Grandes explications d’avril
Grandes explications d’avril, les feuilles se débarrassent de leur étui, on entend les chevreuils croquer la bourre des jeunes foyards, les bourgeons fleurissent comme des artichauts, les fougères sortent du four.
Temps des déplis et des mariages, les fruits viendront plus tard, dans les hautes herbes, plus tard sous le chapiteau de mai.
Jean Prod’hom
La Ficelle
Ne sont belles que les aventures qui durent ! j’ai eu la chance d’en voir naître une il y a quelques jours ; les initiatrices font une jolie équipe, elles sont jeunes, pleines de talents ; elles ont su aussi s’entourer d’amis et de gens de métier.
Elles voudraient, je crois, rendre à Lausanne un peu de ce que cette ville leur a offert et leur offre encore, en partageant avec ses habitants et ses hôtes de passage leurs coups de coeur, quelques-uns des morceaux de son histoire, son actualité. Elles ont demandé aussi à des chroniqueurs, des illustrateurs, des journalistes et des écrivains de participer à la fête.
La Ficelle, c’est un média moderne au graphisme élégant, papier et internet. La revue est diffusée gratuitement dans différents endroits, vous allez la croiser ces prochaines semaines, faites-lui un bel accueil. On peut aussi, pour ne pas perdre le fil, s’abonner ; il suffit d’aller sur le site.
Le premier numéro, sorti des Presses Centrales, a été présenté le vendredi 22 avril dans l’atelier que les deux rédactrices occupent à l’avenue de Morges avec des céramistes, des architectes, des bijoutiers et un écrivain – un peu seul au milieu de cette petite ruche d’artistes et d’artisans. Ils étaient là le jour du lancement, ils ont donné l’impression d’avoir tous mis la main à la pâte.
Je ne connaissais pas les instigatrices de cette aventure il y a quelques semaines, j’ai eu l’honneur d’être invité à faire avec elles les premiers pas. Ça a été un réel bonheur de me replonger dans la ville de mon enfance, autour d’une réalité qui colle à ses basques et qui nous a éduqués : ses pentes. Les pentes ? C’était le thème de la première livraison.
Les deux rédactrices en chef ont beaucoup d’autres idées ; elles m’ont soufflé que le second numéro tournerait autour du lac. Toute l’équipe se réjouit, de nouveaux collaborateurs ont même promis de rejoindre ceux de la première heure. En attendant et pour les aider, les deux jeunes rédactrices le méritent, chacune et chacun peut soutenir leur projet sur wemakeit, c'est par ici.
N’hésitez pas, seules les aventures qui durent ont un avenir !
Jean Prod’hom
Lancement de La Ficelle à L-Imprimerie (22 avril 2016)
Mon amour pour les arrosoirs
Mon amour pour les arrosoirs, né il y a cinq ou six ans, s’est affiné à l'époque des vases communicants ; plus précisément à l’occasion de l’échange de 2013, qui m'a conduit à héberger François Bon et à déposer mes bagages chez lui : on y évoquait chacun de notre côté les morts, il y a bien fallu les arroser.
J’ai arpenté le canton de Vaud, ses cimetières, plus tard les jardins ouvriers qui leur ressemblent et qui accueillent, comme eux, le petit peuple des chantepleures. J'en ai ramené des photographies. Quelques-unes se retrouvent aujourd’hui dans un ouvrage que signe Dominique de Rivaz, qui m’a invité, il y a quelques mois, à en rédiger la postface. C’est fait, le livre est terminé. On a fêté l'événement ce matin, avec Anne-Hélène et Stéphane, c’est un beau livre d'images.
Mon plaisir a redoublé lorsque j'ai appris que Vincent von Wroblewsky s’est chargé, pour la version allemande, de la traduction des textes. Savoir que cet éminent philosophe, docteur, ancien collaborateur de l'Académie des sciences de la RDA, traducteur et commentateur de l’oeuvre de Jean-Paul Sartre, s’est penché le plus sérieusement du monde sur ces objets et les songeries qu’ils ont déclenchées, me réconcilie avec un philosophe que j'aurai, tout au long de ma formation, gardé à distance, pour des raisons bien légères, celles que nous nous inventons pour ne pas nous rendre captifs, une nouvelle fois, des réflexions brillantes de ceux qui voudraient nous aider à recouvrer la liberté.
C'est donc par la bande que je retrouve Jean-Paul Sartre, par la grâce de cet art majeur qu'est la traduction et la générosité de ceux qui se sont exilés de leur langue maternelle pour mieux la saisir.
Jean Prod’hom
Le petit peuple des chantepleures
Dominique de Rivaz
Les éditions NOIR sur BLANC
Coédition Till Schaap
2016
Le parquet
Pour Denis Montebello
« C’était l'époque des parquets. Des bals qu'on installait dans les villages, qui arrivaient comme les petits cirques, un matin ils avaient disparu. Ils revenaient à date plus ou moins fixe. »
Cinq francs c’était le tarif, paille de fer et huile de coude. Combinaison de lames aux V bancal, alternant leur débord sur le parquet à bâtons rompus du salon de Riant-Mont 4.
L’autiste que j’étais gravissait les pachons de ces échelles de Sisyphe, jusqu’à la frise d’encadrement – à laquelle j’ai repensé l’autre matin, en saluant Jean-David déchintrant son champ de betteraves.
Le pied coulissait sur la frise de chêne en prenant appui contre la plinthe ; la pantoufle de fer glissait sans effort sur l’encadrement, comme le mercredi après-midi avec Anne sur la glace de Montchoisi, main dans la main pour un dernier tour.
Petits tas de farine de bois, deux fois par année, deux fois deux heures ou deux demi-journées, je ne me souviens plus : le temps n’a ni cintre ni plinthe.
Il y avait bien sûr le bord crénelé aux mille promesses de mon salaire, que l’extrémité de mon index ferait bientôt rouler dans la poche, il y avait aussi le salon vide plein de cette rumeur que j’allais écouter parfois dans l’unique coquillage de la maison, mais il y avait surtout l’odeur de l’encaustique que ma mère appliquait au lendemain de mes travaux, au chiffon, et qui me submergerait lorsque je rentrerais de l’école.
Cette essence d’encaustique, qui se confond avec celle de ma mère, a occupé à nouveau la poche qui abrite mon coeur, ce matin, lorsque je suis entré aux Tailles, dans le salon de la vieille de Pra Massin.
Jean Prod’hom
L'autre nuit
Il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
Jean Grosjean, « Le silence » in : Si peu, Bayard, Paris 2001
(Difficile de faire un peu de lumière sur la cécité, il conviendrait peut-être de l’entendre à l’intérieur de nos mots et dans le silence qui les sépare, dans le vide qui donne vie à ce qu’ils désignent. On découvre soudain autre chose que ce que l’on croyait. Pénombre et nuit. Hésitation. Alors chacun cherche ses mots, lentement.)
L'aînée se tient debout, à quelques pas de la cadette, assise, qui presse les paumes de ses mains sur ses yeux.
L’AÎNEE -
Il ne faut pas pleurer
ne pleure pas.
L'aînée regarde ailleurs, puis s’éloigne de quelques pas.
L’AÎNEE -
On croit comprendre,
on aurait voulu que les choses se passent autrement.
Mais les choses font ce qu’elles peuvent,
impossible de réparer ce qui a eu lieu.
Alors on pleure.
On peut partager nos vies,
c’est déjà beaucoup.
J’aime la présence de Cisco,
la manière dont il écoute,
dresse l’oreille,
se tient
droit.
Je croyais qu’il habitait les profondeurs.
Voilà qu’il est devenu le miroir dans lequel se reflète le ciel.
Si tu savais ce que sa cécité m'a fait voir !
La cadette, sans regarder l’aînée qui parle, a sorti la tête de ses mains
La CADETTE -
Qu’est-ce qu’il t’a fait voir ?
Et voir quoi ?
quand on ne voit pas ?
Toujours debout, mais plus loin.
L’AÎNEE -
C’est difficile à dire.
Il m’a fait entrevoir,
je crois,
ce que je ne voyais pas,
ou mal.
La nuit surtout,
l’autre nuit,
pas la nuit noire, celle que les enfants craignent.
Non, l’autre nuit,
la nuit claire,
celle qui nous tient éveillés
dans laquelle on a les yeux
grand ouverts.
Il m’a fait voir aussi jusqu’où pouvait aller la confiance,
celle qui l’habite m’émeut aux larmes.
Tu m’entends ?
Il existe une autre nuit,
une nuit qui nous ouvre au jour,
à un autre jour.
Il existe une autre lumière,
une lumière qui éclaire ceux qui ne voient pas.
une lumière qu’ils répandent.
Il y a un mystère,
m’en montrerai-je digne ?
Faire voir ce qu’ils ne voient pas et qu’ils m’ont fait voir.
LA CADETTE -
Je ne comprends pas tout ce que tu dis,
mais j’aime la façon dont tu me parles,
ta voix dans la pénombre,
l’attention que tu me portes.
Ce que tu dis de la nuit aussi,
et du jour.
Je ne vois rien,
j’ai les paumes de mes mains sur les yeux,
mais j’entends.
J’entends
le silence
la confiance.
Alors tout devient soudain plus grand.
A la fin, on est bien obligé d’aller lentement,
n’est-ce pas?
Si on ne brusquait rien,
tout pourrait alors aller de soi.
Et on pourrait se croiser sans crier gare.
Faire les choses les unes après les autres,
lentement.
Lève,
baisse,
tourne.
Croquer une fraise, fermer les paupières, boire au goulot de la fontaine.
Tu m’entends ?
L’AÎNEE -
Le moins de mots possible
pour éviter les confusions,
c’est ça.
Te souviens-tu le soleil qui était revenu ?
Le chemin derrière Bercher, le craquement des arbres.
La joie du papillon qui nous précédait.
Près du Moulin, la Mentue dans laquelle
on avait trempé nos pieds.
Le vrombissement de l’essaim d’abeilles.
L’odeur des fleurs de l’accacia.
Le cabanon où nous devions passer la nuit.
Les rires des petites.
La patience des chevaux.
La confiance qui nous habitait.
Dis-moi !
Est-ce que tout cela se voit ?
LA CADETTE -
Et nos habits détrempés par la rosée,
t’en souviens-tu ?
L’odeur du lait chaud.
Lucie qui n’arrivait pas à faire partir le feu.
Le vent dans les pétales des coquelicots.
Nos laines chauffées par le soleil.
Colin-maillard.
Le temps qu’on voulait retenir.
Les promesses qu’on s’était faites.
La nuit qu’on n’avait pas vu tomber.
Tu m’entends ?
Est-ce que tout cela se voit ?
L’AÎNEE -
Viens !
La cadette se tourne en direction de l’aînée.
Tu m'entends ?
La cadette la rejoint au pas, genou haut. Comme un cheval. Elle tourne à gauche, tourne à droite, tête en-haut, tête en-bas, lentement. Elle continue jusqu’à ce que la nuit tombe.
LA CADETTE -
Dis-moi encore ce qu’on ne voit pas.
Il fait nuit.
L’AÎNEE -
Il y a le jour avant qu’il ne se lève,
la confiance,
il y a la nuit avant qu’elle ne tombe.
Il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
LA CADETTE -
Encore.
Silence
Jean Prod’hom
Lorsque la mine ne laisse rien voir du jour
Lorsque la mine ne laisse rien voir du jour, lorsque le ciel menace de se refermer sur elle, lorsqu’elle se sent alourdie par les petites misères qui s’accumulent et gonflent comme l’avoine dans la panse de ceux qui ruminent, défaite par ses manques et les incompétences des gens qui l’entourent, atterrée par l’état de tant d’enfants en déroute pour lesquels elle ne peut que peu et qui ne veulent rien, lorsqu’elle a courbé l’échine devant les mirages que brandissent les maîtres chanteurs, il lui suffit de sortir, de monter dans sa voiture, de rouler en écoutant la litanie des autres misères sur le chemin de la Bérallaz qui plonge dans la nuit, le bouchon qui ne se résorbe pas entre Morges et la Maladière, l’accident près d’Yverdon, les promesses des fieffés menteurs de Genève, la suffisance des journalistes, il lui suffit, dit-elle, de s’éloigner de ce tohu-bohu pour que la malédiction se détourne et qu’il ne lui reste rien d’autre qu’un immense et bel abandon. La vie redevient une douce énigme, elle se remet à sourire près de Montheron, vivante, sans ramasser le bois noir qui nourrit les enfers. Elle désespère sans personne à ses côtés, légère, la neige tombe, elle roule. Personne n’en saura rien. A part toi qu’elle me dit, et elle revit.
Jean Prod’hom
Lorsque le vent de novembre
Il y a, lorsque le vent de novembre a pris ses quartiers et a chassé les dernières averses de l’automne, lorsque la neige s’est établie sur l’échine du Moléson et que les champs sont labourés, il y a quand le soleil du milieu de l’après-midi a embrasé les mélèzes du village des Italiens et que le froid a fait cailler deux larmes au coin des yeux, il y a dans le Haut-Jorat une nudité plus nue que la nudité. Corps déplié qui scintille à l’intérieur de soi et entre les choses.
Et on voudrait que cette nudité aux larges bras se prolonge, comme un point d’orgue qui ferait oublier un instant la malle aux windjacks et le campement des mauvais jours.
Jean Prod’hom
La barre à mine
La chaux brûle mes paupières, la poussière met tes gencives à vif, avec au fond du gosier un goût de pierre, un goût de fer. Nos corps trempent dans la saumure, cockpit de camion, bras disloqué, un seul grillon. Il est midi, l’enfant a les lèvres sèches devant la porte ouverte du vieux frigo, le jour peine à tenir debout entre pelle et pioche. Personne ne songe à demander une rançon. Chacun pour soi dans ce brasier, les bras tombent. Monosyllabes passés au feu, mélange de souffre et de tabac. Derrière les herbes sèches une caravane, derrière la caravane la barre à mine que plus personne ne cherche.
Jean Prod’hom
Pacoton
Les prés s’écaillent, tas de barres, tas de rouille et volets clos, la mécanique déborde, des fils de fer sortent raide d’une boîte d’Ovo, les araignée prises au piège sèchent et cassent à côté d’une poignée de clous orphelins, la vie fait vis sans fin à Pacoton.
Pas de taille cette année, ni essence là où scies et fils se sont succédé à l’établi, on huilait les gonds en toute fin de saison, jetait des fagots et des taillés dans le four à pain, personne ne saura le nombre exact des bouteilles bues à Pacoton. Je marche sur les jours d’une autre saison, on a brûlé les outils de l’autre siècle, skis de bois sans bâtons. Seuls les légumes du potager chantonnent encore au-delà du jour fixé par le jardinier, picoti picoton, ne restera de cette chanson qu’un linteau de molasse avec écrit 1865 dessus, près de la cheminée d’un salon bourgeois.
Jean Prod’hom
Perle de culture
Un chardonneret
une bague au doigt
un collier au cou du chien
la laisse autour du mien
Jean Prod’hom
Glaise
Glaise
terre-glaire lise
dépouilles et détrempe
les chemins ont tourné au gris-abandon
patte molle qui fait cuirasse de fonte
insaisissable par ce temps de poisson
rien dans ce ramassis de feuilles rances
rien à débarder pas d’écailles
terre noire
menteuse et visqueuse
sort de son lit
encombre les flaques
se mêle au sable
colle
et puis gobe le ciel
Jean Prod’hom
Te le répète
Te le répète
reprends ton rimmel
ton dentifrice et ton fond de teint
plie ton linge de bain
et file !
on saura faire sans toi
Jean Prod’hom
Reprends tes billes
Reprends tes billes
tes cliques et tes claques
roule ton sac
et zou !
fous le camp
Jean Prod’hom
Profession temporaire
Ne pas s’offusquer des infidélités de la rivière
se réjouir du vent d’est
tomber de fatigue
siffler à l’aube
repérer le chemin de halage qui borde chaque chose
les ponts qui rompent leur solitude
mais rester fidèle à la claudication générale
sourire aux règles et aux coutumes
ne renoncer à aucun héritage
mais coller au plus près à la ronde élémentaire des saisons
ne rien retrancher
ne rien ajouter
simplifier ce qui peut l’être
élaguer
tailler
jeter
brûler
Jean Prod’hom
Un décor d’écorce de bouleau
La terre au ventre mou glaire, l’encre bleue des récits mêlée au sang noir de la tourbe, la boue coagule sens dessus dessous, fonte molle, jus lie et gras de bitume. Combien de bêtes épuisées ont renoncé à vivre ce matin ?
Un parapluie, un chapeau de feutre, des chaussures de cuir détrempées, ils se tiennent par la main dans un décor d’écorce de bouleau, tandis que dans la grange le blé bout dans l’alambic.
Jean Prod’hom
69
Je fonce
les paumes
mes yeux sont ceux des aveugles
le cri sous l’éteignoir
je ramène le jour
dessous les paupières
à même les os
vivants de mon crâne
et j'entends la forme d’une plainte
celle de la mer
dans le creux d’un coquillage.
Jean Prod’hom
Dire et redire
Dire et redire
dire dire et redire encore
redire autant de fois qu’il le faut
dire encore et encore redire
encore et encore
jusqu’à la fin
sans avoir le choix
n’ignorant pas que ce qu’on veut dire
– ce qui est à dire –
le manquant
en dépend.
Jean Prod’hom