oct. 2015

On se donne rendez-vous

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Cher Pierre,
Brigitte, Sandra et les filles restent à la maison après le déjeuner ; j’emmène Raymonde et André à Morges. Une nuée d’oiseaux aquatiques squattent les rives du lac : des cygnes, des colverts, des poules d’eau, des grèbes, des nettes rousses, des morillons, quelques sarcelles qui plongent et réapparaissent là où on ne les attendait pas.

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Ce sont d’autres oiseaux qui vont et viennent le long de la Grand’Rue, ils caquettent sourire aux lèvres, un panier au bras ; descendus des villages vignerons des alentours ou des appartements cossus de cette petite ville qui, le samedi matin, sert de décor à une certaine idée du bonheur, ils semblent tous sortis de leur lit, jeunes et vieux, douchés, soigneusement peignés, habillés aux couleurs des dimanches. Je les connais depuis toujours, rencontrés à Saint-Hippolyte-du-Fort, – c’était les grandes vacances –, à Nyons ou à Montbrison, ébloui de les retrouver tels que nous avions été à l’été de notre vie, aujourd’hui à peine vieillis, moi non plus, pas lassés pour un sou.
Sandra, Brigitte et les filles ont préparé un papet, on se régale, on se réjouit, on se sépare. Brigitte nous embrasse pour la dernière fois, mais on se donne rendez-vous l’été prochain, à Chazelles ; on fera le marché, on ira à Saint-Symphorien, à Virigneux, à Maranges, au Puy et aux sources de la Loire.
Nous voici orphelins ; mais Sandra, Louise et Oscar prennent les devants, elles connaissent le chemin, je les suis ; je photographie sans y parvenir ce quelque chose qui nous précède et qui nous pousse. Inutile. Je recolle au peloton, avec du beau linge qui, j’en suis convaincu, aurait fait le bonheur de Marie-France Dubromel.
Google m’avertit que Thierry Raboud a écrit ce matin quelques belles lignes à propos de Marges. Quant à la Nouvelle-Zélande, elle a battu en fin d’après-midi l’Australie, c’était du rugby ; ce que j’en ai vu m’a ravi, d’autant plus qu’à ce jeu, les essais sont des réussites.

Jean Prod’hom


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C’était jour de la Toussaint

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Cher Pierre,
Le monteur a posé le tour de la baignoire ce matin ; il aura donc fallu plus de quatre mois et l'attention constante de Sandra pour que les transformations décidées en début d'année soient terminées. Il y aurait beaucoup à dire de ce que cette aventure nous a fait voir des entreprises privées, de leur efficacité, de la tenue de leurs engagements, de la qualité de leurs communications, des finitions, de leurs exigences, de la sous-traitance, de leur souci du détail, des traces de leur passage.

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Je fais le petit tour avec Oscar pendant que le monteur termine de lisser le silicone. Le soleil est revenu, l'érable rouge du jardin à perdu ses feuilles. Je descends à Oron faire quelques courses pour le week-end, reviens en quatrième vitesse pour être à la maison lorsque Louise rentrera. Sandra est de retour du Mont, on mange tous les trois.
Je passe deux belles heures avec les élèves de 9ème P et Nanouk l’esquimau, reprends ensuite, seul, Les enfants Tanner pour y voir un peu clair dans les relations du narrateur avec Simon, Kaspar, Klara,...
Brigitte, Raymonde et André sont arrivés; nous ne nous étions pas vus depuis plus d’une année. Ils sont allés au cimetière de Vevey ce matin, y sont retournés cet après-midi ; on mange ce soir une raclette. Brigitte, 93 ans, est remontée contre les politiques, à en pleurer. Née en 1922 à Chazelles, dans les Monts du Lyonnais, elle a dix ans lorsque sa mère meurt en 1932. Quand un père disparaît, dit Brigitte, c’est le porte-monnaie qui s’en va ; mais quand une mère vous quitte, c’est le coeur qui s’en va.
Son père, incapable de nourrir ses trois enfants, l’envoie travailler chez des fermiers de la région qui ne lui laissent aucun répit ; elle se souvient, émue, du jour où son père est venu la récupérer alors qu’elle ramassait des pommes de terre au-dessus de Virigneux, c’était jour de la Toussaint, elle avait les mains gelées. Brigitte ne restera pas à Chazelles, elle sera placée une seconde fois, chez de vieux et généreux paysans qui, ne pouvant bientôt plus la nourrir, la mettront au service de leurs neveux qui ne la ménagent pas.
Son père vient la rechercher en 1937, le patron de l’une des nombreuses chapelleries de Chazelles-sur-Lyon l’engage, elle a 15 ans, elle y travaillera pendant 45 ans. Elle donne naissance à Georges en 1947 – le père de Sandra –, puis à deux filles. Le travail de la chapelière est exténuant et le malheur ne l’épargne pas : les reins de son mari sont en mauvais état si bien qu’elle doit l’assister en permanence depuis 1968. Mais en 1971, c’est son père qui meurt.
Malgré les soins qu’elle lui prodigue, les reins de son mari lâchent et il décède en 1973 ; elle espère alors que la vie lui offrira un peu de repos, elle travaille sans faillir jusqu’en 1982 où elle bénéficie de la retraite. Mais le ciel ne l’entend pas de cette oreille ; coup de tonnerre en 1984, son fils meurt. Elle viendra se recueillir tous les ans à Vevey, autour de la Toussaint, sur la tombe de son fils.
Brigitte est remontée contre les politiques. Elle touchait depuis un peu plus de trente ans une retraite, une retraite si petite qu’elle était dispensée de payer des impôts ; Brigitte a dû calculer toute sa vie, s’est contentée du nécessaire pour élever ses trois enfants et soigner son mari.
Son sourire a disparu : on l’a avisée il y a quelques mois que sa pension serait soumise à l’impôt sur le revenu, c’est fait. Car enfin, Brigitte doit, elle aussi, contribuer à l’effort de guerre pour diminuer la dette de l’état, 300 euros par an. Brigitte leur en veut, elle n’ira plus voter, Brigitte ne croit plus aux promesses.
Mais Brigitte assure qu’elle paiera, elle a sa fierté ; c’est simple, ses besoins baisseront d’autant. Brigitte est fatiguée, Brigitte va se coucher. Lorsque j’entre par erreur dans la chambre d’Arthur, je l’aperçois étendue sur son lit, les yeux grand ouverts, la voix claire. Brigitte ne dort pas, elle veille sur ceux qui lui restent.

Jean Prod’hom

Rire de soi avec le plus grand des sérieux

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Cher Pierre,
C’est ce midi, après avoir mangé au réfectoire scolaire – si absolument dénué de confort et d’élégance –, alors que je lis, assis sur l’un des fauteuils rouges de la salle des maîtres déserte, le quatrième chapitre des Enfants Tanner, qu’une larme s’installe durablement au coin de mon oeil gauche, sans que l’idée me vienne de l’éponger. Je la laisse noyer le paysage en direction duquel je tourne la tête, et jeter un voile sur mon oeil droit.

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Les longues heures devant l’ordinateur sont habituellement la cause de ces épanchements, mais les démangeaisons qu’elles me procurent également, ne les accompagnent pas aujourd’hui.
Je reste immobile de longues minutes, très loin de la cour que j’ai sous les yeux, du bouleau, du ciel, mais aussi parmi eux : la tête sur les épaules et dans le ciel. Convaincu qu’il me serait loisible de prolonger indéfiniment cet état, sans faillir à mes tâches et à mes obligations, je pose un caillou en me promettant d’y revenir.
Une collègue est entrée et s’est installée face à l’un des ordinateurs mis à notre disposition. Je me lève alors et me dirige vers la machine à café, en disant à la cantonade, très distinctement qu’au fond, j’aimerais de ma vie apporter un peu de bonheur. La collègue sourit, m’assurant en riant que ce n’est pas du tout son truc ; elle reprend son travail, je continue seul.
Ne pas faire bande à part mais en être, comme les autres, pour les autres ; c’est-à-dire travailler, être juste, faire son devoir, obéir, ne pas outrepasser ses limites, comme un arbre dans le paysage ou un poisson dans l’eau. Mais consentir aussi à s’éloigner pour devenir cette voix qui prie et embrasse l’étendue, polyphonique et lointaine. Tous se souvenaient au même instant qu’il y avait au monde autre chose que la rudesse du travail et le souci du pain.
Je crois que Robert Walser, au-delà de la première stupeur, a la vertu de rendre les hommes meilleurs, à condition qu’ils consentent à se baisser, à renoncer à l’évidence et aux contes de fée, à remonter de décrochages en décrochages, de déroutes en déroutes, de déceptions en déceptions, de leurres en leurres, jusqu’au seuil d’un monde encore liquide et tiède, un monde d’avant les « oui mais ».
C’est en ce sens que Les Enfants Tanner, sans être un traité, constitue un récit engagé, dans lequel se manifeste un monde aux dimensions insoupçonnées, au sein duquel l’homme est invité à s’émanciper de lui-même sans pourtant quitter le théâtre – mais un théâtre élargi de la nature. Demeurant cet acteur aveuglé qu’il a toujours été au coeur d’un réel qui le dépasse, mais invité aussi à rire de soi avec le plus grand des sérieux, et à rejoindre, ne serait-ce qu’un instant, cette place creusée par la voix qui le précède, et qui lui apprend à pardonner, et peut-être, lorsque le moment sera venu, à se retirer.

Jean Prod’hom

Un théâtre, c’est aussi la nature

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Cher Pierre,
Lorsqu’ils ont un peu de place à la fin d’octobre, les foyards font une dernière fois la roue, avec cette assurance folle des coqs lorsqu’il montent sur leurs ergots. Ils perdront bientôt leurs plumes et laisseront voir en novembre, sous leur jupe, leurs membres osseux.

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J’enchaîne cinq périodes avec les élèves des trois classes dont je m’occupe cette année ; ils travaillent paisiblement, sans être attachés à mes basques, chacun pour soi ou en petits groupes. Le brouillard se confond avec le dehors, on n’aperçoit ni le lac ni le Jura, pas même la cime de quelques-uns des pylônes qui ferraillent le territoire. Je relis quelques pages des Enfants Tanner.

Si on se met maintenant à penser à un paysage tranquille, avec tous ces bois, ces collines, ces grandes prairies, tout cela étalé au-dehors, tandis qu’on est là assis sous les lustres d’une salle de théâtre, comme c’est étrange. Mais peut-être que tout fait partie de la nature. Pas seulement les grandes choses calmes du dehors, mais aussi les petites qui remuent et qui sont faites par l’homme. Un théâtre, c’est aussi la nature. Ce que la nature nous pousse à construire ne peut être soi-même que nature, à vrai dire d’une espèce secondaire. La culture peut être aussi subtile qu’on voudra, elle reste une chose de la nature, car enfin elle n’est qu’une lente invention à travers le temps faite par des êtres qui seront toujours liés à la nature. Quand vous peignez un tableau, Kaspar, cela devient de la nature car vous peignez avec vos sens et vos doigts et ceux-là, vous les avez bien reçus de la nature. Non, vraiment, nous avons toute raison de l’aimer, de toujours bien penser à elle, de lui adresser nos prières, si j’ose dire, car il faut bien que d’une manière ou d’une autre les hommes prient, sans cela ils devinent mauvais.

Je reste au Mont, mange au Central ; surveille les arrêts entre deux et quatre, avec l’idée de boucler des travaux fastidieux ; mais je dois au préalable batailler avec différentes versions incompatibles de Pages, contourner sans succès le refus d’une imprimante de prendre en charge l’impression de mes documents, soigner enfin, sans y parvenir, une souris sujette à paralysie. Je finis par baisser les bras, j’aurai au bilan perdu une heure et demie. Je sors du collège remonté.
Il pleuvine au Riau, les filles travaillent. Petit tour avec Sandra, Louise et Oscar. Lili accepte de poursuivre, à notre retour, l’odyssée qu’elle a commencé à me raconter avant-hier.
Léna, Jean-Claude l’âne et Papillona le papillon – pour qui les deux premiers ont bricolé une boîte de voyage – sont prêts. Léna achète encore au village un licol, une paire de rênes et la petite équipe peut se mettre en route avec, pour seule tâche, celle de parcourir le vaste monde et retrouver le père de Jean-Claude l’âne.
Ils décident d’abord de traverser la France ; ils s’engagent dans un petit chemin qu’ils suivent pendant deux jours, au bout duquel ils aperçoivent une maisonnette, ils s’approchent ; Léna frappe à la porte. Elle demande au vieil homme qui la lui ouvre de les héberger, elle, son âne et son papillon qui sommeille dans la boîte glissée dans une sacoche. Ça tombe bien, lui dit Ronald, car j’ai un vieux pré dans lequel paissait autrefois un âne que j’ai dû vendre parce que je n’étais plus en mesure de le nourrir.
Jean-Claude ! Jean-Claude ! L’homme se retourne, très étonné, le sien portait le même nom. Ils se rendent compte, après une courte discussion, qu’il s’agit du même animal. Ronald prépare un repas en racontant la longue et difficile histoire de l’âne avant que celui-ci ne rencontre Léna. Ronald l’avertit à la fin de la soirée qu’il ne pourra malheureusement pas l’héberger bien longtemps ; il doit en effet se rendre en ville dans trois jours, où il a trouvé une travail. Léna n’a pas l’intention de rester, elle souhaite en effet partir tôt le lendemain.
La petite équipe part à l’aube, mais l’étape ne sera pas bien longue ; Jean Claude en effet se gratte. Léna fouille soigneusement le pelage de son ami et finit pas mettre la main sur la cause de son désagrément : un cafard. Un cafard que Léna appelle Ralph et qu’elle glisse dans la boîte au papillon. Ils continuent leur chemin et finissent par atteindre Marseille. Ils ne s’y attardent pas, longent la côte avant de remonter jusqu’à Venise. Ils décident alors de prendre un gros bateau qui les conduira à Barcelone. Le bateau est si rapide qu’un jour de mer aura suffit.
Léna prépare les bagages lorsque Barcelone apparait à l’horizon, tandis que Jean-Claude, Papillona et Ralph prennent un bain dans la grande piscine du pont arrière. Tout semble aller pour le mieux. Mais au moment de descendre du bateau, le capitaine demande à Léna ses titres de transport ; Léna avoue qu’elle n’en a pas et qu’elle n’a pas un sou. Le capitaine ne veut rien savoir et exige l’argent de la traversée. Léna lui explique qu’il n’a rien à craindre, que son père est roi d’un petit état aux confins de la Mongolie et qu’il paiera à coup sûr dès qu’elle pourra le joindre par téléphone.
Le capitaine refuse et avertit Léna que si elle ne lui remet pas les 2000 francs qu’elle lui doit, il la dénoncera à la police.
On s’arrête là, Arthur a téléphoné, il m’attend à l’arrêt de bus. Sandra a préparé une ratatouille et des raviolis. Après le repas, chacun repart à ses occupations. Je n’entends bientôt plus que le tic-tac du clavier de l’ordinateur sur lequel je dactylographie ces maigres notes.

Jean Prod’hom


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Ecrire et marcher font bon ménage

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Cher Pierre,
Le brouillard se lève lorsque je conduis Arthur au bus et dépose deux livres au bureau communal. Je pars pour une longue balade avec Oscar qui en fait trop souvent à sa tête ; je crains qu’il ne s’égare un jour et ne soit amené à passer la nuit dehors. Je ne suis pas certain qu’il saisisse bien les conséquences d’une nuit de janvier balayée par la bise.

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Il y aurait donc une méthode Walser, qui serait à l’origine de cette cohérence que je devine en amont des anomalies, des chicanes, des retournements qui ponctuent les paroles de Simon dans Les Enfants Tanner. Je cherche le lieu, à la fois figure et déplacement de figure, qui génèrerait la double impression de confort et d’inconfort procurée par les discours de Simon. Non pas pour en neutraliser l’efficacité, mais pour goûter à l’évidence de son bonheur, une fois au moins, avec une innocence quasi-walsérienner, sans plus soupçonner que Simon pourrait être un imposteur et sa sincérité celle d’un habile boîteux.
Je ne parviens pourtant pas à identifier ce point, d’origine ou d’ancrage, à partir duquel s’organisent les passes qu’emprunte Simon pour être tout à la fois dans la foule et à mille lieues d’elle, pour se retrouver sans bouger, d’un mot à l’autre, sur l’autre face d’un invisible ruban de Möbius.
Simon a le nez collé à ce qui l’entoure tout en maintenant la plus grande distance, c’est le miracle, un peu comme Montesquieu dans les Lettres persanes, mais en étant des leurs. Simon opère en bordure du territoire sur lequel l’homme vit, de la carte qui habituellement le définit ; c’est dire que Simon vit à cheval sur le territoire dont nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et sur celui, plus vaste, qui l’enveloppe. Simon vit sur un seuil, mais un seuil qu’on ne peut se représenter qu’à l’intérieur du monde. Le dehors ne saurait être ailleurs que dedans, le dedans ailleurs que dehors. Ecrire et marcher font bon ménage.

Je fais mon tour ;
il mène un petit bout
et rentre ; puis sans tambour
ni mot, me voici à l’écart.


On devine le rôle de la langue et de l’écriture, grâce auxquelles Simon réalise ce pas de côté, ce pas de retrait, comme la sensible en arrière de la dominante Et de tout reprendre à zéro, admirer ce qui enlaidit le monde, abandonner les moqueries pour un peu de bienveillance, la réaction pour un sourire. Le monde a perdu de sa verticalité, s’est allongé et repousse l’horizon, donnant à voir la possibilité d’y vivre. Ce tour, c'est un tour de langue, Simon abandonne l’au-delà pour un en-decà, échange le ciel pour un seuil.
Je cueille quelques fleurs en bout de vie, m’avisant que la grande affaire des natures mortes, c’est le contenant, le vase qui les maintient droites et vivantes. Et le mur sur lequel elles se découpent comme sur un ciel.

Jean Prod’hom

Je n’ai rien à faire de vos vacances (Robert Walser)

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Il y a des journées où ne souffle aucun vent, on y respire à peine. Chacun s’efforce de garder le sourire, de faire bonne figure en maintenant la tête hors de l’eau ; chacun se tait aussi souvent que possible. Je quitte la maison dans la nuit, les alentours se tiennent en retrait, je rase les murs, fais mon job, mange une soupe, enchaîne, fais une halte à Pra-Collet avant de remonter au Riau. La nuit tombe.

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Je lis, devant une verveine, les billets taillés, rabotés, poncés que menuise Philippe Guerry ; petits bonheurs portatifs greffés sur ces mots à drôle d’allure – jamais les mêmes pour tous – que l’on croise dans nos lectures. Il m’a fait l’honneur de se pencher, après le mot d’encouble l’autre jour, sur celui d’épagomène aujourd’hui, deux mots que j’ai eu la désinvolture de laisser traîner sur mon site. Allez voir le sien, il s’appelle Bonheur portatif.
Je rentre donc à la maison, réconcilié ; pas assez cependant pour voir la vie en rose ; je décide donc de composer une nature morte, la seconde de ma vie, à l’image de cette journée sur le fond de laquelle ont clignoté, malgré tout, quelques instants heureux.
Bonheur de lire aux élèves de neuvième – qui sortent de vacances et attendent impatiemment les suivantes – un extrait du chapitre 2 des Enfants Tanner, et de le commenter fiévreusement.

Les moyens de s’en sortir, ce n’est vraiment pas ce qui manque pour un jeune homme comme moi. Quand vient l’été je peux aller chez un paysan, l’aider à rentrer sa récolte. Il sera content de m’avoir et il saura vite ce que je sais faire. Il me donnera à manger, ce sera très bon, parce qu’on fait très bien la cuisine à la campagne, et quand je m’en irai, il me mettra quelques pièces dans la main et sa fille, jolie et fraîche comme une rose, me fera un sourire d’adieu, d’une manière qui m’obligera à y penser longtemps sur la route. Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête. Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-mêmes par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ? Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour mois, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances. Si vous pensez que vous avez affaire à quelqu’un qui ne songe qu’aux vacances , eh bien, vous vous trompez : j’ai malheureusement tout lieu de croire que c’est bien là ce que vous pensez.

Bonheur de regarder, avec les même élèves, le premier quart de Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherti et prendre acte, avec eux, de l’inconcevable : des vacances, Nanouk n’en prend pas.
Bonheur que m’offre Lili à qui je demande de me raconter une histoire ; elle met en place, sur le champ, une odyssée qui doit nous conduire, avec Léna, un âne et un papillon, à l’autre bout du monde : Léna est âgée de 8 ans lorsqu’elle accueille, dans son vieux pré banal, un âne qui répond au doux nom de Jean-Claude. Tous les deux ont perdu leur mère lorsqu’ils sont nés. Ils s’apprivoisent quelques années avant de se mettre en route, à la recherche du père de l’âne, qu’ils se sont promis de retrouver avant de rejoindre le père de Léna qui vit, elle le sait par une lettre qu’il lui a envoyée, dans un pays dont il est le roi, aux confins de la Mongolie.
Les pâtes sont cuites, le fromage râpé, la salade fatiguée : Lili, Léna, Jean-Claude, le papillon et moi n’irons pas plus loin aujourd’hui. Sandra et Louise rentrent d’Oron, la première souriante mais fatiguée, la seconde enchantée de son cours de guitare et de son maître – c’en est un. Elle m’annonce enjouée que celui-ci est emballé à l’idée que nous fassions quelque chose ensemble.
Bonheur enfin, celui d’aller chercher Arthur à l’arrêt de bus, dans la nuit, le brouillard, de rédiger ce billet et d’aller me coucher.

Jean Prod’hom


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Les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe

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Cher Pierre,
Nous sommes allés faire un grand tour, Sandra, Oscar et moi, par la lisière du Riau jusqu’au Torrel et le village ; nous sommes remontés par les pâturages de Vers-chez-les-Porchet, nous avons longé les Tailles et Pra Massin, rejoint le refuge de Corcelles. Au retour, j’ai relu dans la véranda, crayon à la main, les trois premiers chapitres des Enfants Tanner.

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Simon est un cousin des héros d'André Dhôtel. Ils appartiennent à la grande famille des résistants insaisissables, à l’abri dans le taillis de leurs pensées. Mais si les seconds résistent, anarchistes sans doctrine, aimables, naïfs, jusqu’au-boutistes, orphelins, idiots, c’est un peu à leur insu.
Il en va tout autrement pour Simon qui n’a pas renoncé au monde, un monde dont il ne se sent pas étranger, bien au contraire. Il en perçoit pourtant la menace diffuse, s’en mêle et s’en méfie. Tout autant que de lui-même ; il n’a jamais eu l’idée qu’on puisse faire autrement, Simon n’est pas un révolté. On pourrait dire avec Simon, même s’il ne le dit pas, que le diable est partout et qu’il nous oblige à une lutte de tous les instants, notamment dans les discours dont Simon savonne la pente ; ce ne serait pas bien de laisser les récits aux mains des partisans. Simon n’a de cesse de réintégrer ce que le diable et la foule qui le nourrit a tenté de s’approprier, pour éviter que le collectif se sépare de lui-même ; les plaintes ont d’ailleurs leur place, elles sont souvent belles.
La coercition dans laquelle nous plonge le train du monde n'en assure pas moins sa bonne marche. Simon fait au mieux, il quitte les lieux avant d’en être chassé. Les chemins se valent tous, si bien qu’il serait vain de prétendre avoir choisi, et de devoir justifier ce choix en répondant des circonstances qui n’en appellent précisément aucun. Simon vit a l’essai, il déroute, déçoit : il manque de l’espoir que les choses pourraient un jour aller mieux. C’est en vain que le père rêve pour son fils d’une belle carrière et d’une paix pour son âme, d’un caractère suffisamment trempé pour lui permettre d’obtenir une place et du bonheur d'y renoncer enfin. Comment s’en sortir ?
Les obligations ont ceci de bon qu’elles nous obligent, l’uniformité ne nous empêche pas d'être, un gentil mot corrige une impolitesse. Et surtout, le monde est habité par une immense confiance, les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe, les voleurs ne doutent pas de la valeur de leur butin, les plus pauvres donnent de l’argent aux plus riches, sans que ceux-ci mendient, chacun a des défauts, chacun peut dire exactement le contraire de ce qu’il dit. Rien ne ressemble plus à un poète qu'un riche banquier aux prises avec ses secrets et ses échecs. Ne pas se fier aux apparences.

Jean Prod’hom


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Les gentils mots d’un vieux bonhomme insociable

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Cher Pierre,
L’écriture n’est guère assurée, mais je crois deviner la main qui les a tracés ; au verso la confirmation, il s’agit bel et bien de celle du vieux poète de Grignan. A l’intérieur de l’enveloppe, la photographie d’un enfant au turban jaune – réalisée par Georges Crittin. Derrière, quelques lignes tremblantes.

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De gentils mots d’abord, ceux d’un vieux bonhomme insociable qui demande un peu d’indulgence ; mais qui se souvient bien de l'avenue Davel où il habita, il y a des siècles, tout près de Riant-Mont où je suis né et j'ai passé mon enfance. Le nom de Zappelli que j’évoque dans Marges, qui tenait une épicerie entre le Valentin et Riant-Mont, lui rappelle quelque chose. Mais Riant-Mont, c’est d’abord dans sa mémoire le Riant-Mont du colonel Moulin et de ses enfants, Jean-Pierre, Antoinette et Béatrice.
La dernière, morte en 2006, fut une artiste et une brillante journaliste ; j’apprends en consultant l'inventaire sommaire du fonds Béatrice Moulin à Berne, qu'il existe une cote « A5 écrits intimes (carnets, journal intime et agendas) » qui indique en marge ceci :

Cote A-5-1/2
Titre / Description B. Moulin / Riant-Mont 4 / Lausanne / nuits sans fin / janvier 46 / août 47
Dates 1946-01-26/1947-10-15
Collation Cahier aut., num. 150 à 214 de la main de B. M., quelques pages vierges à la fin. (15 x 20,9 cm)  
Remarques Deux têtes dessinées sur la deuxième de couverture

Or ce Riant-Mont 4, j'y ai passé des nuits aussi. Sans fin. J'envoie derechef un mot aux archives littéraires suisses à Berne, avant de me coucher et de relire les premiers chapitres des Enfants Tanner.

Jean Prod’hom

La friche industrielle d’Attisholz

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Cher Pierre,
J’ai fait la connaissance hier d’une mercière, ou plutôt de ses travaux ; pas n’importe quelle mercière, une mercière ambulante qui ramasse ce que les gens ont oublié, ont jeté, abandonné ; elle en fait de petits – ou de grands – inventaires que chacun peut admirer dans sa boutique qui est ouverte à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ; c’est à Venise – dont elle semble très amoureuse – que nous nous somme croisés cette semaine, un peu à cause du bichon maltais de saint Augustin qui attendait sur le seuil du Punto en face du Campo San Lorenzo ; mais aussi en raison d’un radeau rouge au bord des Fondamenta Zatterre, d’un chiffon et d’une aigrette à Murano, de l’Osteria de la Bandiera, d’un plan de la lagune, du ponte del Umilità tout près de la Salute, et d’un tas d’autres choses qui traînent à Venise.

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J’ai passé une belle heure ce matin dans sa boutique pleine de recoins, de petits autels portatifs, de cartes, de boîtes, de dépliants, de natures mortes et de travaux à l’aiguille qui, parfois, ne tiennent qu’à un fil. N’hésitez pas à vous y rendre vous aussi, la mercière s’appelle Marie-France Dubromel, vous en ressortirez réconcilié avec les voyages.
Nous partons à midi ; François nous a en effet invités à fêter son anniversaire, ce soir, dans une boîte à flippers installée dans une petite ville au pied du Jura, à une quinzaine de kilomètres de Soleure ; Sandra est au volant, je feuillète le journal ; j’y apprends que le papa de C est mort, le cancer l’a emporté en quelques mois ; nous nous étions vu au printemps alors que je préparais notre voyage à Naples, une ville dont il était originaire ; et puis une seconde fois à l'occasion des promotions de sa fille. Les pages qu'on croyait pouvoir retenir se tournent d'elles-mêmes, sans même qu'on ait eu le temps de glisser un signet, Il cielo è blu sopra le nuvole, è tu sei andato a raggiungerlo.
Sandra et les enfants ont décidé de passer l’après-midi à Berne et d’y faire quelques achats, ils me déposent devant la gare. Je renonce à Bienne et aux peintures du frère de Walser, prends le train de 14 heures 35 pour Soleure, qui longe l'Aar avant de bifurquer au nord, à travers une campagne moyenne au vert indécis, sans caractéristique ni qualité particulière, qui annonce le paysage moyen de demain, étranger à lui même et à aux autres, mités par de petites industries et les parcelles de grands domaines agricoles déserts, par des îlots d'habitations grillagés et des dépôts cadenassés. Les routes et les voies de communications vertèbrent ce corps, unique et morcelé, sans peau ni grain, déserté par les rêves, anonyme. Le ciel gris n'y est pas pour rien.
La ville de Soleure est charmante, je la traverse avant de rejoindre la rive gauche de l’Aar ; le ciel repose lourdement sur le Jura d'un côté, les hauts feuillus de la rive droite de l'autre. Les cygnes ont la tête à envers et battent l'eau pour l’y garder ; les humains vont pas deux, je les entends, ils font le procès de la vie des absents, seule la leur a un sens. Une nuée d'étourneaux piaille dans les frênes, une colonie de pies et une autre de corneilles se partagent le pâturage, nu, qui descend jusque à l’Aar. Les mésanges seules, à contre jour, offrent un chant qui frétille à l’unisson des feuilles des peupliers couleur caramel. Je revis. Apparaissent soudain, dans une anse de la rivière, la cheminée et le haut réservoir de la friche industrielle d’Attisholz qui se dressent comme le campanile et le baptistère d’une petite ville du Chianti. La vie se remet à sourire.

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Les autorités soleuroises ont entrepris de réaménager les rives de l’Aar, bien entamées par le complexe d’Attiswil et la centrale hydroélectrique de Flumenthal. Et pendant ces travaux de requalification et de revitalisation, les piétons sont priés de quitter le bord de l’eau, comme les poissons pour lesquels on a aménagé une passe de 60 centimètre de large qui leur permet de contourner les obstacles du barrage et d’éviter les turbines. A considérer le profil de l’escalier, l’homme est en droit d’admirer et d’envier le poisson ; il peut en effet regretter, à juste titre, de ne pas être aussi habile de ses ailes que lui de ses pieds et de ses mains.
La batterie de mon portable est déchargée, pas de bistrot en vue. L'église de Flumenthal est par bonheur ouverte. Je fouine partout, rien, monte sur la galerie, jette un coup d’oeil sous le bénitier, au pied des statues, dans le dos des saints, rien. Trouve enfin, dans le chœur, sous une tablette de marbre à côté de la sacristie, bien cachée, une prise secteur à laquelle j’accouple ma machine. C'est une faiblesse des autorités ecclésiales de ne pas se mettre au diapason de la vie de tout un chacun ; c'en est une autre de s'y soumettre en d'autres circonstances ; je remarque en effet, lorsque je sors de l'église, qu’elle est affublée d’une petite plaque bleue sur laquelle est inscrit le numéro 31. N'est-on plus capable de reconnaître une église ?
Je termine ma promenade dans la nuit à Attiswil au restaurant Baren où je lis quelques pages du journal de Paul Klee, avant de rejoindre, à 20 heures, Sandra, nos enfants, François et ses invités. Une cinquante de flippers sont à notre disposition ; je crois reconnaître la machine sur laquelle, Michel Jacques et moi, nous nous échinions dans un bistrot de Pully, alors que nous avions 18 ans et que nous jouions, comme ce soir, jusqu’à minuit.

Jean Prod’hom

Une grève de rien du tout

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Cher Pierre,
Du pont arrière du vaporetto 7 qui nous emmène à Murano, on aperçoit les Alpes dans le lointain, auxquelles Venise a résolument tourné le dos, en les plongeant pour toujours dans l’indistinct et le vaporeux.

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Sitôt débarqués à Murano, un rabatteur nous ouvre les portes d'un atelier de verrier. Pourquoi pas. On patiente une dizaine de minutes dans un couloir tapissé de laideurs, avant que le patron de la boutique tire les rideaux derrière lesquels il nous demande de nous ranger sans délais, en rangs serrés : d’autres amateurs nous talonnent ; de ne pas nous attarder lorsque la démonstration sera terminée : d’autres clients attendent. L’atelier n’est en réalité que l’antichambre du lieu vers lequel nous sommes dirigés, une boutique pleine à craquer de larmes éteintes et de verroteries fragiles qui flattent la sensibilité des plus naïfs. Notre guide a la gentillesse de ne pas nous forcer à rester, il nous autorise même à sortir de sa boutique les mains vides.
Nous faisons une seconde tentative de l'autre côté de l'île, chez Colleoni, avec l'espoir que les 30 euros déposés à l'entrée nous assureront d’autres satisfactions. Le propriétaire des lieux ressemble au premier, il nous demande, après une dizaine de minutes, d’applaudir le maître qui a réalisé, avec une belle dextérité, une idée de cheval, transparente, tout en racontant à son voisin quelques-unes de ses aventures de la veille, comme si nous n’existions pas. Il nous ouvre ensuite les portes de son palais qu’on aurait pu confondre avec le premier, si lui et ses associés n’avaient eu l’idée de doubler leur production en installant au fond des rayonnages de verre des miroirs. On imagine, avec un peu de malveillance, toutes sortes de choses, de circonstances, d’événements qui auraient mis à mal, sens dessus dessous ces trésors d’obéissance qui dévorent la lumière et neutralisent les rêves.
Pas le temps de rêver, nous voilà face au chef-d’oeuvre d’Alexandro Barboro, un jambon ; oui un jambon dont notre guide vante les mérites : le poids d’abord, plusieurs dizaines de kilos ; les couleurs ensuite, crues comme celles d’un véritable prosciutto ; le prix enfin, 15 000 euros. Nous sortons discrètement sans demander notre reste, mais nous sommes priés de revenir : les 30 euros déposés en entrant constituaient en effet une assurance que nous ne partions pas les mains vides. Nous devons maintenant choisir quelque chose : ce sera un cheval transparent pour Louise et Lili, Arthur met dans sa poche un ours blanc. ils reçoivent en outre une poignée de bonbons en verre, de ceux qui ont permis aux Conquistadores de faire plier les Précolombiens.
Il faudra cette halte à Murano pour que nous nous retrouvions tous les cinq sur une grève de rien du tout, deux mètres sur trois, la seule de l’île ; et que nous ramassions, sous le regard bienveillant d’Arthur, ce que nous n’avons trouvé dans aucune boutique ; Sandra, Lili et Louise des bris de verre et un morceau de terre cuite, minuscule, plus fin et brillant qu’une perle de verre, qu’elles me cèdent contre une dent d’oiseau des îles.

Jean Prod’hom


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C’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro

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La première halte de la journée s’est négociée : ce sera comme hier le Campo della Bragora – plus exactement le Campo Bandiera e Moro O de la Bragora. Les enfants mordent dedans à pleines dents, avec un thé froid dans une main et des tranches de pizza dans l’autre. Café pour nous.

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Je trouve dans l'église San Giovanni, à l’arrière du saint Jean baptisant le Christ, entre les jambes de celui-ci perché sur son tombeau et derrière la croix que tient saint André (peints au XVème siècle par Giambaptista Cima, Alvuse Vivarini et Franceso Bissolo), des petits morceaux de paysage dont la simplicité donne envie, si c’était à refaire, de devenir peintre.
Nous entrons au palais des Doges à 11 heures, une heure avant la visite que Sandra a programmée. Celle-ci et les enfants, en attendant, traversent les grandes salles du palais, je parcours au premier étage l’exposition consacrée à la lagune, son évolution, son avenir, son difficile équilibre. Y sont exposés les deux dames vénitiennes et le portait du doge Leonardo Loredan que Vittore Carpaccio a peints autour de 1500. On se retrouve tous les cinq à l’entrée, avec une vingtaines d’inconnus ; la guide nous fait voir les innombrables et sombres prisons du sous-sol du palais, sur lesquelles a reposé pendant plusieurs siècles la République vénitienne, puis les salles de torture qui lui ont permis de durer, placées sous la charpente, juste sous le ciel.
Une gondole traghetto, à deux rameurs, nous fait traverser le Grand Canal ; on s’installe sur la seule terrasse des Fondamenta Zatterre, radeau au fil de l’eau sur lequel on paresse une belle heure, sous le soleil, en face de cocktails et des bâtiments surbaissés de la Giudecca.
Marco nous fait signe, je m’y étais toujours refusé jusque-là, je cède aujourd’hui, c’est en gondole que nous quitterons le Dorsoduro, je ne le regretterai pas : une demi-heure à naviguer dans les eaux noires de la Sérénissime, entre enfers et paradis, les voix résonnent, joyeuses et caverneuses, eaux sombres et huileuses que se partagent les gondoliers. Ils se nomment, se saluent, entament un bout de conversation qu’ils continuent d’un mot ou d’un rire bien après s’être croisés, sans se retourner.
Ils sont quatre cent quarante à régner dans ces venelles où l’on ne s’arrête pas, qui tiennent ainsi la ville en ceinturant près de cent trente îles – cent vingt-neuf, précise Marco ; les informations courent à fleur d’eau plus vite qu’à fleur de terre. Pourtant les gondoliers ne font pas les malins, baissent régulièrement la tête devant l’un ou l’autre des quatre cent trente ponts – quatre cent vingt-sept, précise Marco – qui désenclavent les îles des vivants.
C’est un monde d’hommes, il n’y a que Georgia qui fait partie de ce collectif ; dix groupes se partagent le marché, sans se tirer la bourre. Les candidats ont une formation qui dure deux ans ; un ancien leur apprend à tenir la rame, à utiliser les différents refouillements du tolet, les mauvaises passes. Ils apprennent en outre les langues étrangères et l’histoire locale. Le gondolier commence sa carrière à 18 ans, il est prié de se retirer à septante s’il ne l’a pas fait avant ; les gondoliers ne sont pas syndiqués.
Marco a encore de belles années devant lui, il a cinquante-deux ans ; mais qu’il prenne garde, il tousse et a un vilain rhume. Il nous dépose à deux pas de la place San Marco.
Sandra et les enfants rentrent, je file au Campo della Bragora, m’assieds à même la pierre, dos contre la façade du palazzo Gritti Badoer, tandis que le soleil plonge derrière la Cantina ai Schiavoni : des grappes de gamins jouent autour des bancs sur lesquels sont assis leurs mères et des vieux, avec des pigeons qui se mêlent à la foule et qui piquent les restes de la collation des plus petits des enfants ; plus loin on joue au foot. Les seuls véhicules, mais j’en dénombre quand même cinq à cette heure, ce sont ceux des handicapés que les canaux protègent, mais que les ponts condamnent à demeurer fidèles à leur île.
Je pensais assister à la cérémonie au cours de laquelle la Madonna In Calle dell' Arco devait être présentée au public ; lorsque j’arrive à 17 heures 15, il n’y a déjà plus personne.
Soirée du côté du Campo santa Margherita, chez Sylvio, où l’on mange d’abondance, si bien que nous décidons de marcher jusqu’à la gare, pour digérer, avant de nous glisser à l’arrière d’un Vaporetto qui nous déposera à San Zaccaria. On perd Louise qui a voulu prendre un raccourci dans la nuit, on est très heureux de la retrouver avant d’aller nous coucher.

Jean Prod’hom


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Toile délavée de jute et de bure

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On boit thé et café sur le Campo della Bragora, en face de l'église San Giovanni où Antonio Vivaldi fut baptisé. Le soleil éloigne les murs des limites de la place et la rapproche du bleu du ciel ; ses spots blanchissent la façade du palazzo Gritti Badoer, chantournée par des Byzantins ; ils caressent ailleurs les crépis fatigués, usés, rongés, où apparaissent des empilements de briques rouges, jaunes ou orangées, Deux puits condamnés organisent l’espace, deux arbres au feuillage vert tendre, qui ressemblent à des micocouliers, le font pencher d’un côté, là où fleurissent toute l’année cinq ou six bancs rouge vif : petit miracle que cette ville sans véhicule, qui recommence chaque matin quelle que soit la saison. On déjeune, on traîne.

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Nous nous décidons finalement à lever le camp, marchons léger en direction des Giardini ; les enfants sautillent, on babille ; on ne s’y serait pas pris différemment si nous avions voulu nous égarer, et nous le faisons si soigneusement que nous nous retrouvons une heure après de l’autre côté de la ville, au Campo della Celestia, puis sur les rives du Canale delle Fondamenta Nuove, à l’angle nord-ouest de l’Arsenale. Rien vu !
On rebrousse chemin avec le sourire, personne n’est tenu pour responsable ; cette Venise-là nous dépasse tous et, décidément, aucun de nous ne s’appelle Poucet. Chacun croit toutefois pouvoir guider les autres sur le chemin du retour, mais refile le plan à son voisin sitôt qu’il perd le fil, il change souvent de mains. 
Il y a foule le long du Grand Canal, celui de la Giudecca est encombré par un immense navire de croisière qui s’est mis en travers, l’église de la Salute a disparu.
Beaucoup de monde également aux 6 caisses des Giardini, mais une demi-heure sous les platanes aura raison de notre impatience. Sandra et les filles vont pour leur compte, Arthur pour le sien, je vais pour le mien. On se retrouve à 14 heures sur le banc placé devant le pavillon belge, vermoulus. Du plaisir d’abord, en compagnie des Belges, des Espagnols, des Américains, des Japonais,... Deux tendances ensuite, qui semblent persister depuis la nuit des temps : le désir de certains de faire aller les choses dans tous les sens, parce que tout n’a pas été dit et que, sur l’ensemble des choses remuées, quelque chose va bien s’imposer et indiquer une direction. La volonté des autres de retenir ce qui va en tous sens, dans des cadres ou des boîtes, organisés de telle manière que ce qui pourrait leur manquer soit piégé à l’intérieur et n’échappe pas à celui qui voudrait s’en saisir.
Les visiteurs sont braves, chacun photographie tout, on ne sait jamais, les bancs sont aussi très occupés, il fait chaud et beau. Ces journées ensoleillées d’automne embellissent le monde, elles font sourire les hommes et les conduisent à fermer les yeux un instant.

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Les enfants ont repéré une rue marchande, on se sépare, j'ai rendez vous avec Vittore Carpaccio et saint Augustin. Et ce qui me frappe à nouveau, c’est la lumière que diffuse cette peinture de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni plongée dans la pénombre : bois sombres du mobilier, des vieux lambris et des poutres du plafond piquées d'or.
Toile délavée de jute et de bure sur laquelle apparaissent des figures sans matière, transparentes. Tout autour, de la bure encore et de la jute, sur le sol et contre les murs, ni terre ni étoffe, ni pierre. Quelques objets empêchent la toile de se détendre : des livres, un chandelier, un encensoir, une crosse, une mitre, une croix, des babioles... Rien ne manque, et c’est ce manque, cette absence qui est au centre de ce cabinet vide : Augustin n’est pas là ; le bichon maltais en témoigne, il attend.

Jean Prod’hom

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J'ai retrouvé le bichon maltais de saint Augustin

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Cher Pierre,
On quitte le Riau à un peu plus de 7 heures, la brouille est épaisse entre la Moille Baudin et l’Escargotière ; Sandra, qui est au volant, a besoin de toute son attention pour ne pas tomber dans ses filets.

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C’est une autre densité qui nous attend à Crissier : le cortège des pendulaires, trois colonnes de véhicules qui roulent à plus de cent kilomètres à l’heure, pressés, sur les dents, réduisant les distances qui les protègent, eux et les autres.
J’imagine un bref instant ce qui aurait eu lieu si l’un d’entre nous avait perdu les pédales, j’imagine le grincement des freins qui répondent trop tard, la catastrophe contre laquelle on bute, le vacarme de la ferraille qui claque puis se tord, le silence ensuite ; quelques gémissements bientôt, les pleurs d’un enfant venus de dessous les tôles, plus loin un homme qui titube, puis quelques cris, étouffés, glaçants. Chacun a trop tiré sur la corde, chacun attend penaud l’arrivée des ambulances dont on entend bientôt les sirènes, sinistres, qui déchirent l’espace. Des voix bienveillantes remplacent enfin les hurlements des sirènes.
Il va falloir tout recommencer, annuler la journée prévue, tout ; oublier une partie de son passé, anticiper une autre suite, une nouvelle fin d’année, une nouvelle vie. Dommage. Pourquoi autant de sottise, d’inconscience, autant de stupidité ; il ne nous en aurait rien coûté, ou si peu ; rouler plus lentement, laisser une plus grande distance entre nos voitures ; on a joué avec le feu, trop tard. Je suis dedans, je suis vivant, et les autres ?
La circulation se fluidifie depuis Aubonne et je me détends. On s’envole avec une bonne demi-heure de retard parce qu’il a fallu changer d’avion. On survole les Alpes qui baignent dans une crème épaisse, avec le Mont-Blanc qui dépasse à bâbord. Le ciel s’est éclairci lorsqu’on plonge sur Venise. Et cette ville, qui était d’abord un nom et des souvenirs, en direction de laquelle mon esprit s’est tendu, fait voir soudain ses lourdeurs, belles encore, à mesure que nous nous en approchons.
On quitte le Vaporetto 1 à San Zaccaria où la responsable de l’agence nous attend pour nous conduire Borgo San Lorenzo 5091, au deuxième étage ; de la terrasse on aperçoit les toits et les campaniles de San Lorenzo, San Giorgio dei Greci, Sant’Antonino ; on entend à 18 heures leurs cloches.

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Nous ressortons sitôt arrivés, traversons la ville jusqu’à San Marco et le Rialto, à deux pas du Grand Canal qui déverse sur ses berges un flot sans fin de touristes et de babioles. C’est devant le Punto, où Sandra et les enfants sont entrés pour faire quelques emplettes, que j’aperçois soudain sur le seuil, miracle, le bichon maltais de saint Augustin, resté à la fenêtre de la Scuola San Giorgio degli Schiavoni. Je le lui ramènerai demain, on habite tout près ; il suffit de franchir le Rio San Lorenzo, de traverser la belle place blanche de chaux qui borde l’ancien hospice, passer le pont, on y est. La Scuola est ouverte tous les jours de 9 heures 30 à 17 heures.

Jean Prod’hom


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La Bénichon

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Cher Pierre,
Je termine ce matin l’Atlas d’un homme inquiet, beau livre, très beau livre, avant de conduire Oscar dans sa pension de Tatroz ; je fais un saut à Châtel-St-Denis qui fête sa Bénichon, j’y reste tout l’après-midi.

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C’était, à l’origine, une fête paroissiale que les ressortissants du canton de Fribourg célébraient en septembre ou octobre, commémorant la consécration de leur église. Aujourd’hui, la fête dure trois jours, des carrousels sont mis à la disposition des enfants, on fête la désalpe, les touristes font une halte, on ferme l’église, on ouvre les bars, des forains vendent des kebabs, des pizzas, des crêpes et des gaufres, mais pas que...
Le menu servi dans les restaurants est copieux, il propose en entrée de la cuchaule, du beurre et de la moutarde, celle de Bénichon ; du bouillon et du bouilli ensuite, puis du ragoût d’agneau aux raisins, des pommes en purée et des poires à Botzi. Suivent des tranches de jambon et de saucisson entourées de choux et de haricots, avant le gigot d’agneau à l’ail et la salade aux carottes rouges. Pour le dessert, de la crème au baquet et des meringues, des fruits, des beignets et des bricelets, des pains d’anis, des criquets et des cuquettes. On boit aussi, beaucoup, ça aide.
J’ai regardé tout cela de loin, à l’abri puisqu’il s’est mis à pleuvoir ; tout le monde a craint pour le cortège qui clôture la fête. Mais les Fribourgeois de la Veveyse sont courageux, ils sont partis de devant la Migros et j’ai pu les applaudir lorsqu’ils ont passé route de Tivoli. A l’avant du cortège le troupeau fleuri de la famille Vial, et puis dans l’ordre : la fanfare valaisanne de Vionnaz – invitée d’honneur –, les armaillis de la Veveyse, cinq joueurs de cor des alpes, une douzaine de soldats de la Batterie de Campagne 13 qui, avec trois canons, m’a expliqué plus tard l’un d’eux, a supervisé la reddition de l'armée française du Général Bourbaki en 1871 aux Verrières, des juments et leur poulain, la fanfare de l’Edelweiss de Semsales, un club de jeunes lutteurs, une douzaine de barbus gruériens, une vingtaine de sonneurs et sonneuses de cloche du groupe de la Dent de Lys. Et puis, au milieu du cortège, une délégation du Rode Osco Manosco, avec flûteau et tambourins, qui cultive la langue et les traditions provençales. Il faut dire que la commune de Châtel-St-Denis est jumelée avec celle de Volx, gros bourg des Alpes-de-Haute-Provence, situé au nord de Manosque.
Il est près de 17 heures quand je rentre, on écoute en famille les résultats des élections fédérales ; la poussée de la droite se vérifie, 11 sièges supplémentaires pour l’UDC, 3 pour les radicaux. Les socialistes perdent quelques plumes, les verts de gauche 4 sièges, les verts libéraux 5 fauteuils. Vaudra mieux être dans les années qui viennent du côté des riches.
On prépare nos sacs. Nous nous levons demain matin à 7 heures, l’avion décolle à 9 heures 30 à Cointrin.

Jean Prod’hom



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Lever le couvercle et la chape des raisons

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Cher Pierre,
J’ai reçu ce matin des nouvelles de Stéphane qui a accompagné à l’aéroport de Roissy son fils aîné qui s’envole en Australie, y faire sa vie peut-être. Elle ne chôme pas, a signé les décors des 21 nuits avec Pattie, s’est mise sur les rangs pour une autre réalisation importante, prépare une exposition en janvier...

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Sandra et les enfants sont descendus en ville, je reste sur le pont le reste de la matinée, fais un peu d’ordre dans la bibliothèque, avance – mais où ? – dans l’Atlas d’un homme inquiet, en sors enfin, avec Oscar. Je laisse la voiture au village, monte au large de la Grisaude jusqu’au Pré-du-Grelot, traverse le hameau de Chez-les-Porchet, laisse les Tailles à ma droite, m’arrête à Pra Massin.
Je crois mieux comprendre les bois du Jorat, les sapins blancs et les épicéas qui occupent le centre, noyaux denses et sombres qui laissent filer de larges et longues coulées jusqu’à la Broye à l’ouest et la Menthue à l’est. Autour d’eux les foyards d’abord, les autres feuillus ensuite, ourlets généreux de cinq à six rangées irrégulières. Des ruisseaux entaillent les prés, mais pas assez profondément pour que les conifères s’y installent durablement ; les érables, les frênes, les merisiers et les chênes s’en donnent à coeur joie, deviennent à eux-mêmes leurs ourlets, déroulent leurs rubans multicolores le long des veines sombres. Des tirets de saules et de bouleaux assurent la cohésion ; à leur pied des filets d’eau de tourbe à pente quasi nulle.
Je voudrais écrire aujourd’hui ce dont je m'étais débarrassé pour faire bonne figure : lever le couvercle et la chape des raisons, tendre l’assiette et dérouler sous la treille un tapis volant.
Je descends deux fois au village ; une première pour aller rechercher la Nissan, une seconde pour déposer dans la boîte aux lettres de la commune les noms des 18 politiques que j’aimerais voir à Berne défendre ce qui n’est pas acquis : les jachères, les coudées franches, ceux qui lèvent la tête, les murs de chaux, le temps libre, ce qui pourrait être.

Jean Prod’hom

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En distinguant les idiots des princes

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Cher Pierre,
Nous avons, Sandra et moi, emmené les filles aux bains d’Yverdon, nous y avons croisé Martine et ses deux petits-enfants. La baignoire a été installée, bonne chose de faite. Arthur en a fini ce soir avec quelques-uns des jardins privatifs de la région ; il aura pour la première fois de sa vie, avec Marc-André et Guillaume – des habitués de cette filière –, enchaîné neuf heures de travail, cinq jours de suite, quel que soit le temps, bise, pluie ou soleil. Biner, sarcler, désherber, daller, tailler, tondre, émonder, râteler, ramasser, transporter, composter,... Différence et répétition.

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En hiver, les arbres font cause commune en croisant sans contrepartie leurs branches noires ; la neige fait briller parfois le dessus de leurs bras, mais aucun d’eux ne fait bande à part, ils quadrillent une partie de go qui n’aura pas lieu
Au printemps et en été, du tilleul à la bouteille, tous les verts ne font qu’un, creusent sous les frondaisons une ombre si fraîche et si profonde qu’on en oublie le ciel.
C’est en automne seulement que les arbres se redressent et font voir leur territoire, leur profil, leurs couleurs, les relations qu’ils entretienne avec leurs voisins. Et si nous regardons de près, si nous prenons le temps et ne craignons pas d’avoir la tête qui tourne, il semble soudain que nous les connaissons tous, ou chacun ; capables d’identifier leur contour et leur ancrage, leurs habitudes, de leur donner un nom ou un sobriquet, capables de distinguer les idiots des princes, les têtes en l’air des tire-au-flanc, de les regrouper par deux ou par trois, par îlots ou familles, pleins de la vie qu’on leur attribue. On voudrait les saluer un à un, ils sont trop nombreux.

Jean Prod’hom


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Une vie sur terre sans histoire

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Cher Pierre,
Je suis monté en début d’après-midi aux Paccots à la rencontre de la première neige ; il ne m’a pas fallu beaucoup attendre avant de la voir traverser obliquement les quatre fenêtres à double-battant de l’auberge, de sortir et de l’entendre tomber lourde et ralentie sur les feuilles des saules et des joncs, rouler ses grains dans le creux des grandes feuilles dentelées qui bordent le vieux lac. Il y a ici, à 1200 mètres, de l’air et de la gratuité qu’il fait bon respirer.

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Jour épagomène donc, placé là non pas tellement pour me permettre de remettre dans les tiroirs ce que j’ai laissé traîner sur les commodes du Riau, ou pour réinstaller un peu de jeu dans mes embouteillages, mais au contraire parce que je m’avise soudain qu’il n’y a plus de pain sur la planche, ou si peu que je m’autoriserai à ne pas en faire cas, ne précipiterai rien, ni n’ajouterai quoi que ce soit à ce que j’ai sous les yeux ; le monde et ses habitants peuvent faire sans moi.
Je me contenterai de tirer de ce qui précède la leçon suivante : il n’est pas nécessaire de transformer ce que nous avons sous les yeux en obstacles ou en problèmes. Car si leur multiplication ne manque pas de donner du travail à ceux qui tirent parti de nos manques, elle plonge dans le besoin ceux qui ont été chassés de son marché, et dans la détresse ceux qui en ont été les héros involontaires, parfois jusqu’à l’irréparable. Quant à leur raréfaction, elle conduit certains d’entre nous à imaginer le pire en glissant un caillou dans l’une ou l’autre de leurs chaussures, pour ne pas succomber au sentiment de vacuité qu’éprouvent souvent les va-nu-pieds de salon.
C’est à une nouvelle expérience que nous invitent nos vies de chagrin, ponctuées de silences, de pauses et de soupirs rythmant la succession de nos jours et de nos saisons ; non pas qu’il faille les nier, mais il convient de ne leur laisser que la place dont ils ont besoin, et d’entamer ainsi l’hégémonie de l’histoire et de tous les romans qui nourrissent son empire ; bref, d’imaginer très concrètement une vie sur terre sans histoire.
A cet égard, la langue qui nous en a éloignés peut nous aider à y remettre pied, sans nier les belles courbes de la causalité, avec ses hasards, ses points de bifurcation, ses égarements et nos ignorances. A l’écriture de sertir par larges cercles concentriques ce qui dure, c’est-à-dire l’instant lorsqu’il se fait respiration. A la phrase de soulever et faire déborder ce qui est, qu’elle vienne de loin, en serpentant depuis la Chine, ou de tout près et râpe, ou danse, sans perdre la tête. A chacune d’elles de lancer la suivante et d’accueillir celle qui précède, c’est toujours du bout des doigts qu’elles se touchent et déplient un réel mais invisible secret.
Tout est blanc autour du lac des Joncs, je lance un coup d’oeil en direction du col de Soladier, d’Orgevaux et de la Désirade d’où me sont venues aujourd’hui de bonnes nouvelles. Il me reste une demi-heure pour remonter au Riau, récupérer Arthur à Peney, Louise et Lili à Thierrens. Lundi, nous partons à Venise.

Jean Prod’hom


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Jour de rien du tout à l’alambic

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Cher Pierre,
Rien n'a fait mine de bouger ; je suis parti pour un jour lisse, égal à celui d’hier ; Peney, Thierrens, avec les inévitables travaux de consolidation des berges et la correction de quelques travaux d’élèves. Je n’ai pas vu le soleil et j’ai bien cru qu’il ne me resterait rien : pas de prière à bégayer, de poème à tracer, aucune pierre à glisser dans la poche ou à jeter sur l’autre rive.

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Personne n’en aurait rien su ; c’est normal, dit-on, et on continue ; je passe parfois de l’autre côté du jour sans avoir vu quoi que ce soit de la terre dont je suis l’hôte. Mais il aura suffi que je réponde à l’invitation d’Oscar pour qu’un vent cru, cousin de la bise noire qui tourmentera novembre, maltraitera décembre et salira les neiges de janvier, me fasse lever la tête : la herse a passé, des pinsons virevoltent au milieu des feuilles qui dansent, s’en séparent un peu avant qu’elles touchent terre ; les pinsons remontent en coup de vent se percher sur les branches des pommiers nus. Me voici dedans.
Dans le jour, on n’y entre pas de force ; les pentes, aussi ténues soit-elles, se prêtent aux remous ; à nous de nous retourner et de prendre la vague qui nous emportera ; ou de la provoquer en jetant un samare dans la flaque ; le bruit de fond a son grain, sa noise. J’apprends.
On n’imagine pas toujours la tempête qui a précédé l’ondulation d’une phrase, les noeuds qui l’ont alourdie et les carrefours qui auraient voulu que je tranche ; le jour se soulève tôt ou tard et, d’en avoir été le riverain, m’emmène sur son dos jusqu’au soir. J’aurai réussi à faire passer ce jour de rien du tout à l’alambic et, mine de rien, l’aurai déposé, pour mon bonheur, aux portes d’un refrain.

Jean Prod’hom



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Dehors l’automne croise le printemps

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Cher Pierre,
Le jour se lève : à mon tour de conduire Arthur à Peney ; je le laisse devant le dépôt de Marc-André, redescends par Villars-Mendraz, le stand de tir, Mont-Frioud et Hermenches.

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Sandra, Louise et Lili sont debout ; nous décidons de déposer les deux filles à Thierrens, puis de prendre du bon temps,... continuer jusqu’à Yverdon, traverser la ville une première fois dans un sens, puis une seconde dans l’autre, boire un café en face de la statue de Pestalozzi, goger dans l’eau chaude des bains thermaux, parler de tout et de rien. Et revenir en nous arrêtant à Yvonand où l'on mange d’excellents filets de perches, il pleuvine, les rives du lac sont pauvres. Pour éviter la déviation de Donneloye, on passe par Rovray.
Je ramène de cette escapade un second mot à placer dans la galerie des horreurs lexicales. C’est le mot rapetissir – un mot qui n’existe pas – et que j’ai entendu à trois reprises dans le grand bassin des Bains d’Yverdon : à l’infinitif, au présent et dans sa forme participiale. Rapetisser, le verbe agréé, ne me réjouit pas non plus. on ne peut à la fois faire court et autant de bruit.
Sandra descend à l’hôpital, je termine la chronique de Monika, son retour à Vucherens, les portraits des ses proches, leurs silences, leurs travers, leurs secrets. 
Dehors l’automne croise le printemps, le jaune des érables imite celui des forsythias, le temps semble revenir sur ses pas. Les feuilles des cerisiers prennent la couleur des cerises, celles des chênes la couleur du miel, celles des sorbiers la couleur du raisin.
Nous passons une belle soirée avec Michel, les enfants ne vont pas se coucher trop tard, tout le monde dort avant 23 heures.

Jean Prod’hom


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La Carrouge se jette dans la mer Baltique

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Cher Pierre,
Il est 7 heures, Arthur se prépare : pique-nique, bottes, habits chauds et K-way ; Sandra le conduit à Peney, ils ne trouveront pas immédiatement le dépôt de Marc-André ; normal, il y a plus de dix ans qu’il l’a déplacé de devant le café à tout près de chez lui.  

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Je conduis à mon tour Louise et Lili à Thierrens, c’est leur premier jour de stage ; elles se demandent ce que leur ont préparé Delphine et Gwenaëlle, de quels chevaux elle auront à s’occuper ; l'ignorance dans laquelle elles flottent, et rêvent, font d'elles des sœurs unies ; j’espère qu'elles le resteront lorsque leurs vies emprunteront des chemins différents.
Je continue la lecture de l’Atlas d’un homme inquiet avant de m’attaquer, au café de Saint-Cierges, à la première partie du tapuscrit que Monika Langhans m’a fait parvenir.
Gustave Vuagniaux décide de quitter la Suisse et Vucherens au printemps 1898, il a 18 ans et veut échapper au service militaire ; les mauvaises langues assureront que cette trahison est à l’origine des mille maux qu'il a endurés, les autres se réjouiront de ce coup de tête et de ce qui s'en est suivi ; sa petite fille s'est chargée d'en faire la chronique. Et à la lecture de ces pages, on se félicite de toutes ces petites désobéissances qui sont a l'origine des mélanges et des échanges sans lesquels l’homme et son histoire s'enliseraient. Non pas qu’il faille se réjouir des conditions dans lesquelles une partie de l’humanité plonge l’autre en l’obligeant à fuir la misère dont elle est responsable, mais plutôt de la faculté de chacun d’accepter les contrariétés à la faveur desquelles les eaux dormantes, qui les ont vu naître où les voient accoster, se réveillent.
Il aura fallu ce destin singulier pour que la Carrouge, qui prend naissance à Moille-Margot, se jette dans la mer Baltique tout près de Kaliningrad ; et que la remontent au péril de leur vie, 50 ans après, à contre sens, ce même Gustave, sa femme, sa fille, Monika et tous les autres. Jusqu’à Vucherens.
Je quitte le Riau un peu après midi, bois un café dans la Grand-Rue de Morges, avant de monter au 4ème étage de l’hôpital. Jean-Paul s'est fait refaire une hanche toute neuve, la semaine passée, il souffrait depuis quelques années. On partage une mangue qu’il a soigneusement préparée. Nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, on commente nos itinéraires et ceux de nos enfants, pas mécontents que les choses aient pris cette tournure. Il est à la retraite depuis une année, travaille un peu, son directeur lui a proposé de bonnes conditions. Pour qu’on en sache plus, il va falloir nous revoir, pas avant cependant qu’il retrouve l’usage de ses deux jambes. Bientôt.
Je rentre par Oron, m’arrête chez le boucher à qui je passe une commande : Michel mange avec nous demain soir. J’achète une baguette que je coupe en tranches et beurre en rentrant ; j’ajoute des carottes, des tomates et des pommes, c’est une affaire d’équilibre, m’a rappelé Jean-Paul. Je jette quatre oeufs dans la poêle, et puis roue libre.

Jean Prod’hom


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Eugène Burnand et Gustave Roud

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Cher Pierre,
Anne-Marie, la nièce de Louis Rossier, mon grand-père maternel, m’a fait parvenir un petit « sac » en papier sur lequel elle a écrit les mots suivants : Jean, en recevant ton livre, j’ai réalisé que je ramassais de jolies pierres, me souviens avoir ramassé en 1976 un tesson sur un site très ancien en Egypte, fais-en ce que tu veux, je lui donne une dernière chance. Amitié. Anne-Marie.

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Ainsi, ce dont j’ai voulu me tenir à l’abri me rejoint ; et d’en avoir témoigné m’oblige à ne pas repousser ces orphelins recueillis par des êtres bienveillants qui, au soir de leur vie, veulent une fois encore faire plaisir, en remettant des objets qui n’ont pas tout à fait répondu à leurs attentes mais que Charon refusera de charger sur sa barque. Je les accepte naturellement, pour leur plaisir et le mien, ils iront rejoindre leurs compagnons dans une casse d’imprimerie.
Sur la route qui me conduit au musée Eugène Burnand, par Hermenches et Rossenges, je songe aux joues émaciées de Gustave Roud et à celles rondes d'Eugène, tout me semble dit. Inutile d’exagérer ce qui les distingue, de choisir l’aîné ou le cadet. C’est une paille ou une montagne qui les sépare, que chacun d'entre nous brandit pour s'assurer d’un camp, sur l’une ou l'autre rive. Inutile vacarme ; car si on entend très distinctement Eugène chez Gustave, c’est Eugène qui ouvre les portes de son musée, aujourd’hui, à Gustave.
À l'étage, on entend une autre rumeur, on fête Pablo, toute la communauté portugaise de Moudon est là, je m’y serais volontiers arrêté. J’emprunte le sentier du Comte vert jusqu’à la Broye, l’équipe féminine locale affronte celle Aubonne ; les secondes assoient leur domination et retourneront ce soir sur la Côte avec une victoire.
Je peine à imaginer ce qu’il aura fallu d’ajustements pour que la Broye, le petit Pablo, des équipes de football féminines, Eugène et Gustave, la prétention des uns, la modestie des autres et cette belle après-midi d’automne coexistent ici dans le Jorat. Je m’en réjouis.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud

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Gustave Roud

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Entre Saint-Hippolyte et Saint-Roman-de-Codières

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Cher Pierre,
Le brouillard nous a avalés durant la nuit, mais c'est seulement à 8 heures que Louise, Lili et moi nous en rendons compte, sur les traverses de chemin de fer glissantes de l'entrée, les autres dorment. On se lance et on y pénètre de plain-pied, sans fermer le portail derrière nous.

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Les filles babillent au ralenti à l’arrière de la Nissan, je tâtonne, roule sans faire de bruit, avec quelque chose au bout de la langue qui m’enveloppe, monté de je ne sais, quelque chose qui se rassemble et me soulève.
C’était un art de vivre, nous nous étions établis depuis le début de l’été au-dessus de Cros, entre Saint-Hippolyte-du-Fort et Saint-Roman-de-Codières, marchions le jour, lisions la nuit des doctrines savantes et des poèmes ardus ; nous avions, en septembre, vendangé le raisin de la plaine avant de nous réchauffer en brûlant au feu de bois la brouille d’octobre. Nous disposions, sur la colline, de quelques ressources, la pluie et du gros rouge pour nous désaltérer, des châtaignes et des tommes de chèvre pour apaiser notre appétit ; le jaune des genêts et l’éclat des fausses oronges suffisaient à colorer nos rêves.
Hier et aujourd'hui se confondent, les feuilles mortes se tortillent comme des poissons d’argent, les mousserons et les chanterelles brillent dans les sous-bois, j’avance toujours avec la vie devant moi.
À Thierrens, les filles descendent l'allée comme des habituées des lieux, sans se retourner, elles rient et se taquinent. Le café de Saint-Cierges est ouvert, j'y fais une halte, lis le journal et bois un thé tandis que le patron vend au responsable des pompiers locaux un menu de chasse qui clôturera le prochain exercice.
Je m'arrête à Chapelle, passe deux belles heures avec Charles et Valérie qui préparent leur séjour en Amérique latine. Celle-ci me parle de F, sans bien savoir par où et par quoi commencer, elle peine à caractériser son état d'esprit, sérénité ou résignation, sans savoir en définitive ce qui sépare sereine et résignée hormis la lettre g.
Tout ça nous dépasse un peu, on y revient, on s'en éloigne, on se sépare avec la conviction qu'il est plus nécessaire que jamais de conjuguer nos aspirations avec nos occupations, car si la chute est collective, la rédemption est individuelle.
Françoise, qui est allée manger avec Arthur, passe la fin de l’après-midi avec nous. On va se balader jusqu'à la Goille, je prépare au retour le repas, bouts de ficelle aux chandelles. Séance cinéma le soir, dans les combles, on regarde, Sandra, les filles et moi, le film d'Ursula Meier, Les Epaules solides.  

Jean Prod’hom


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Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud

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Cher Pierre,
L’ensemble des opérations que nous menons à bien, chaque jour, pour assurer les conditions d'existence de notre espèce constitue dans le même temps le couvercle qui pèse sur nos vies et nos aspirations ; c’est lui qui nous coupe de tout ce à quoi ces opérations auraient dû nous donner accès, au ciel.

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Gustave Roud | Pavots blancs

Nous devons prendre garde à ce que celui-ci et sa profondeur, lorsque nous serons mis en vacances, ne nous pèsent pas de les avoir trop longtemps écartés ; il convient, avant qu’il ne soit trop tard, de réinjecter de la profondeur dans le miroir de l’ordinaire dont nous avons, par précaution, négligé le vif et les secrets.
Les chevreuils que je croise ce matin dans le pâturage de la Mussilly rappellent une autre équation ; car s'ils exécutent servilement, comme nous, un programme qui les précède, les habitants des bois le font sans jamais perdre de vue le ciel étoilé.
Je rencontre Daniel un peu plus loin, dans le bois, qui discute le coup avec un paysan de Ropraz, il fait campagne ; il s’est en effet porté candidat au Conseil national ; je refuse le verre qu’ils me tendent, me hâte. Glisse au four des pommes de terre et lancent des délices dans une poêle ; j’informe les filles qui, sitôt arrivées, manifestent leur inquiétude : l’opération de leur grand-maman s’est bien passée.
La Maison de l’Ecriture à Montricher, je la vois tous les jours depuis la classe des grands, je m’y rends cette après-midi. A l’extérieur les travaux sont loin d’être terminés, mais l’espace qui accueille l’exposition consacrée à Gustave Roud l’est, il ressemble à notre cuisine toute neuve, en plus grand, et des matériaux plus nobles. Daniel Maggetti résume les principes de l’écriture de Roud :

Consignation, en plein air, des impressions dans un carnet ou sur des bouts de papier
Recopie soignée des griffonnages dans des cahiers
Repêchage des notes au moment de la composition d’un texte
Recyclage et réagencement des fragments dans de nouvelles publications

Quant à la bibliothèque, elle contient des milliers de livres, tout neufs. J’en prends un au hasard et m’affale dans un fauteuil de cuir, lis pendant une demi-heure. Je rentre par Pampigny, Cossonay, Morrens et l’abbaye de Montheron. Sandra est allée manger avec des collègues, les filles n’ont pas faim, Arthur est à l’assemblée générale de la jeunesse de Ropraz. Me voici célibataire et orphelin.

Jean Prod’hom


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Gustave Roud | La Gottaz

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Gustave Roud | Moulin de Lussery

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Gustave Roud | Chappaz, Borgeaud et Simond

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Gustave Roud | Mermod et Jaccottet

Cueilleurs d'étoiles

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Cher Pierre,
Tandis que le jour déclinait, raconte Christoph Ramsayr, et que la plus brillante des comètes traversait le ciel qu'une éclipse de lune assombrissait, un serveur chuta à San Diego. Son plateau roula, laissant au pied des témoins de ce qui ne se reproduirait plus, des tessons de verre que le tête-en-l’air s’empressa de ramasser. Les témoins se détournèrent alors de l’événement céleste qui les avait fait si longtemps patienter pour s’agenouiller à côté du malheureux, et l’aider à collecter les débris de verre qui scintillaient encore sous la Lune occultée, on aurait dit qu’ils cueillaient des étoiles sur l’asphalte.
Je vis des traces de sang au matin de cette même nuit de mars 1997, sur la route de la Solitude ; je les suivis, un chevreuil entra boîtant dans le bois de Ban, il me regarda avant de disparaître.

Jean Prod’hom


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Hôtel Terminus

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Cher Pierre,
Je suis parti à pied le 9 juillet 1996 de Mont-Frioud pour me rendre dans le nord en suivant une ligne à peu près droite. Par Peney-le-Jorat, Dommartin, Poliez-le-Grand, Echallens, Goumoens-le-Jux, La Sarraz, Rommainmôtier. Je me souviens avoir parlé, sur la terrasse de l’Hôtel des 3 Coeurs, avec un Minelli d’Assise, le seul survivant des septante Italiens qui s’étaient installés à Vaulion dans les années soixante.

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Arrivé comme maçon, Minelli est rapidement engagé comme employé dans l’usine à limes de Vaulion. On y trouve, dans les années soixante, trois bistrots dans lesquels on danse tous les vendredis soir. Les années passent ; cinq fois grand-père, Minelli ne retournera pas à Assise.
Ne reste en 1996 à Vaulion que l’Hôtel des 3 Coeurs, et un serveur, belge. Celui-ci boit en 1981 des litres et des litres de gueuze pour fêter son retour au pays natal, tant est si bien que lorsqu’il descend du train à Bâle pour monter dans celui de Bruxelles, c’est sur les quais d’Yverdon qu’il se retrouve. Il renonce et revient à Vaulion.
Je passe les détails de cette première journée, quitte à l’aube du 10 juillet la Bréguettaz où je passe la nuit, continue par le Pont et Villeslongues jusqu’à Métabief où j’assiste à une représentation de cirque. Puis Pontarlier par le Lac Saint-Point. Vuillafans le lendemain. Ornans que je rejoins dans un kayak, puis Malate aux portes de Besançon, Baumes-les-Dames sur les rives du Doubs, Vllersexel sur celles de l’Ognon, la région des Mille étangs, Lure au pied des Vosges.
Je grimpe le 19 janvier au sommet du Ballon de Servance, comme Pétrarque au sommet du Mont Ventoux : rien, rien que le ciel et les bois. D’en haut, je devine le nord, les forêts de conifères et de feuillus, des forêts encore et tout au nord le nord dans la brume. Ça suffira comme ça... Mon expédition s’arrête là. Je descends à Le Thillot, prends une chambre dans le premier hôtel venu, il s’appelle Le Teminus. Je monte dans le premier train au matin du samedi 20 juillet, j’en ai assez vu, à quoi bon m’obstiner.

Daniel Roulet quitte Milan en juin 2002, pour se rendre à pied et en ligne droite jusqu’à Rome : zones industrielles, routes barrées, cimetières, grandes avenues, petits canaux, rizières, pistes cyclables, périphériques, jardins ouvriers, passages sous l'autoroute, voies ferrées.
Le chemin pour Rome est long, quand bien même il y a toujours quelqu’un à qui parler, quelque chose à observer : vignes, indicateurs de direction, lacs, talus, auberges, tilleuls, monde que bégaie la pensée en roulis de l'homme qui marche et tangue.
Lodi, Piacenza, Parme, Modène... les Apennins enfin. En haut sur la crête ? Rien. Rien que le ciel sans un nuage, les pâturages et la caillasse qui prend le soleil... Au nord, les montagnes étaient vertes, celles de Toscane sont bleues à l’infini. Léonard de Vinci les avait déjà décrites, notant dans son carnet de croquis : « Tous les lointains sont bleus. » D’un bleu d’abord soutenu, presque noir. Ensuite de plus en plus estompé jusque tout là-bas, dans la brume où je crois deviner la mer.
Ça suffira comme ça
. Terminus. Cette sagesse-là n'a pas besoin d'une suite. Les buts qu'on se fixe ne sont que des fictions qui assurent une continuité entre des choses qui n’en ont pas, l’homme revient en arrière bien avant se s’être assuré de quoi que ce soit, l’homme devine.

Jean Prod’hom


Pasted Graphic


Champagne à Oerlikon-Zurich

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René Meyer et Jean-Daniel Savary pouvaient pavoiser ce dimanche à Oerlikon-Zurich ; la saison s’est en effet brillamment terminée pour les trialistes du TCPM, dont ils ont la charge et qu’ils entraînent sans fléchir. Leur travail a porté ses fruits. 

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Dream team

Disons quand même que les pilotes y ont été pour beaucoup. Mais il serait trop long de passer en revue tous les bons résultats de cette nouvelle édition de la Swiss Cup ; on se contentera de mentionner ceux de ce dimanche 4 octobre ensoleillé et ceux qui couronnent, au terme de l’exercice 2015, les meilleurs pilotes de chacune des catégories.
Dans celle des Elites, Tom Blaser (Berne) termine au 6ème rang, Romain Bellanger (Les Thioleyres) au 10ème ; scoumoune en revanche pour Steve Jordan (Les Cullayes) qui abandonne sur ennuis mécaniques ; ils se retrouvent respectivement 5ème, 10ème et 11ème au classement final. 
Loïc Rogivue (Oron) touche le jackpot chez les Juniors : 2ème dans la course d’Oerlikon, il finit également 2ème pilote suisse de l’année. Kilian Steiner, son voisin des Tavernes, qui revient à la compétition après une blessure, obtient une belle 5ème place chez les Minimes. 
La relève du club de Moudon est assurée, les tout jeunes coureurs ont en effet cartonné tout au long de la saison. Chez les Benjamins, Kouzma Rehacek (Baulmes) et Michael Repond (Villardvolard) font main basse sur la course, le premier finit sur la plus haute marche du podium, le second l’applaudit sur la seconde, à un point seulement. Kouzma est en outre vice-champion suisse dans sa catégorie, Michaël au 5ème rang. Matthieu Habegger (Thierrens) obtient une encourageante 7ème place (6ème au classement final). Idem pour Camille sa soeur (5ème) et Romain son frère, ils continuent leur apprentissage chez Les Poussins. 

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Théo Benosmane de Belmont, champion suisse 2015  dans la catégorie des Poussins

Des Poussins ? Et bien parlons-en des Poussins. Théo Benosmane (Belmont) et Jules Morard (Palézieux) ont dominé leurs concurrents à Zurich et se retrouvent perchés tout en haut du podium. Jules, 2ème, termine également 3ème sur l’ensemble de la saison. Quant à Théo, c’est un carton plein qu’il ramène : champion d’un jour à Oerlikon, il est devenu le nouveau champion de la saison chez les Poussins. Les trialistes vont pouvoir se reposer, Théo reprendre le chemin de la Rock School de Belmont avec sa guitare électrique sur l’épaule. Mais ça c’est une autre musique.

Jean Prod’hom

Seul l’incompréhensible tient ses promesses

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Cher Pierre,
Ils sortent tous de leur tanière les semaines qui précèdent la rentrée, vont et viennent, vendent leur marchandise. Puis vient l’automne, ils rentrent dans leur repaire jusqu’au printemps suivant. Je ne voyais pas les choses ainsi, j’imaginais des rentrées et des sorties à chaque saison, des entre-saisons, des arrière-saisons, des miracles à chaque lunaison, des portes ouvertes, entrez ! des portes fermées, ne me dérangez pas ! des brouillons et des mises au net, des ateliers et des chantiers, la littérature s’en nourrit, elle en est une partie, la seule à pouvoir le dire. Ne pas jeter la pierre, la saison est courte.

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Me revient à l’esprit l’aphorisme de Nietzsche (335) du Voyageur et son ombre : Morale pour ceux qui bâtissent . – Il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite. Les sites et les blogs attestent à leur manière qu'écrire et lire n’épousent pas le calendrier liturgique collectif. Non pas qu'il faille rompre avec le travail dans l'ombre, mais reconnaître que le jour et la nuit connaissent d’autres alternances.
C’est ce que je me suis dit ce matin en redescendant avec Oscar de la Moille-aux-Blanc. Je m’attaque au compte rendu de la course de trial qui a eu lieu dimanche à Oerlikon, le dernier de ma carrière de journaliste sportif – elle aura duré deux saisons. Philippe m’envoie quelques photos.
Je laisse tout en plan à midi et file à Mézières offrir à Elsa son cadeau d'anniversaire. Je continue jusqu’au Mont, patiente immobile une petite heure dans la salle des maîtres, ça me fait du bien, sans rien faire, sans rien dire, avant de faire travailler les élèves de la 9P : ils écrivent à tire-larigot, chantent, photographient, nourrissent aussi généreusement que possible le site internet qu’ils partagent avec leurs camarades de la 9G et de la 10P. Il pleut sur le cimetière, la pluie ravive l'ocre, le cuivre et la rouille qui remontent, à la cime, les veines des feuilles des feuillus.
Je termine au café de l’Union les chroniques de Daniel de Roulet, Tous les lointains sont bleus. Je me régale de tout ce qui rend les voyages incomplets, inachevés, fragmentaires, imprévisibles, ratés et mystérieux. Et si l'écriture a la vertu d’assurer une ou deux choses contre l'oubli, elle offre également le meilleur à ce qu'on ne comprend pas, à ce qui nous échappe, auquel elle donne une forme et un avenir. Seul l’incompréhensible tient ses promesses.

Jean Prod’hom

J’ai épousé une princesse

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Cher Pierre,
J’ai failli perdre un ami virtuel, entre hier et aujourd’hui. M’enquérant de ce revirement, l’ami a éclairé ma lanterne, il s’agissait d’un malentendu, mon admiration avait été interprétée à l’envers, sens dessus dessous. Nous avons échangé quelques mots, la bulle a éclaté, laissant place à une heureuse réconciliation. Nous nous sommes promis de nous voir, et l’ami virtuel que j’ai failli perdre a trouvé son corps, et l’amitié un autre tour, une vie nouvelle, possible, aérienne, comme la chrysalide le papillon. Je me réjouis de le rencontrer en vrai, un peu peur aussi. Dans quelques jours.

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Le gros de ma journée aura été occupé par ce remuement de l’âme, qui est capable de noircir mieux que le noir tout ce qui l’entoure. Et comme la lumière a une puissance de recouvrement équivalente, c’est toute ma soirée, lorsque la clarté sera faite, qui sera illuminée, et l’avenir s’il y en a un, et les coïncidences qui vont avec.
Je prépare deux gâteaux au fromage et une salade, Lili est dans sa chambre, Arthur au parkour. Quant à Louise, elle rentre tout excitée de sa leçon de guitare ; elle me raconte essoufflée que son maître, au détour de leurs conversations, lui a confié qu’il avait l’attention de proposer un jour quelque chose à la crêperie de Rue, un concert par exemple. La gamine lui raconte alors que nous nous sommes également rendus, samedi passé, dans ce haut-lieu de la Bretagne en Suisse, Entre terre et mer, et que j’ai dit la même chose au détour des nôtres. J’envoie un message à J, qui me répond, emballé. On va se voir.
Sandra écoute tout cela avec le sourire, de loin ; elle nous a préparé une surprise : nous irons à Venise pendant la deuxième semaine des vacances d’automne. J’ai épousé une princesse.

Jean Prod’hom

Ceux qui écrivent dans les marges

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Cher Pierre,
Hier soir, nous nous sommes couchés de bonne heure. Je me relève un peu après minuit, descends à la bibliothèque, termine la rédaction du billet de la veille, me rendors à 3. Ce qui n’empêche nullement le réveil de m’arraisonner à 6 : Oui c’est l’heure. Non, dormir encore un peu. Oui, une paire d’heures. Zurich ! Bien sûr, le ciel n’est pas vilain. Oui bon, n’insiste pas, j’y vais. Tu permets, laisse-moi embrasser Sandra et prendre une douche.

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Je me rends donc seul à Oerlikon puisqu’Arthur a décidé de passer à autre chose, fini le trial, sans rancune ni regret. Le bosco a appris beaucoup de choses durant ces années, notamment à gagner et à perdre ; je lui donne raison, il y a d’autres choses à faire.
Je me rends compte, sitôt arrivé, que la course est jouée, les champions de la Coupe suisse de trial désignés. Philippe me confirme qu’il reprendra le poste de secrétaire et qu’il assurera avec un autre père la rédaction des billets qu’ils adresseront aux journaux locaux.
Pour fêter tout cela, je quitte le vieil anneau d’Oerlikon, m’enfile dans le tram numéro onze, côté jardin, qui me dépose Paradeplatz. Je fais un tour au musée historique, m’arrête devant les bois médiévaux cironnés du rez, en sors avec l’image dans la rétine d’un âne des Rameaux du XIème siècle entrant à Jérusalem avec le Christ sur le dos. Le plus ancien âne en bois de Suisse, dit la notice, découvert dans un ossuaire à Steinen dans le canton de Schwytz. Il me fait penser au Christ de Sanmartino dans la chapelle Sansevero.
Je bois une bière sur les bords de la Limmat, double soleil : Sandra m’a envoyé un baiser et Jean-Louis Kuffer a posté sur son site une liste de quelques égarés rencontrés dans Marges, qu’il a mêlés à la foule de ceux qu’il a cru voir dans leurs parages.
T’as beau dire qu’on ne doit pas dépasser les bornes, les marges sont faites pour cela. Ce qui compte, c’est la manière d’y entrer et de les habiter. J'en ai vu les annexer ou les agrandir pour en faire les marches de leur empire. JLK y entre de tous les côtés, et ceux dont on n’imaginait même pas l’existence vont en cortège là où il fait bon vivre : hors du rang.
Au Riau, Sandra et les enfants dorment, je me fais discret ; je cherche la liste de JLK que je souhaitais relire : disparue !

Jean Prod’hom




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Dans le jardinet de la cure de Mézières

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Cher Pierre,
C’est du côté de mon grand-père maternel – Louis Rossier d’Epalinges – que je me tourne ce matin, avec la certitude que les livres, c’est quand même mieux que la volaille, les fruits ou les légumes : le coffre de ma Nissan-Micra pourrait en effet accueillir bien des choses encore.

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Un chevreuil me coupe la route à l’entrée du village, fond dans le ravin en face du cimetière, là où la Corcelette a raviné la molasse. Sœur Françoise-Marie et Soeur Marie-Jeanne de l’abbaye cistercienne de la la Fille-Dieu à Romont sont déjà à pied d’oeuvre dans les jardins de la cure ; il faut dire qu’elles ont déjà les vigiles derrière elles, devant elles une armée de bocaux. Ce ne sont pas des hosties qu’elles vendent aujourd’hui, brunes ou blanches, avec ou sans gluten, mais des moutardes au miel, forte, extra forte ou à l'ancienne, des sauces, jardinière ou aux fines herbes.
Anne, l’organisatrice vient aux nouvelles, je n’ai besoin que d’un clou qu’elle trouve au fond de son sac à merveilles ; la présidente du Conseil de paroisse vient ensuite me saluer.
A côté de la quincaillerie et des tresses vendues au bénéfice de la paroisse, des particuliers sont venus vendre la leur. Il y a tout près de mon stand un vigneron de Ropraz, un vendeur de sauces et de bouillons valaisans, un autre de courges locales, des bénévoles de TerrEspoir, une dame de Servion qui vend des bougies et un livre qui raconte l’histoire de son village, un bouquiniste.
S’il s’avère que la somme de bienveillance quotidienne dont font preuve les hommes est constante, il est sûr que j’en aurai privé aujourd’hui plus d’un. Je préfère, en attendant le verdict, parier sur le fait que cette somme n’est pas fixée une fois pour toutes, donnant à ce premier samedi d’octobre les couleurs de l’innocence et à ceux qui viennent l’espoir que notre espèce, si l’on y travaille de concert, se bonifiera.
J’ai le bonheur de recevoir la visite d’Anne-Marie, sous le soleil d’automne qui peine à éponger l’humidité de la nuit, venue tout exprès de Lucens pour me saluer alors que nos chemins se sont séparés lorsqu’il a fallu réorienter sur Cugy une partie du corps enseignant du Mont. Remué, encore une fois par sa voix, si caractéristique, un peu tremblante, un peu hésitante, à fleur de peau, dans laquelle je perçois une fragilité, celle que nous avons en partage, pour autant que nous reconnaissons au monde les égards qu’il mérite.
Et puis Micheline et Pascal, que j’ai reconnus de très loin, souriants au tour qu’ils me jouaient, alors que je les imaginais aux îles de la Madeleine ; on s’est retrouvés comme des enfant qui auraient eu trop à dire et qui le disent. Micheline a sorti un sachet dans lequel elle a plongé la main ; elle en a ressorti une poignée de tessons trouvés sur ces îles qui sont devenues un peu les leurs. Ils y ont en effet établi leur campement depuis quelques années déjà, en dépit de tout bon sens, heureux aujourd’hui encore du bon coup qu’ils ont joué à ceux qui n’y croyaient pas, faisant la nique aux prévisions et au destin tout fait.
Monika enfin qui m’a raconté un bout de sa vie entre Vucherens et Königsberg. Elle habite aujourd’hui Lausanne, j’en saurai plus lundi puisqu’elle m’a promis de m’envoyer le récit de ses pérégrinations entre le Jorat et la Prusse orientale. Je me réjouis. Cette correspondance, Cher Pierre, a du bon, puisque elle est à l’origine de ces rencontres ; je crois même qu’elle me rend meilleur. Monika est venue avec sa fille, nous sommes restés assis un belle demi-heure à babiller, avant qu’elle ne reparte à Moudon et moi au Mont.
La fête de l’inauguration des nouveaux bâtiments scolaires ne m’aura pas fait oublier ces moments passés dans le jardinet de la cure de Mézières, avec Monika, Micheline et Pascal, Anne-Marie et les autres, autour de presque rien, un presque rien qui n’est pas vain, aussi longtemps qu’on accepte qu’il nous traverse.
Je reçois encore un gentil mot de Daniel de Roulet à propos de Marges, qui cite les mots de la postface de François Bon évoquant le pays où je vis, un si beau pays... où certaine stabilité donne poids et aux hommes et aux mots. Tout cela n’est pas grand chose, mais donne envie d’interpréter encore quelques lignes de cette musique qui persiste et qui ravit davantage à mesure qu’on allège l’air dans lequel elle se propage. Et qu’on accepte de ne pas y toucher.

Jean Prod’hom

Au Riau

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Le peintre fait quelques retouches

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Cher Pierre,
Le peintre fait quelques retouches au plafond de la cuisine et autour du radiateur du salon ; l’installateur sanitaire pose la paroi de verre à la salle de bains ; on voit enfin le bout, même si à chaque fois celui-ci recule.

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Oscar dort dans un coin de la cuisine, je le laisse à ses rêveries et descends au village, y achète du fromage et des oeufs ; je continue jusqu’à Oron, en repartirai avec des fruits, une salade, une baguette, de l’avoine, de la pâte à gâteau, des yoghourts.
Même si, depuis plusieurs mois, je traverse une fois par semaine les allées et les contre-allées de cette COOP, le classement des produits alimentaires me déroute toujours autant. Il y aurait, en s’inspirant de Perec et de Lévi-Strauss, de beaux travaux à faire dans ce domaine. Rolande et Jean, sur lesquelles je bute entre conserves et boucherie, m’aident à trouver des fruits secs, je leur offre un café.
J’en ai fait quelques photos à la sortie de Châtillens, de loin j’avais cru à du maïs, c’était en réalité du tabac ; je m’en avise un peu plus loin, à l’entrée d’Auboranges, devant un séchoir aux portes grandes ouvertes.
Je remonte au Riau, prépare un bircher avant l’arrive de Sandra et de Louise. On mange.
Les élèves de neuvième année assistent en début d’après-midi à un spectacle interactif proposé par des comédiens d’Action innocence sur les dangers d’internet, on rit du malheur des autres.
Je passe le reste de l’après-midi et le début de soirée à superviser le travail des dixièmes qui mettent en ligne quelques-uns des reportages sur les événements proposés à l’occasion de l’inauguration du collège. En flux tendu. J’en sors épuisé, lâche de n’avoir rien fait.

Jean Prod’hom


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L’informatique est une plaie qui ne se refermera pas

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Cher Pierre,
L’informatique est une plaie qui ne se referme pas ; je tente aujourd’hui de déplacer 8000 fichiers d’un rang sur la droite, de les mettre à l’abri, en paquet, sur une voie de garage, histoire de ne plus avoir à y toucher et ne plus risquer, à chaque publication, de les voir disparaître. En vain. Si les fichiers-textes obéissent à mes instructions et se rangent sous l’étiquette archives, les images ne suivent pas.

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Il va falloir que je prenne une décision, que je donne une nouvelle forme à ce site, mais laquelle ? Ignorant celles auxquelles j’ai accès, il m’est impossible de calculer les avantages et les désavantages de chacune d’elles. J’interromps mes essais à 17 heures et rejoins les invités pour l’inauguration officielle des nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne.
Je n'y puis rien, les groupes d’enfants qui chantent me font pleurer ; c’est ainsi, je pleure lorsque je les vois pris dans les vagues que leur propre chant creuse, livrés à autrui, hypnotisés par une main, le sourire, les yeux qu’ils suivraient jusqu’au sacrifice. Bellement captifs dans les mailles de la vertu, ils n’ont jamais été aussi proches de l’effacement, de la mort.
Je pleure de les voir disparaître. Mais en même temps, au milieu de cette aventure humaine qui les nie, chaque visage touche à la grâce et offre une présence sans partage. Le chant fait voir en chacun d’eux, à fleur de peau, l’universel et le singulier.
Il en est allé tout autrement avec les danseuses qui relaient les petits chanteurs. Là, je ne pleure plus, tout est maintien et articulation, dressage et convention. Pourtant, c'est au comble de cette maîtrise, en devenant poupées grimaçantes, que les danseuses frôlent l'abandon, en consentant à n’être que marionnettes, mantes religieuses, brins d’herbe ou rameaux, noyant leurs laideurs dans la pure présence d’un corps sans âme, mais vivant.

Jean Prod’hom