Qu'il existe quelque chose plutôt que rien
Qu'il existe quelque chose plutôt que rien,
il convient aujourd'hui
de ne pas nous en effrayer.
Jean Prod’hom
Donner un peu de corps à l’avenir
Donner un peu de corps à l’avenir,
en nous tournant, le soir,
du côté de la nuit qui tombe.
Jean Prod’hom
Sous les feuillets de ce qui a été dit
Sous les feuillets de ce qui a été dit :
ce qui a eu lieu pour de vrai,
qu’il nous faut inventer une seconde fois.
Jean Prod’hom
A-t-on le droit de photographier le lac
A-t-on le droit de photographier le lac ?
demande l’enfant ? Et le ciel ?
La question est moins idiote qu’il n’y paraît.
Jean Prod’hom
Fontaine, lamiers et véroniques
Fontaine, lamiers et véroniques,
c’est bien assez pour aujourd’hui.
Le chemin ira sans moi.
Jean Prod’hom
C’est jour férié
C’est jour férié,
les vivants et leurs morts ont déserté les lieux.
Quelque chose frémit alors. Sans eux.
Jean Prod’hom
Parler ne rimerait avec rien
Parler ne rimerait avec rien,
si ne nous avait été octroyée
l’occasion de nous taire.
Jean Prod’hom
Il pleut, les benoîtes tremblent
Il pleut, les benoîtes tremblent,
l’eau se hâte, n’a qu’une idée,
rendre son lit au ruisseau.
Jean Prod’hom
Poète ou sorcier
Poète ou sorcier,
chacun fait son pain.
Avec ou sans levain.
Jean Prod’hom
Le principe du tiers exclu
Le principe du tiers exclu étend son empire,
les zones intermédiaires plient.
Vivre tout de même, sur une palette ou dans une coque de noix.
Jean Prod’hom
Demeurer encore
Demeurer encore,
parce qu’il en ira ainsi
jusqu’à la nuit.
Jean Prod’hom
Vulpin, fêtuque et paturin
Vulpin, fêtuque ou paturin,
puccinellie, houlque ou dactyle,
ni écrire ni marcher ne sont des gagne-pain.
Jean Prod’hom
Tout s’emballe en mai
Tout s’emballe en mai,
bruisse, fleure, éclate. Et nous ?
D’un seul coup à la traîne, avec la tête qui tourne.
Jean Prod’hom
L'enfant ouvre les yeux sans disposer du langage
L'enfant ouvre les yeux sans disposer du langage,
le vieux les ferme en préférant se taire.
On n'en saura pas plus.
Jean Prod’hom
Elle est grande
Elle est grande, brune, étanche, c’est une force de la nature. Elle a un faible pour les longs couloirs des administrations, tient depuis toujours, dans la main droite, un trousseau de clés auxquelles elle fait sonner périodiquement le tocsin. Elle aime s'entendre venir de loin, au pas, s'aligne avec elle-même, à gauche et à droite des portes vitrées, roule ses lourdes hanches. Elle a servi depuis le temps plusieurs institutions : police, école, institution religieuse, prison, colonie de vacances.
Dedans, la méchanceté et la suffisance macèrent, ça ne se voit pas, la donzelle sait où mettre les pieds. Si le vent tourne, elle se replace, demi-tour ou culbute. Toujours prête à donner à celui qui peine le coup de main qui l'achèvera, ça ne coûte rien : un mot tordu, une savonnette, une encouble, une grimace, un peu d'acide. Elle écoute, collecte les rumeurs qu'elle jette dans son alambic, il en sort du vinaigre qu'elle verse sur les plaies.
Ne vous méprenez pas, la dame aux yeux gris-vert est sensible ; elle s'est décidée pour un second tatouage, un joli tatouage, un papillon peut-être, sur le mollet ou sur l'épaule, elle hésite encore.
Les plus lucides se taisent, craignent qu'elle se dégonfle et qu'ils l’aient sur les bras. Ils la laissent faire, alors elle continue.
Jean Prod’hom
Exilé
Exilé
dans la langue,
de la langue.
Jean Prod’hom
C’est brouiller les cartes
C’est brouiller les cartes
que de détourner les ruisseaux :
le ruisseau est détour.
Aurore femelle
Jean Prod’hom
Personne n’a jamais entendu la gamine élever la voix
Personne n’a jamais entendu la gamine élever la voix, tout le monde pourtant s’en souvient, elle avait l’art délicat de faire précéder chacune de ses réponses par deux ou trois hochements de tête, lents, de consentement, qu’un sourire de tout le visage accompagnait et qu’elle répétait tandis qu’elle parlait. C’était comme une mise à terre qui nous assurait qu’elle avait bien compris notre intention, mais qui nous prévenait également qu’elle ne nous en en dirait pas plus et qu’il serait inutile d’insister, quelle que soit la teneur de sa réponse.
Lorsque je l’ai connue il y a quelques années, elle étudiait en secret le japonais ; de ne rien dire de cette passion, trois ans durant, de ne pas songer à la partager, de la maintenir ainsi intacte, l’avait conduite à faire circuler, à son insu, le charme en partie imaginaire qu’elle prêtait à cette langue et à cette culture qui l’envoûtaient. Cette différence indicible, légère en direction de laquelle son esprit tendait et dont elle ne savait trop quoi dire, l’avait rendue différente des autres.
Par ces hochements de tête, elle indiquait à qui voulait l’entendre que la conversation pouvait avantageusement remplacer l’interrogatoire, le consentement la panique, la mise à terre la mise à mort. Elle soufflait à ses maîtres et maîtresses que des baguettes pouvaient se substituer aux couteaux et aux fourchettes pour observer, pincer, approfondir, être au monde.
Jean Prod’hom
C’était un gamin attachant
C’était un gamin attachant ; lorsqu’une balle s’échappait de sa raquette, à la verticale, il attendait de longues minutes la tête dans les nuages, assuré que le ciel la lui rendrait bientôt.
Jean Prod’hom
C’est à la vérité
C’est à la vérité
que revient l’honneur de porter l’habit de gala
de l’ignorance.
Jean Prod’hom
Une traversée
Une traversée
à flanc de coteau,
d’un seul tenant.
Jean Prod’hom
Né nu au fond d'une nasse
Né nu au fond d'une nasse,
l'homme croise le poisson qui s'y enfonce.
Il retient son souffle.
Jean Prod’hom
Ciel de plomb
Ciel de plomb,
alchémilles
et boutons d’or.
Jean Prod’hom
Suivre un ruisseau
Suivre un ruisseau, remonter à sa source,
c'est quelque chose.
Mais le devenir ?
Jean Prod’hom
Solidarités
Il y a celle des frères et soeurs,
celle des papillons,
il y a celle des eaux du ruisseau.
Jean Prod’hom
Si les récalcitrants sont envoyés derrière la porte
Si les récalcitrants sont envoyés derrière la porte
– ou font l’école buissonnière –, c’est parce qu’on en a besoin.
Ce sont eux les héros de demain, des romans mis au programme.
Jean Prod’hom
Tu auras été
Tu auras été
une goutte d'eau dans l’océan,
et celle qui aura fait déborder le vase.
Jean Prod’hom
Les réponses sont éphémères
Les réponses vont de l'avant.
Les questions veillent,
en retrait.
Jean Prod’hom
Vous voulez en finir avec les questions
Vous voulez en finir avec les questions de vos gamins,
exigez des réponses.
Jusqu'à épuisement.
Jean Prod’hom
Aucun poème ne fera entendre
Aucun poème ne fera entendre
le champignon sortir de terre.
Ni l’hermine ni la taupe.
Jean Prod’hom
Rêve qui le restera
Le ruisseau ne cesse d’accourir à l’énigme qu’il pose.
Jean-Loup Trassard
Rêve qui le restera, celui de vivre et de mourir à quelques encablures d'un ruisseau, peu après ses sources, imprévisibles, lorsqu’il les rassemble, indécises, bien décidé à creuser son propre lit. Timide, on l'entendrait à ses vocalises, lointaines, à ses gargarises profondes. Je nettoierais ses rives en décembre. Oh ! à peine, des bouts, ici ou là, bouts des bois et du pré qui le borderaient.
Ce ruisseau existe, en-bas le Renolier, j’y étais ce matin. Un chemin le franchit sur ce qu'on n’ose appeler un pont, simple tuyau de béton d’une trentaine de centimètres de diamètre et de cinq mètres de long, recouvert de terre et d’herbe. Le ruisseau n’a pas encore de nom, il arrive d’en haut, vif et d'argent, saute, fait des caprices. Les ficaires et les primevères se penchent sur ses rives, avec le ciel sur la tête ; bientôt les hêtres et les aulnes feront leurs feuilles, les sureaux et les noisetiers déplieront les leurs, elles prendront le dessus et le couvriront d’une dentelle trouée d’ombres et de lumières.
Les eaux serrent les coudes lorsqu’elles s’approchent de la voûte de béton, deviennent tout à coup sages, se disciplinent même pour finalement baisser la tête juste avant de pénétrer dans l’obscurité ; elles en ressortent serrées les unes contre les autres, la bouche ouverte, elles ne font qu’une lorsqu’elles se lancent dans le vide, les yeux fermés, comme l'enfant du haut du plongeoir. Elles tombent dans le petit lac qui s’est creusé avec le temps, se défont en respirant profondément ; elles occupent bientôt toute l’étendue de son miroir ; elles se donnent encore un peu de temps pour retrouver leurs esprits et se rapprocher à nouveau. C’est un go aux rives amples, silencieux, qu’entourent un sapin blanc et des sorbiers nains.
Elles semblent peu décidées à reprendre leur voyage, elles paressent, rêvassent, hésitent ; en témoigne l’ivraie qui remonte à contre-courant, et qu’elles suivent, discrètement, en roulant le long des rives. En regardant bien, on s’aperçoit qu’elles reviennent sur leurs pas, de chaque côté du go, prêtes à réitérer l’expérience, le plongeon qui, après les avoir effrayées, les a ravies.
Elles s’attardent près de la cascade, mais les éclaboussures finissent par les faire renoncer, elles se tournent alors d’un coup vers l’aval, bouillonnent avant de rejoindre à la hâte celles qui ont pris les devant. Aucun reproche de celles-ci à cause de ce contre-temps ; ensemble elles reprennent la route, pas effrayées le moins du monde par l'inconnu qui se présente ; elles s’y précipitent les yeux grands ouverts, comme si elles étaient averties, en temps réel, par les eaux qui les précédaient qu’il n’y avait rien à craindre.
Ça dépendrait des jours, du temps et de mes états d’âme, je n’aurais que quelques pas à faire pour me nourrir des rires et de la lumière qui accompagnent les eaux en amont du petit pont. Ou m'asseoir en aval sur les berges du petit lac pour consolider ce désir qui nous étreint de prolonger nos vies, sans répéter ce qui nous a éblouis, jusqu’à leur delta.
Ce ruisseau existe, anonyme, en-bas le Renolier, dans le vallon qui sépare l'ancienne déchèterie et Pra Massin. A Corcelles-le-Jorat.
Jean Prod’hom