Une grève de rien du tout

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Cher Pierre,
Du pont arrière du vaporetto 7 qui nous emmène à Murano, on aperçoit les Alpes dans le lointain, auxquelles Venise a résolument tourné le dos, en les plongeant pour toujours dans l’indistinct et le vaporeux.

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Sitôt débarqués à Murano, un rabatteur nous ouvre les portes d'un atelier de verrier. Pourquoi pas. On patiente une dizaine de minutes dans un couloir tapissé de laideurs, avant que le patron de la boutique tire les rideaux derrière lesquels il nous demande de nous ranger sans délais, en rangs serrés : d’autres amateurs nous talonnent ; de ne pas nous attarder lorsque la démonstration sera terminée : d’autres clients attendent. L’atelier n’est en réalité que l’antichambre du lieu vers lequel nous sommes dirigés, une boutique pleine à craquer de larmes éteintes et de verroteries fragiles qui flattent la sensibilité des plus naïfs. Notre guide a la gentillesse de ne pas nous forcer à rester, il nous autorise même à sortir de sa boutique les mains vides.
Nous faisons une seconde tentative de l'autre côté de l'île, chez Colleoni, avec l'espoir que les 30 euros déposés à l'entrée nous assureront d’autres satisfactions. Le propriétaire des lieux ressemble au premier, il nous demande, après une dizaine de minutes, d’applaudir le maître qui a réalisé, avec une belle dextérité, une idée de cheval, transparente, tout en racontant à son voisin quelques-unes de ses aventures de la veille, comme si nous n’existions pas. Il nous ouvre ensuite les portes de son palais qu’on aurait pu confondre avec le premier, si lui et ses associés n’avaient eu l’idée de doubler leur production en installant au fond des rayonnages de verre des miroirs. On imagine, avec un peu de malveillance, toutes sortes de choses, de circonstances, d’événements qui auraient mis à mal, sens dessus dessous ces trésors d’obéissance qui dévorent la lumière et neutralisent les rêves.
Pas le temps de rêver, nous voilà face au chef-d’oeuvre d’Alexandro Barboro, un jambon ; oui un jambon dont notre guide vante les mérites : le poids d’abord, plusieurs dizaines de kilos ; les couleurs ensuite, crues comme celles d’un véritable prosciutto ; le prix enfin, 15 000 euros. Nous sortons discrètement sans demander notre reste, mais nous sommes priés de revenir : les 30 euros déposés en entrant constituaient en effet une assurance que nous ne partions pas les mains vides. Nous devons maintenant choisir quelque chose : ce sera un cheval transparent pour Louise et Lili, Arthur met dans sa poche un ours blanc. ils reçoivent en outre une poignée de bonbons en verre, de ceux qui ont permis aux Conquistadores de faire plier les Précolombiens.
Il faudra cette halte à Murano pour que nous nous retrouvions tous les cinq sur une grève de rien du tout, deux mètres sur trois, la seule de l’île ; et que nous ramassions, sous le regard bienveillant d’Arthur, ce que nous n’avons trouvé dans aucune boutique ; Sandra, Lili et Louise des bris de verre et un morceau de terre cuite, minuscule, plus fin et brillant qu’une perle de verre, qu’elles me cèdent contre une dent d’oiseau des îles.

Jean Prod’hom


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