qui me conduit à la mine me nourrit, je me goinfre avant de m'activer pour autrui, sans lever la tête sur autre chose que ce qu'on ne cesse de placer sur ma route depuis que je suis né.
Sitôt arrivé au Riau, je me rends compte que j'ai oublié mon portable et ramassé par inadvertance les clés de Murielle. Ne me reste qu'à faire un aller et un retour que je prolonge jusqu'à Lucens pour déposer le vélo d'Arthur dont les freins à disque ne répondent pas comme il le voudrait. Je pense à Pierre, à Blaise, à tous ceux que je ne vois plus et avec lesquels j'ai fait les 400 coups.
Pierre est mort, l'avis qui tient lieu de faire-part a été publié dans le journal local par sa mère et son père, auxquels s'est joint le psychiatre qui l'a accompagné une bonne partie de sa vie. Pierre est mort à son domicile, il avait 58 ans. On se retrouvera demain à Pully.
Je lis au bas de l'avis de décès ceci, en italique : On ne combat jamais le Mal de manière directe ou indirecte, mais on fait des progrès dans le bien. Je crois comprendre le sens de ces mots. Mais qui parle ? Et à qui ? Pierre est-il mort pour moi ?

Jean Prod’hom


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Les enfants sont sortis de la tente

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Les enfants sont sortis de la tente, ils rient et crient, fiers certainement, Oscar participe à la fête. Je les retrouve dans la maison lorsque je descends : Louise joue de la guitare, Lili met de l'ordre dans sa collection de gommes en jetant un coup d'oeil envieux à celle de sa maman constituée autrefois, Arthur joue avec son yoyo.

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Ce matin, un peu d'ordre dans la bibliothèque, migrations et regroupements familiaux : Follain va rejoindre Thomas, mais en pile pour gagner de la place, serre entre deux lions de bois les auteurs romands, mets de côté les Chrétien de Troyes et les Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et Françoise Ferrand, fais une seule pile des Cendrars, une autre des Bergounioux, celle des Louis-René des Forêts est discrète, et de ce point de vue aussi il est un modèle à suivre.
Je regroupe les tessons qui traînaient sur mon bureau, dans des boîtes, sur les rayonnages, liquide sans faire de détail un tas de petits billets, papiers divers, notes illisibles – toujours plus illisibles – qui ont passé tout l'été sans que j'y touche. Je glisse dans un sac les CD qui contiennent la sauvegarde numérique des 35 numéros du Journal de l'école dont j'ai été l'animateur pendant une dizaine d'années, la cablerie des appareils de photos et des disques durs hors d'usage, de vieux lecteurs. J'amènerai tout ça à la déchèterie cette après-midi.
Je reçois un mail de Raymonde, une fidèle lectrice des marges.net qui me signale quelques coquilles que je m'empresse de corriger. Me demande bien ce qu'elle trouve dans la lecture de ces billets, mais ça fait du bien de savoir qu'elle s'y arrête, comme Brigitte, Francis, François, Murielle, Justine, Danielle, Estelle et les autres.
Petit tour au jardin, toujours aucune nouvelle des taupes, je commence à penser que j'ai un avenir dans le domaine, il est temps que je relise la Conversation avec un taupier de Jean-Loup Trassard, tombe sur L'ancolie que je place à côté des Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles.
Tandis que Sandra se rend à la piscine de Payerne avec les enfants et les Moinat, je visionne le film que Frédéric Rossif a consacré à l'histoire mondiale de 1935 à 1946, une chronique centrée sur la guerre qui commence et se termine à Nuremberg. Impression curieuse une fois encore, grâce au cinéma, que l'histoire n'est qu'un récit organisé après coup, qui donne un sens à des images faites un peu par hasard. Impression que l'histoire n'est qu'une bande-son, un récit qui fournit des légendes à des images qu'on regarde à peine, le fil déroulé dans un labyrinthe d'images stockées pêle-mêle, sans queue ni tête, donnant une orientation à quelque chose qui va dans tous les sens, une mise au pas de la folie des hommes. C'est pour ces raisons que le révisionnisme est un non-sens, parce qu'il s'oppose à ce qui n'est pas, feint de pouvoir y revenir et le modifier, parce qu'il confond le réel et les légendes.
C'est à mon tour de passer à la benne, remettre au papier quelques centaines de bouquins que je n'ai pas rouverts depuis plusieurs années. J'ose à peine le dire, mais Michel Serres, René Girard et Claude Levi-Strauss sont du voyage. Je ne garde, orphelins, que la Pensée sauvage, Petite Poucette – les Hermès ne trouvent pas grâce. Je sauve in extremis Tristes Tropiques.
Lis pendant deux bonnes heures le nouveau Plan d'études romand, qui finira à la benne lui aussi, et plus tôt que prévu. C'est illisible, les rédacteurs donnent l'impression de vivre dans le désert de Gobi. Dire qu'une poignée de main aurait suffi.
On mange pour la seconde fois des lentilles depuis la réconciiiation des filles avec ce cadeau des dieux, mais avec elles cette fois. Ça tient, juste... Mais oui ! Lili, la prochaine fois il y aura deux fois plus de lardons !

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Voyage autour du jardin avec Louise, à la pétanque : les pruneaux mûrissent, rien n'est plat, c'est triché, Fleur et Edelweiss sont aux mulots, les nuages font les cabotins, flambent en tous sens. Mais lorsque le soleil aura fait un pas de plus de l'autre côté de l'horizon, ils vont cesser de faire les malins.
Les enfants hésitent à passer une seconde nuit dehors. Palabres, le groupe se disloque, Louise ira dormir dans son lit, Arthur et Lili sous tente.
Les rideaux sont tirés, les nuages gris et penauds. Plus un bruit. Je n'aurais jamais dû mettre à la benne Rome, le livre des fondations. Trop tard !

Jean Prod’hom


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On n'est jamais là lorsqu'il le faut



Pour Gaël

On n'est jamais là lorsqu'il le faut et la mort ne nous avertit pas de toutes ses visites. Sache que ce jour-là nous avons tous perdu un père, et certains pour la seconde fois.
Le vent soufflait du nord-ouest, nous étions à Herculanum – enfouie autrefois sous une pluie de cendres et une nuit de boue – , le soleil se déversait en un torrent de feu qui se mêlait au tuf jaune et à la lave noire. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Tu pourrais te vanter qu’au milieu de ce désastre il ne t’échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse. Enfin cette noire vapeur se dissipa un peu, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil.
L'Espagne avait sorti le Portugal et allait sortir l'Italie qui nous accueillait en ses terres, il faisait un cagnard d'enfer, nous nous mîmes en route sur les flancs du Vésuve qui avait enlevé le 24 août 79 Pline l'Ancien à Pline le Jeune.
Ceux qui t'ont accompagné en Campanie, ceux qui sont restés au collège, nous tenons tous à te témoigner notre profonde sympathie, à toi et à ta famille. Nous sommes de tout cœur avec toi.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Tout est si simple



Près de la tombe – que j'ai retrouvée avec tant de peine – un peuplier-tremble grésille dans le vent d'automne qui ramène sur un bref soleil les nuées jaunes et grises. Une croix de chrysanthèmes roses, couchée sur le gravier de marbre. J'ai cru qu'il y avait une abeille morte prise au coeur des pétales, mais touchée du doigt, c'est – vivante – une de ces fausses abeilles qui hantent les jardins d'octobre.
Pas une fleur à jeter là. Il y a peut-être des parents qui vivent encore... les rechercher, leur écrire – mais quoi ? Un homme se souvient ici, c'est tout.

Gustave Roud, Air de la solitude, 1945



Tandis que les élèves de l'Etablissement de Mézières font la fête, je cherche la tombe de Gustave Roud dans le cimetière de Carrouge, à quelques pas de la ferme qu'il habita près de 40 ans avec sa seule soeur. Sans succès, la tombe de Madeleine est bien visible à l'entrée, à droite du portail, pas trace de celle de Gustave.
Le patron du café du Raisin à qui je demande de m'aider ne peut pas m'informer, il m'envoie auprès de Desmeules qui est sur la terrasse. Cette tombe il ne l'a jamais vue lui non plus. Pourtant il se souvient, il avait une quinzaine d'années, c'était la dernière fois qu'on sortait le corbillard, on la remisé pour toujours, s'entend le corbillard, c'était un corbillard tiré par un cheval. A moins que le corbillard ait emmené le poète ailleurs, dit Desmeules, dans un autre village. Impossible, dit le patron, le corbillard ne pouvait pas sortir de la commune.
J'ouvre mon parapuie et retourne avec la nuit au cimetière, en rêvant que la tombe de Gustave Roud n'y est plus. Je finis par la trouver, la première en entrant tout près du banc, bien visible et proprette, quelques mètres à l'avant de celle de Madeleine. Elles n'on ni l'une ni l'autre aucun intérêt.
La pluie redouble, un petit bus scolaire s'arrête, y sont assis une dizaine de bambins de 6 ou 7 ans, immobiles. Devant la grande salle de Carrouge des maîtresses les saluent en souriant. Un homme se souvient ici, c'est tout.

Jean Prod’hom

Latences



Le temps de celui qui n'est plus bute contre la pierre sans se rompre. Le vivant le sait lorsqu'il revient sur cette durée, ce bout de vie qui aurait été tout autre si on n'avait pas tardé à l'avertir. Le voici troublé d'avoir été tenu dans l'ignorance, sur le point même d'en charger celui qui s'est tu, il attend que l'autre s'en explique. Rien ne vient, le mort a abandonné la partie. Au vivant de lui pardonner sa lâcheté.
La mort décidément – ou la conscience –  fausse le jeu et rend la vérité impossible, les croyances se superposent, il faut du courage pour vivre lorsqu'on est vivant.

Jean Prod’hom

La bataille de Monte Cassino



C'est à l'aube que le coeur s'élargit sans mot dire, il s'élargit chaque jour davantage. A toi désormais de faire quelque chose, jusqu'au bout, sans forcer ta peine. Si tu entends cet appel, va au Monte Cassino. L'homme a construit là-bas sa maison sur le rocher, les fleuves ont débordé, le vent a soufflé, la maison est tombée.

Pseudo-saint Benoît



Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie

Le Monte Cassino domine les alentours, on le voit de partout, le jour, dans ses rêves, la nuit il obsède. Dans toutes les guerres il y a des montagnes. Mais aucune d'elles n'a été aussi méchante que le Monte Cassino.
Les généraux ont fait évacuer sur Rome les trésors les plus précieux de l'abbaye. Le Vatican a prévenu les deux camps. Le monastère est nu, n'y vivent que quelques moines et des réfugiés. L'ordre de bombarder l'abbaye est pourtant donné. On avertit ses locataires la veille en glissant des flyers dans des obus spéciaux, ils essaient de sortir, le soir même, avec un drapeau blanc. Les artilleurs ne les ratent pas.
Le 15 février 1944, à l'aube, des avions venus de Sicile et de Naples fondent sur le bâtiment qui ne représente aucun intérêt militaire, il est mis en miettes en moins de 3 heures.


Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie

Jean Prod’hom

Eloge des petites disparitions



BLANC SUR NOIR | NOIR SUR BLANC
Du 7 avril au 28 mai 2012
Grignan



KITTY SABATIER
DENISE LACH
CHRISTINE DEPUIDT
FANNY VIOLLET
CHRISTINE MACE
DANY JUNG
PAUL KALLOS
LAURENT REBENA
PASCAL CIRET



Fanny Viollet

La nuit tombe, il est temps de noter encore le temps qu'il fait, rappeler les circonstances, retirer du naufrage quelques-unes des choses dont on aperçoit la traîne, avant que la nuit ne les engloutisse. En faire une douzaine de motifs, les assembler bout à bout en usant des chevilles mises à notre disposition dans les ateliers du langage. Sauver ainsi quelque chose, dans une image, l'image de la déraison et les visages auxquels s'accrochent nos jours.

Je vous offre les pelotes du dérisoire.

Séquences coupées dans l'épaisseur de nos heures, elles s'enchaînent comme dans une odyssée, leurre encore. Petites morts serrées côte à côte dans un rituel de fer, je me rappelle ainsi jour après jour que l'énigme demeure et me traverse comme le furet.

Jean Prod’hom

Campo Santo




Si l'on fossoie les jardinets aux pelouses maigres, si l'on rejointoie les murets de pierres sèches derrière lesquels ruminent les hypostases du temps, si l'on déséquilibre nos vies en coupant la branche sur laquelle sifflent nos morts, nous rejoindrons enfin les traînées des gros-porteurs qui s'effilochent dans le ciel.

... et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d'un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d'un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester, ne serait-ce qu'un instant, ou de revenir à l'occasion. (W. G. Sebald)

La durée était rivée au tombeau, à la demeure des passants qui ne remuent plus les lèvres, aux visages sépia des messagers du cimetière de Biasca, aux noms des défunts. Le tombeau était la clef.
Nous sommes arrivés peut-être au dernier acte d'une vieille mythologie. De la mort, il n'y aura plus trace bientôt, du temps non plus, ni des souvenirs ni de l'histoire. Au seuil d'une mythologie dont je ne sais rien, que je devine ma foi et que je crains.

La mort ? Un vestige d'outre-tombe.

Jean Prod’hom

Chaumont



Le désert
gesticulations de la maréchaussée

l'homme immobile
horizon terminus


Jean Prod’hom

Dimanche 11 décembre 2011


Musée romain de Lausanne Vidy

Dernier coup de balai sur le linoléum de la chapelle mortuaire, c'est l'heure, on ferme. Le tombeau est vide, où donc est passé le rédempteur ? Seule la pierre veille, calcaire liquide, pierre au gros grain, fontaine de patience où se désaltère, assis sur une chaise vide, celui qui ne sait plus.


Jean Prod’hom

Erhard, Georges et moi



On était finalement arrivés entre ciel et terre, Erhard, Georges et moi. On n'aurait jamais cru pouvoir y arriver.
C'était dingue, on avait grimpé sur des séracs en habits de carnaval, croisé dès l'aube des longs-courriers et les derniers oiseaux migrateurs pour finir là, sans y croire, frigorifiés. Au sommet, on est restés quelques minutes à peine à nous demander chacun pour soi comment bon dieu fallait faire pour qu'il nous reste quelque chose de tout ça. Le temps passait et rendait notre départ urgent et improbable. On a fini par redescendre, je ne sais pas comment, on n'a rien ramené.
On est là aujourd'hui sans Erhard, mais on est restés lucides tous les trois.



On disait qu'on pourrait toujours revenir et qu'on ne faisait que passer, seule l'étendue nous comblait, on manoeuvrait pour rester vivants, vraiment vivants. Erhard est rentré plus tôt. Comment avons-nous fait pour nous séparer ?
Ce n'est pas le sommet qu'on visait, qu'y fait-on sinon y laisser sa peau. Non, on voulait rentrer sans dépasser les bornes, et s'il y avait un sommet, c'était tant mieux, mais un col souvent suffisait. Pourquoi je dis ça, je ne sais pas, c'est quoi la question ?
Ce qui nous aurait arrangés, c'était de ne pas avoir à repartir, mais on n'avait pas d'excuse, fallait y aller, et puis on se serait mordu les doigts. Faut savoir qu'on marche pour soi, c'est-à-dire pour rester vivant et pour revenir, ou ne jamais revenir, c'est la même chose. C'est pour ça que des fois tu n'as pas envie de redescendre, t’es ailleurs. Et tu sais que bientôt tu donneras cher pour revivre cet instant, alors tu restes au sommet, parce que tu n'es pas loin d'être un autre homme, c'est difficile à dire, un autre homme dans un autre monde. T’as le pied dans l’au-delà, à la merci de tant de choses, t’es mort, t'es aux anges. Les sages disent qu'il faut continuer à grimper quand t'es au sommet. Foutaises, descendre suffit bien.
Quand tu rentres t'as pas l'air d'un survivant, mais tu l'es, ça tu le sais, non, un revenant, nettoyé comme un galet roulé dans un torrent. Erhard, tu le disais, de tout ça vaut mieux en rire.
Toute les souffrances, les égarements, les doutes valent pour cette minute-là, tout est fini, t'as la peau du visage tendue comme une baudruche, t'as la pupille qui éclaire comme un spot la muraille des questions, tu n'as plus qu'une seconde sur l'arrête, insignifiant, pas le temps de prier, rouler suffit jusqu'au camp de base. Marcher ne sert à rien, tais-toi, t'occupe, il est inutile de parler ou d'écrire, il est temps de faire autre chose qu’écrire avec l’écriture, endosse ce qui est sans remise.

Jean Prod’hom

Dimanche 9 octobre 2011


En face du musée de l’Art Brut

Fernando Oreste Nannetti est né à Rome en 1927, abandonné dans le quartier de Saint’Anna, accueilli dans une maison de charité, déplacé dans un asile. Son internement quelques années plus tard dans l’hôpital psychiatrique Santa Maria della Pietà l’atteste : des vertus aux neuroleptiques il n’y a qu’un pas. Un autre le conduit des collines du Latium à celles de Toscane au coeur desquelles l’administration psychiatrico-pénitentiaire le mute, avec son dossier de schizophrène sous le bras. Il passera plusieurs années dans l’hôpital de Volterra, de 1959 à 1961 et de 1968 à 1973. La documentation mise à la disposition du visiteur de la Collection de l’Art Brut ne dit rien de ce qu’il advint de Nannetti entre 61 et 68, un silence convenu dont tout le monde semble se satisfaire. C’est dans le préau de cet asile qu’il entame, avec l’ardillon de son gilet, la rédaction d’un long texte qu’il rive dans le ciment, à raison d’une heure par jour, un mètre courant de pages volantes en 4 jours.



Copies d’écran du film de Pier Nello Manoni et Erika Manoni (détails)

Il grave dans le dur les morceaux de sa vie et des fragments des nouvelles du monde, qui lui parviennent sur les fil tendus de ses jours. On dirait des empreintes de pattes de moineaux dans la neige.
Cette heure quotidienne lui aura peut-être permis – oh ! comme je l’espère ! – de goûter un peu aux beaux jours et de déposer un instant les souffrances que la solitude, l’hérédité peut-être, les circonstances et les pas cloutés de son siècle ont placées sur son chemin. Geste d’une épopée mystérieuse aux dimensions de celle de Bayeux. Combien d’ardillons l’homme aura-t-il usés pour lister les étapes de son calvaire, les paraboles de son incompréhensible aventure, battus par la brise dans le cagnar d’août, lavés par les averses de douleurs les jours de pluie ? Personne hormis les psychiatres et les procès-verbistes de l’art ne liront ce texte illisible. Nannetti accastille un langage neuf pour traverser des jours sans queue ni tête, trapèzes en équilibre, une cour en guise de vie intérieure qu’il déroule comme un ruban punaisé dans le ciel tandis que sa détention continue à le creuser jusqu’à l’os. Nannetti donne une réponse à la question que l’écriture ne cesse de poser, l’écriture pend comme une guirlande aux fenêtres des plaies.



Pier Nello Manoni (détails)

Le crépi lâche, les aliénistes réforment leurs principes, les façades cèdent. Il n’y a plus de pilote sur la nef des fous, on a renvoyé les locataires, qu’ils aillent voir ailleurs. Que penser de la décision du Parlement italien de fermer en 1978 tous les hôpitaux psychiatriques ?
On ramasse les vieux paquets de nazionali sans filtre qui traînent dans les préaux, les fenêtre sans carreaux sont ouvertes, le temps fait le reste, décolle les murs que rongent les lamentations de la mauvaise conscience. Nannetti s’en fout, personne n’est jamais venu lui rendre visite, personne ne viendra, et Nannetti n’est pas rancunier, il a laissé à d’autres le soin ridicule de s’occuper de son destin. Son corps d’albâtre s’appuie aux ornements d’autres palais, les pans de leur mémoire s’effritent à l’ombre d’un pin solitaire témoin muet de la vie des emmurés. Ils tombent ensemble à l’abandon.



Mario Del Curto (dans la cour du Musée de l’Art Brut)


Fernando Oreste Nannetti par Pier Nello Manoni

L’hôpital de Volterra est fermé en 1978 suite à l’application de la loi Basaglia. La folie et la maladie qu’on ne retient pas sont allées se loger ailleurs, loin de l’inadmissible misère. Les carrières d’albâtre sont pour la plupart abandonnées, les folies douces errent dans les villes entre coques et châtaignes, pourrissement, feuilles mortes et macération. Les murs qui branlent, le texte qui s’enruine, Nanetti tombe à la renverse et meurt seul en 1994.


Copie d’écran du film de Pier Nello Manoni et Erika Manoni (détail)

Faut-il aller jeter un dernier coup d’oeil à ce livre de sable qui part en poussière et tenter une ultime réhabilitation ? Je n’irai pas à Volterra. je ne secouerai pas la tête, ne reviendrai pas en arrière, n’irai pas de l’avant, me laisserai rejoindre et dépasser par l’ombre de cet homme, de cette bâtisse et de son préau, qui vont d’un pas lent dedans leur néantissement, beauté qui se détourne, se retourne comme la mer. Cette aventure témoigne de ce à côté de quoi les vivants passent en tentant de lire l’illisible, nos odyssées ne nous mènent nulle part, on peut au mieux espérer un chien pour nous reconnaître.


Jean Prod’hom

A.14



A peine avions-nous atteint le boyau peu profond que le premier tir groupé de shrapnells éclatait parmi nous. Une balle traversa le poignet de mon homme de devant : le sang en jaillit avec impétuosité.
Ernst Jünger

Ensuite le fils de Pélée perce la main de Deucalion, et la pointe d’airain pénètre jusqu’à l’endroit où se réunissent tous les nerfs du coude. Deucalion, la main appesantie, reste immobile en voyant la mort devant lui : aussitôt Achille lui tranche le cou avec son épée, et fait voler au loin la tête avec son casque ; la moelle jaillit des os, tandis que le corps gît étendu sur la terre.
Homère



La Grande Guerre n’est pas si différente de celle de Troie. Les éclats d’obus voltigent et les hommes sont soulevés de terre, le sang et les boyaux. Le vin coule à flots sous les tentes et redonne après l’assaut des couleurs aux survivants. Moins bruyants que l’artillerie, à l’arrière, les éclats de rire embellissent Paris, on se promène sur les boulevards, les femmes voltigent sur la couche des grands. A Athènes, on discute sur la colline qui accueillera bientôt le Parthénon.
C’est ainsi qu’on a assuré, de guerre en guerre, la continuité de notre espèce, en maintenant à bonne distance le da et le fort, les intouchables débordant de présomption et les vies minuscules. Avec chaque jour cependant davantage de peine : il n’est pas simple en effet d’élever un soldat inconnu en héros de la nation, et de l’y maintenir parmi les corps glorieux.

Jean Prod’hom

Lutte contre la terreur



C’était un samedi soir, un soir de fête et de commémorations. Ils mangeaient et buvaient sous la tonnelle, grisés par une brise de septembre.
On leur annonça pourtant vers minuit que des hommes ivres et violents rôdaient dans la région et s’approchaient dangereusement des lieux de leurs festivités. Ils décidèrent alors, par précaution, de se retirer à l’intérieur et de fermer toutes les issues, les portes, les fenêtres, les stores, les volets, pour maintenir la violence de ces individus à bonne distance.
Par prudence ils avaient renoncé à faire la lumière sur quoi que ce soit de crainte d’être vus, de parler par crainte d’être entendus. Ils avaient entamé une guerre à durée indéterminée contre un ennemi inconnu, personne n’ouvrait lorsqu’on frappait à la porte. Le temps passa et les suspects s’éloignèrent, ils l’ignorèrent.
En fermant leurs vies à double tour, les pauvres avaient ouvert une brèche à une autre violence, brute, sans fond. Dans la petite propriété, seul un poirier japonais avait fait bande à part dans un clos en ruines.





Jean Prod’hom


Dimanche 28 août 2011



C’est à Biasca que le Brenno cesse de sautiller sur le granite qu’il a chantourné pour disparaître dans les vieilles eaux du Ticino. Fini son travail de creuse commencé au Lukmanier. C’est à Biasca que les chansons du val Blenio prolongent un peu leur vie, c’est à Biasca que Vittorio Rè, Ezio Rossetti, Guido Pellanda, Esmeralda Guidotti, Giuseppina Delmuè, Enrica Zanga, Laura Jradi, Pietro Monighetti, Olindo Rodono, Lorenzo Carobbio les ont remises, avant qu’elles ne disparaissent, à Remo Gandolfi, Luisa Poggi, Aurelio Beretta, Gianni Guidicelli et Francesco Toschini. Dans l’ancien cimetière les visages bientôt effacés des ouvriers du Gothard et de leur veuve fondent dans la pierre comme des osties. Plus personne sur les chemins des Grisons, le silence y pâture, on n’y mâche plus guère les vieux noms au goût âpre.


Vox Blenii, Il prigionero, A dieci ore, 1994





Les enfants allaient autrefois se baigner au Ri della Froda qui descend de la Cima di Biasca, dans une baignoire qu’on peut rejoindre en longeant les 14 stations du chemin de croix. Je m’y rends aujourd’hui, caracolant sur un sentier qu’éclairent les châtaigniers, un peu au-dessous de l’ancien aqueduc tracé dans la pierre.
Les pieds dans l’eau, la tête dans les mains, les odeurs confondues de la transparence et du fer, les tourbillons assourdissants, le vent dans le dos, j’imagine absent le ciel à l’envers.


Vox Blenii, Son deciso di montare, Polenta gialda, 1997




Jean Prod’hom

Vienne au crépuscule



Il y a audience ce matin à Schönbrunn, comme chaque jour tout le jour : dans le bureau de François-Joseph, la salle de bains de Marie-Thérèse, mais aussi dans la chambre des enfants de l’archiduchesse, le cabinet d’aisance de Sissi, la chambre à coucher des souverains. Pourtant le château est vide, on a beau chercher, personne, personne à qui demander ce qui est à qui. On avance par wagons, ignorant silencieusement ce qui est en train de se passer, comme des déportés, on comprendra dans trente ans ce qu’on imagine mal. On se faufile comme des hommes qui vont à l’abattoir, rien à se mettre sous la dent sinon quelques extraits de récits futiles, personne pour nous accueillir, impossible d’entendre quoi que ce soi, pas même ce qu’on ne dit pas, le centre est vide. Même chose au zoo, mais là les rhincéros et les guépards ont les yeux empaillés de tristesse. Ce soir on fera le Ring avec le tramway numéro 1, puis nos coeurs danseront à reculons en écoutant une valse de Strauss à la Hofburg, un grand tour sur la Riesenrad pour faire bon poids. Oh! vertige vertige, je tourne en rond, il est temps que je prenne la tangente : Linz, Salzburg, Innsbruck, Feldkirch, Buochs, Zurich, Berne, le Riau.



Les juifs du vieux cimetière de Friedhofcentral ressuscitent : le lierre et les herbes folles caressent les pierres, s’y accrochent, saint désordre, les fendent, elles penchent, n’en finissent pas de s’affaisser, comme une seconde vie.

Jean Prod’hom


Revenants


Friedensreich Hundertwasser sur la Löwengasse.



Le duc Maximilien de Bavière et sa belle-soeur Sophie, archiduchesse d’Autriche, de retour au Prater.


Jean Prod’hom

Jacques Chessex



Si l’on vous demande
un jour
pourquoi ces vies


dites-leur s’ils sont vivants
la couleur de vos passions
les verres vides


sur la table du jardin
les pinceaux en carafe
et bientôt plus rien








Ropraz, 14 novembre 2000


Ropraz, 27 juin 2010


Ropraz, 28 décembre 2010

Jean Prod’hom

Main courante



Il m'a raconté que, tandis que nous allions chacun de notre côté, il y était retourné.

Tu y reviens comme si tu sortais de terre, une terre que tu remues à peine et qui reçoit ta visite sans y avoir songé, terre aux racines muettes mais qui n'oublient rien. Tu es un revenant, te dresses au milieu de ce dont tu faisais partie sans le savoir, mais d'où il a bien fallu t'éloigner un jour, sans quoi tu serais resté aveugle, le nez collé au carreau. Tu retournes donc dans cette maison et ce jardin, le tien et le sien, laissés en plan un jour, sans regrets, c’est-à-dire sans y avoir abandonné quiconque, c'est-à-dire sans avoir averti non plus celui qui aurait pu y rester... Et tu constates que tu y es demeuré, comme un mort dans un cimetière.

Il se promène et découvre, tandis que j'étais mort, les choses qui ont veillé à mon chevet, elles lui murmurent que nous en étions, l'accueillent comme un disparu plongé dans une petite éternité. Il a bien changé, alourdi de tout ce que j'ai laissé aujourd'hui près du portail.

Lorsque il glisse sa main sur la main courante de l’escalier qui monte à l’appartement, ce n’est pas seulement comme autrefois, c’est comme demain et après-demain lorsque il ne sera plus. Car ce n’est pas moi seulement qui tiens la rampe, mais l'autre aussi, le revenant. Et tenant la rampe, je tiens la main de l’enfant que je fus, je tiens la main de mon père, mais aussi celle du fils du père que je suis devenu. La main de son père dans celle de mon fils, celle de mon fils dans celle de son père. Et tenant celle de mon fils, je tiens celle du revenant, celle d'autrefois, celle qui tenait celle de mon père.

J’aperçois les fers descellés du balcon, la butte sous le frêne, le muret des escaliers Hollard, le pigeonnier, la porte, les studios modernes. Le temps n’a pas avancé, il ne passe pas, il pousse comme les racines du fond du jardin, et on repasse, comme des revenants, baies rouges éphémères du houx, la main collée à la rampe, main dans la main avec la petite éternité, celle qui transite parmi les hommes.



















Jean Prod’hom

Les livres à la benne




Il y a dix jours exactement, un homme brun, bien mis, break ripolinée et cinquantaine cendrée jetait six sacs de livres dans la benne du vieux papier de la déchèterie locale. C’était un dimanche et l’inconnu n’était pas domicilié dans notre village – on se connaît tous par ici. Il a semblé gêné de ma présence, je l’aurais été aussi. Que cachait-il ? Pourquoi se mettait-il dans un tel état ? J’ai voulu le réconforter en lui soufflant d’un air entendu, ma foi, qu’il le fallait bien de temps à autre. Il a levé les yeux au ciel, sombres et brillants, puis s’est glissé hors la déchèterie comme un serpent. Je n’ai pas voulu en savoir plus, mais il y avait quelque chose de terrible dans ses yeux, et puis d’un peu louche, comme s’il avait voulu se débarrasser d’un mort, ou de son linge sale. Ça ne se fait pas, n’est-ce pas? L’inconnu allait-il revenir le lendemain reprendre ce qui, comme il semblait le croire, aurait pu le trahir? J’ai imaginé un bref instant que cet inconnu était un écrivain et que les livres qu’il avait jetés dans la benne étaient, sans le savoir, ceux qu’il avait écrits et qu’on allait oublier. Le camion de l’entreprise chargée d’emmener le vieux papier sur le brasier a passé hier en fin d’après-midi. L’affaire est close.




Au fond de la benne le visage de Gustave Courbet m’avait pourtant fait signe et j’ai relevé consciencieusement ce dimanche-là les coordonnées sommaires des ouvrages jetés par le brigand. Un jour qui sait? Le livre aura disparu, trop lourd, trop encombrant, trop cher,... Il aura laissé la place à une tablette qui contiendra tous les livres de toutes les bibliothèques pour un prix dérisoire et illusoire. On regrettera peut-être alors les équipées dans les déchèteries et les grands feux dans lesquels on jetait les livres en se mordant les lèvres de honte.



Jean-Pierre Richard, Etudes sur le romantisme, 1970
La Bible du pêcheur, 2001-2003
Michel Viala, Poésie choisie, 2009
Hans-Michael Koetzle, Photo icons, Petite histoire de la photo, 2007
Gérard Genette, Figures III, 1972
Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, 1973
Jean Prod’hom, Etudes de Lettres, La Part des hommes (tiré à part), 1985
Guide du routard, Italie du Sud
Guide du routard, Suisse
Valérie Poirier, Loin du bal et autres pièces, 2008
Henri-Alexis Baatsch, Hokusaï, 2008
Atlas alphabétique, Les Etats du monde
René Benjamin, La Galère des Goncourt, 1948
Stéphane Guégan, Michèle Haddad, L’ABCdaire de Courbet, 1996
Giovanni Boccaccio, Decameron, 1968
Michel Chauvy, Passions et démesures latines, Cicéron, Lucrèce, Catulle, 1999
Robert Aron, Les Grands Dossiers de l’histoire contemporaine, 1964
Michel Puech, La Philosophie en clair, 2004
Anne Cunéo, Les Portes du jour, Portrait de l’auteur en forme ordinaire, 1982
Jean-François Revel, Mémoires, le voleur dans la maison vide, 1997
Albert Thibaudet, La poésie de Stéphane Mallarmé, 1926
Collectif, Société Vaudoise des Pêcheurs en rivière, 1908-2008
Guides Hachette, Orthographe, 1999
Nayrolles , Profil d’une oeuvre, pour étudier un poème. 1996
E. Giddey, Histoire générale du XIVe au XVIIIe siècle, 1957
Dan Brown, Da Vinci Code, 2003
Maurice Wilmotte, Critique littéraire, 1921
Alain Jouffroy, Manifeste de la poésie vécue, 1994
Winston Churchill, Réflexions et aventures, 1932
Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, 1961
Bescherelle, La Conjugaison, 2004
Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, 2008
Collectif, Guide culturel de la Suisse, 1982
Jim Harrisson, Legends of the fall, 1979
Collectif, De l’ours à la cocarde, 1999
Robert Brasillach, Comme le temps passe, 1937
Eric Massery, Une si belle ignorance, 2009
Emanuelle delle Piane, Pièces, 2010
Michel Vergères, Le Pisteur, L’escroc finit en hiver, 2004
Eschyle, Agamemnon, 2001
Sarcey, le Siège de Paris, 1967
Brasillach, Notre avant guerre, 1941
Stanley, Soumission à l’autorité, 1994
Georges Clémenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, 1973
J.-L. Clade et P. Perrin, Au Coeur de la Vallée de la Loue, 2010
Gérard Genette, Figures I, 1965
Michel Butor, La Modification, 1994
Marielle Pinsard, Les pauvres sont tous les mêmes et autres poèmes, 2009
Marcel Schneider, La Littérature fantastique en France, 2007
Gérard Genette, Figures II, 1969
Arnaldur Indridason, Hiver arctique, 2009
Léon Daudet, La vie orageuse de Clémenceau, 1938
André Bellessort, Sainte-Beuve et le XIXe siècle, 1954
Kwong Kuen Shan, le Chat philosophe, 2008
Claude Bron, Orthographe, 1990
Georges Pillement, La Poésie érotique, 1970
Charles-Ferdinand Ramuz, Journal, 1943
Christine Barras, La sagesse des Romands, 2009
Léo Spitzer, Etudes de style, 1970
Georges Poulet, La Conscience critique. 1986
Collectif, Anniversaire du Gymnase cantonal de la Cité, 1987
Collectif (Corinne Desarzens), Récits sur assiette, Textes inédits d’auteurs romands sur la cuisine. 2009
Collectif (Pierre-Yves Lador) Plumes bigarrées, Inédits suisses, romands sur le livre, 2009
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, 1999
Marcel Cohen, Histoire d’une langue le français, 1950
Collectif, Gymnase de la Cité, Annales 1995-1997

PS
J’ai tiré au hasard cinq livres parmi les soixante-cinq dont l’inconnu s’est débarrassé, en me jurant de les garder et de les lire. A moins que je ne change d’avis et que je ne suive son intemporel exemple.

Jean Prod’hom

Inscrites au Registre de la Mémoire du monde



L’Agence internationale des prisonniers de guerre créée à Genève en 1914 a eu pour tâche de rétablir les liens familiaux entre personnes que la guerre avait séparées. L’Agence a établi le fichier des disparus ordonné par régiment et par compagnie. Elle a rédigé six millions de fiches permettant de suivre le sort de deux millions de prisonniers.
Les indications au dos de certaines des 5119 boîtes de fiches exposées au sous-sol du CICR à Genève et inscrites au Registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO ont disparu.













Jean Prod’hom

Les disparus : été 2008 - décembre 2010



Ecris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas seulement conserver, pour ne pas transmettre, écris sous l’attrait de l’impossible réel, cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité (M.B.)























Les disparus 1

Jean Prod’hom

Dimanche 12 décembre 2010



Ils régnaient sans ostentation dans l’embrasure de la fenêtre, en haut un peu à droite. Leur cou maigre et leur tronc dégarni attestaient leur origine modeste, le temps qui passe, les résistances qu’il faut opposer à ce qui advient pour aller de l’avant. Ils allaient sur l’âge, trois devant liés par le silence des grandes décisions suivis avec une confiance aveugle par un grupetto souvent désobéissant. Ce sont les premiers qui montraient la direction, libres au-dessus de la mêlée, la tête dans le ciel, d’eux que s’écoulait la lumière jusque dans la bibliothèque. Leur grandeur, leur raideur parfois, leur dignité s’offraient sans secret. Mais il était difficile de les imaginer les uns sans les autres.

Comme s’ils avaient pris le parti de la sédentariré la veille seulement, par une décision libre. Mais pour un temps seulement, prêts à reprendre une aventure à laquelle ils n’avaient pas renoncé. C’était étrange de les retrouver chaque matin à leur place, parce qu’ils semblaient la veille sur le point de vouloir continuer leur route. Je les dissuadais et le vent les faisait vaciller. Qui donc les aurait accueillis? Ils sont restés là-haut, équilibrant les jours et l’embrasure de ma fenêtre, donnant aux vieux arbres rabougris du verger un air enfantin, s’effaçaient au printemps devant l’exubérance miellée du tilleul. En octobre et novembre considéraient avec bienveillance le chant du cygne des feuillus sur les bords du Riau, leur précarité. Ils gardaient la hauteur, la distinction des sauvages, se réjouissaient en silence de tout, mais est-il bien prudent de dire tout cela ainsi?

Ils avaient dû comme les autres se lever hors la terre maigre, écarter les bras pour régner discrètement sur ce quartier des bois. Je les imaginais pourtant échappés d’une prison bien loin à l’ouest, ripés-là au terme d’une longue épopée et se retournant parfois sur leur histoire. Ils étaient montés de la plaine à la queue leu leu, surgissant un beau matin du creux de l’un des nombreux vallons dont se réjouit le Jorat, surpris par la majesté des lieux, satisfaits de la discrétion de l’accueil. Je me suis raconté tant d’histoires, tout est fini, les bûcherons ont tronçonné la petite tribu. Ça tient de si peu, tout disparaître, n’est-ce pas?

Une fois ce matin, une autre cet après-midi je suis monté à la Mussilly voir où ils se dressaient. Je n’avais jamais éprouvé le désir d’en savoir plus, la terre où ils avaient jeté l’ancre, jamais je n’avais fait le lien entre cette présence du dedans l’embrasure de la fenêtre et cette existence du dehors, juste derrière les ruches qui flamboient à la belle saison au bout du grand pré. Je ne découvre que ruines et coeurs vermoulus, vivants et fumants encore, ils n’avaient jamais fait voir la fatigue et l’usure qui les taraudaient, courageux et dignes comme les chats qui vont mourir dans le sous-bois. Ce ne sont que des histoires, l’horizon s’est aplani, le dessin a déserté le paysage. Sans eux rien n’aurait été comme avant. Je crains que les vieux arbres du verger ne se prennent trop au sérieux. A quoi désormais s’accrocher?

Les disparus 2

Jean Prod’hom

Dimanche 26 avril 2009



Le facteur est mort, on l'a appris par le journal, ce journal qu'il glissait chaque jour dans notre boîte aux lettres. La vie pourtant continue, et on avance hébété dans une campagne dépeuplée.
On l'aimait sans le connaître vraiment, on l'aimait de loin, ou comme s'il était né avec le lieu. Il ouvrait les allées de nos jours, Ropraz, Corcelles et ses oasis, le Riau, la Moille-au-Blanc, la Moille-Cherry, la Goille.
On l'appelait par son prénom, il nous appelait par le nôtre, toujours un mot pour réveiller nos enfants.
Stéphane a été le compagnon bienveillant du peu que nous sommes, présent à l'égal du pommier du jardin, du hangar ou du chat. mais mobile comme un furet, jamais très loin, qu'on l'aperçoive ou qu'on le manque, métronome de nos jours, régulateur de nos attentes, mains vides ou mains pleines, témoin de nos riens.
Par la grâce de ses allées et venues, du sillon qu'il traçait dans ce bout du monde, que nous devions quitter quotidiennement pour notre subsistance et celle de nos enfants, il a régné discrètement sur notre biotope, avec la régularité du laboureur, jetant la graine qu'on attendait, ou celle qu'on n'attendait pas. Il assurait le double souhait des forains que nous sommes tous ici, être d’un lieu sans y être forclos. Qui désormais?
C’est un monde qui s’en va. Je crains que les messages ne nous parviennent plus identiquement.
Stéphane parti, nous sommes aux prises avec les mots nus.

Si l’on nous demande
Pourquoi ces vies
Nous montrons nos cicatrices
Elles ont été nos charrues et nos récoltes
Nous les avons engrangées sans relâche
Sous les ciels bleus des belles saisons
Peinant et nous pressant
Sous l’orage des haches
Labourant la plaie énorme, semant dans la chair
Labourés nous-mêmes
Le grain monte
Du fond des fosses nous voyons les fumées sous les nuages
Nous sommes tranquilles

Jacques Chessex

Je lis aux enfants ce poème que la famille de Stéphane a glissé dans le faire-part. On est à table, en famille, Lili ne comprend pas.
- Il reviendra, dit-elle, distribuer le courrier, il reviendra. Ce sera un chien, ce sera un chat...
Je dis alors au dedans: "Comme moi demain et toi mon demi-dieu, ma divine, sans raison, mais avec la discrétion qu'il nous a apprise, toi et moi. Nous sommes ces champs longs et larges, gras au printemps, déserts l'hiver, sur lesquels s'abat un matin, à midi ou à minuit l’orage des haches."

Jean Prod’hom