L'autre nuit

Il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.
Jean Grosjean, « Le silence » in : Si peu, Bayard, Paris 2001
(Difficile de faire un peu de lumière sur la cécité, il conviendrait peut-être de l’entendre à l’intérieur de nos mots et dans le silence qui les sépare, dans le vide qui donne vie à ce qu’ils désignent. On découvre soudain autre chose que ce que l’on croyait. Pénombre et nuit. Hésitation. Alors chacun cherche ses mots, lentement.)

L'aînée se tient debout, à quelques pas de la cadette, assise, qui presse les paumes de ses mains sur ses yeux.
L’AÎNEE -
Il ne faut pas pleurer


L'aînée regarde ailleurs, puis s’éloigne de quelques pas.
L’AÎNEE -
On croit comprendre,
on aurait voulu que les choses se passent autrement.
Mais les choses font ce qu’elles peuvent,
impossible de réparer ce qui a eu lieu.

On peut partager nos vies,
c’est déjà beaucoup.
J’aime la présence de Cisco,
la manière dont il écoute,
dresse l’oreille,
se tient
droit.
Je croyais qu’il habitait les profondeurs.
Voilà qu’il est devenu le miroir dans lequel se reflète le ciel.
Si tu savais ce que sa cécité m'a fait voir !

La cadette, sans regarder l’aînée qui parle, a sorti la tête de ses mains
La CADETTE -
Qu’est-ce qu’il t’a fait voir ?
Et voir quoi ?


Toujours debout, mais plus loin.
L’AÎNEE -
C’est difficile à dire.
Il m’a fait entrevoir,
je crois,
ce que je ne voyais pas,
ou mal.
La nuit surtout,
l’autre nuit,
pas la nuit noire, celle que les enfants craignent.
Non, l’autre nuit,
la nuit claire,
celle qui nous tient éveillés
dans laquelle on a les yeux
grand ouverts.
Il m’a fait voir aussi jusqu’où pouvait aller la confiance,
celle qui l’habite m’émeut aux larmes.
Tu m’entends ?
Il existe une autre nuit,
une nuit qui nous ouvre au jour,
à un autre jour.
Il existe une autre lumière,
une lumière qui éclaire ceux qui ne voient pas.
une lumière qu’ils répandent.
Il y a un mystère,
m’en montrerai-je digne ?
Faire voir ce qu’ils ne voient pas et qu’ils m’ont fait voir.

LA CADETTE -
Je ne comprends pas tout ce que tu dis,
mais j’aime la façon dont tu me parles,
ta voix dans la pénombre,
l’attention que tu me portes.
Ce que tu dis de la nuit aussi,
et du jour.
Je ne vois rien,
j’ai les paumes de mes mains sur les yeux,
mais j’entends.
J’entends
le silence
la confiance.
Alors tout devient soudain plus grand.
A la fin, on est bien obligé d’aller lentement,
n’est-ce pas?
Si on ne brusquait rien,
tout pourrait alors aller de soi.
Et on pourrait se croiser sans crier gare.
Faire les choses les unes après les autres,
lentement.
Lève,
baisse,
tourne.
Croquer une fraise, fermer les paupières, boire au goulot de la fontaine.
Tu m’entends ?

L’AÎNEE -
Le moins de mots possible
pour éviter les confusions,
c’est ça.
Te souviens-tu le soleil qui était revenu ?
Le chemin derrière Bercher, le craquement des arbres.
La joie du papillon qui nous précédait.
Près du Moulin, la Mentue dans laquelle
on avait trempé nos pieds.
Le vrombissement de l’essaim d’abeilles.
L’odeur des fleurs de l’accacia.
Le cabanon où nous devions passer la nuit.
Les rires des petites.
La patience des chevaux.
La confiance qui nous habitait.

Dis-moi !

LA CADETTE -
Et nos habits détrempés par la rosée,
t’en souviens-tu ?
L’odeur du lait chaud.
Lucie qui n’arrivait pas à faire partir le feu.
Le vent dans les pétales des coquelicots.
Nos laines chauffées par le soleil.
Colin-maillard.
Le temps qu’on voulait retenir.
Les promesses qu’on s’était faites.
La nuit qu’on n’avait pas vu tomber.
Tu m’entends ?


L’AÎNEE -
Viens !
La cadette se tourne en direction de l’aînée.


La cadette la rejoint au pas, genou haut. Comme un cheval. Elle tourne à gauche, tourne à droite, tête en-haut, tête en-bas, lentement. Elle continue jusqu’à ce que la nuit tombe.
LA CADETTE -
Dis-moi encore ce qu’on ne voit pas.

Il fait nuit.
L’AÎNEE -
Il y a le jour avant qu’il ne se lève,
la confiance,
il y a la nuit avant qu’elle ne tombe.
Il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler.

LA CADETTE -
Encore.
Silence
Jean Prod’hom