J’ai appris plus tard
J’ai appris plus tard que ses forces s’étaient mises à décliner et qu’elle s’était détachée depuis quelque temps déjà des affaires du monde, de ses amis, de sa famille. Ceux-ci avaient rapidement compris que personne ne la retiendrait, c’était à prendre ou à laisser, et qu’ils peineraient à la rejoindre là où elle s’était établie, dans une insouciance et une légèreté à laquelle seuls goûtent les vieux. Elle n’écrirait plus.
J’habitais avec les miens tout près de chez elle, et j’avais lu, à mesure qu’ils paraissaient, l’ensemble des écrits qu’un éditeur fidèle et soucieux fit connaître trente ans durant, emballé par les mondes que ses proses et ses poèmes faisaient naître, par les paysages qui m’étaient familiers, et surtout, je crois, par leur inimitable mélodie.
Lorsque je me suis hasardé du côté de Pra Massin, elle avait, depuis quelques années déjà, tourné le dos à l’écriture ; mais elle semblait ne rien avoir abandonné, elle portait à bout de bras quelque chose qu’elle avait fait voir et entendre en écrivant, cousait de silence et de lenteur le coin de terre et la fermette qu’elle habitait, au milieu des objets familiers sur lesquels elle se penchait encore, mais tout autrement qu’autrefois, lorsqu’elle les invitait à rejoindre ses songeries et le petit bureau de chêne, sur lequel ne restent aujourd’hui, dans sa maison presque vide, qu’une ou deux enveloppes ouvertes, des récapitulatifs et d’inutiles formulaires.
S’il m’a bien fallu admettre que le manque de forces fut pour beaucoup dans sa décision de renoncer à écrire, la proximité soudaine de tout ce qui l’entourait, qui accompagna son déclin, n’y fut pas pour rien non plus.
Elle notait pourtant, au cours de la journée, les quelques mots qui, parfois, faisaient halte dans sa gorge, et qui trouvaient sans effort la place qui était la leur : deux ou trois phrases qu'elle déposait d'une écriture hésitante sur un feuillet qu’elle détachait du bloc-notes qui traînait sur le buffet de la cuisine, qu’elle ne retouchait plus, avant qu’il ne rejoigne, loin de toute idée de livre, un fond de tiroir ou le tas de papier à recycler.
Je m’étais risqué à lui dire, alors qu’on se connaissait à peine et que notre amitié cherchait ses voies, que je le regrettais ; j’aurais voulu en effet qu’elle s’engage une nouvelle fois dans une écriture au long cours. Je me suis ravisé lorsqu’elle m’a regardé de très loin, indiquant qu’elle ne se trouvait pas là où je croyais. Je me suis tu sans rien ajouter à ma maladresse, renonçant même à lui dire combien ce qu'elle avait écrit m'avait nourri.
Quelques semaines après, alors que nous marchions sur le chemin des Tailles, elle me dit qu’elle ne regrettait rien ; quelque chose s'était refermé derrière elle, comme un rideau de fer d’une boutique de quincailler, mais sans faire de bruit ; elle n’avait jamais eu besoin de dire adieu au langage, l'écriture l’avait abandonnée assez soudainement ; elle n’y voyait aucune perte, c’était comme un enfant lorsqu’il quitte la maison, ou un amour qu’on oublie.
Elle ajouta qu’elle lisait encore, un peu, mais ne parvenait que rarement à donner un corps à ce qui était écrit ; elle éprouvait pourtant le plus vif plaisir à tenir un livre dans ses mains, comme on tient un bol de terre ou un sécateur, un chapelet ou un mouchoir. A la fin, disait-elle, un livre fermé vaut mieux qu'un livre ouvert.
Qu’arrive-t-il lorsque vie et poésie, avec la vieillesse, se confondent? Cette question, m’a accompagné avant l’heure, en vivant dans les parages d’une poétesse qui s’est tue, ne laissant pour réponses que quelques feuillets sur un buffet, que j’ai lus, lus et relus, et dont je me souviens.
Jean Prod’hom
La vieille a conçu sa vie à l’image du Titanic
La vieille a longtemps conçu sa vie à l’image du Titanic, dûment avertie qu’elle n’échapperait pas aux coups du sort qui menacent toute traversée, mais convaincue également de l’indépendance des différents éléments qui constituent, en droit, chacune de nos existences, à l'image des caissons salvateurs imaginés par les architectes du paquebot.
Pourtant, lorsque les circonstances ont outrepassé les limites réglées par le plan de construction et qu’un pépin a entamé sa vie sur toute sa longueur et sur toute sa largeur, c’est l’ensemble qui a pris l’eau et touché le fond. Si bien qu’elle n’a pas refait surface en écopant, – c’eût été impossible, dit-elle en souriant –, mais en regardant le ciel et en flottant comme un nouveau-né.
Jean Prod’hom
Elle avait levé la tête hors du cambouis
Elle n’avait levé la tête hors du cambouis qu’à la fin de sa vie, pour constater, en souriant, qu’elle était un peu perdue. Elle ne savait ni nager ni voler, ni détaler comme le lièvre, ni battre des ailes comme le papillon. Elle parlait peu, se tenait aux aguets, aussi bien de ce qu’elle avait sous les yeux que ce qui passait dans le lointain. Elle allait et venait, dedans et autour de chez elle, des pas lents qui étaient comme le pas d’une danse. Lorsque je lui rendais visite à la belle saison, elle cueillait des petits fruits ; lorsque le bol était vide, je m’en allais. Elle avait, hiver comme été, tant à faire avant la nuit : regarder, écouter, ranger, faire encore ce qu’elle avait toujours fait, s’endormir, puis se réveiller.
Jean Prod’hom
Mottier C (Mont-sur-Lausanne)
Décor de film muet pour personne seule ; des filets d’eau perlent en deltas sur les carreaux des deux fenêtres du petit salon ; seuls chants, ceux de la gouttière de zinc percée et des vieux radiateurs. La corbeille à bois est vide, sur le rebord de la cheminée traînent un morceau de hêtre cironné et une écorce de frêne tuilée, sur le manteau une aquarelle. Dehors les couleurs n’ont pas résisté, elles se sont assombries à force de mélanges, les crépis de l’ancienne remise gorgés d’eau font une pâte épaisse, le rimmel coule le long du chemin à double ornière. C’est un temps à salamandre, petites algues dans ses yeux d’airelles.
Jean Prod’hom
J’ai retrouvé aujourd’hui
Cher Pierre,
J’ai retrouvé aujourd’hui, dans un vieux carton, un bout de papier sur lequel j’ai transcrit, il y a longtemps déjà, une de ces pensées énigmatiques que la vieille de Pra Massin avait l’habitude de prononcer à la fin de sa vie et que je m’empressais de noter : Si le diable se cache dans les détails, c'est dans les nuances qu'on sauve son âme. Ce soir-là, je m’en souviens bien, elle m’avait longuement parlé des scabieuses, des centaurées et des bleuets.
Au verso, lisible encore, mais en plus petits caractères, une autre sentence, qui semble répondre à celle qui figure au recto. Que tu ne comprennes pas ce que je dis ne doit pas te froisser et te laisser supposer que je le comprends moi-même. Ce que je dis, parfois, me précède. Te plains-tu du fait que tu ignores l'avenir ?
Rien ne permet de décider laquelle de ces deux pensées précède l’autre. Je n’ajouterai rien, il n’y a de place sur ce billet pour aucun commentaire.
Jean Prod’hom
Brouillard aux Tailles
La vieille de Pra Massin souriait de n’avoir eu
qu’un seul souci dont elle ignorait toujours davantage tout
mais qui s’était adouci à mesure qu’elle l’avait fait marcotter
Jean Prod’hom
Le parquet
Pour Denis Montebello
« C’était l'époque des parquets. Des bals qu'on installait dans les villages, qui arrivaient comme les petits cirques, un matin ils avaient disparu. Ils revenaient à date plus ou moins fixe. »
Cinq francs c’était le tarif, paille de fer et huile de coude. Combinaison de lames aux V bancal, alternant leur débord sur le parquet à bâtons rompus du salon de Riant-Mont 4.
L’autiste que j’étais gravissait les pachons de ces échelles de Sisyphe, jusqu’à la frise d’encadrement – à laquelle j’ai repensé l’autre matin, en saluant Jean-David déchintrant son champ de betteraves.
Le pied coulissait sur la frise de chêne en prenant appui contre la plinthe ; la pantoufle de fer glissait sans effort sur l’encadrement, comme le mercredi après-midi avec Anne sur la glace de Montchoisi, main dans la main pour un dernier tour.
Petits tas de farine de bois, deux fois par année, deux fois deux heures ou deux demi-journées, je ne me souviens plus : le temps n’a ni cintre ni plinthe.
Il y avait bien sûr le bord crénelé aux mille promesses de mon salaire, que l’extrémité de mon index ferait bientôt rouler dans la poche, il y avait aussi le salon vide plein de cette rumeur que j’allais écouter parfois dans l’unique coquillage de la maison, mais il y avait surtout l’odeur de l’encaustique que ma mère appliquait au lendemain de mes travaux, au chiffon, et qui me submergerait lorsque je rentrerais de l’école.
Cette essence d’encaustique, qui se confond avec celle de ma mère, a occupé à nouveau la poche qui abrite mon coeur, ce matin, lorsque je suis entré aux Tailles, dans le salon de la vieille de Pra Massin.
Jean Prod’hom
Tout le monde se tut
La voix de la vieille sortait d’un de ces fonds de tiroir branlant
qu’on ne réparera pas où s’empilent des napperons
des boîtes de fer blanc remplies de boutons et de fermetures éclair d’argent
Jean Prod’hom
87
La vieille de Pra Massin à qui j’avais fait entendre que j’en avais fini avec les choses qui encombraient ma vie me répondit d’un air bourru qu’il était temps de songer à me débarrasser du reste.
Il y a ceux qui se présentent avec un dièse, ceux qui se présentent avec un bémol et personne, personne qui répond au nom de personne, se tait et grogne, silence, c’est une autre musique.
Entendu au zinc de l’auberge communale ces mots : « René, arrête ton char ! » Ai renoncé à faire mon Quichotte.
Jean Prod’hom
J'entends par la fenêtre ouverte
J'entends par la fenêtre ouverte de Pra Massin le silence de la vieille, sortie sans éteindre le petit poste de radio qu'elle écoutait autrefois avec le vieux. Quand donc sont-ils partis ? Il n'y a rien de plus vide qu'une maison devant laquelle on passe et qui fait entendre la voix des disparus, le silence de ceux qui pourraient revenir.
Elle n'était jamais là où l'on croyait, jamais ici, quelquefois ailleurs, la plupart du temps entre ici et ailleurs. Mais où et comment la rejoindre ? Alors je restais à quelques pas de la fenêtre ouverte.
C'était souvent à l'instant même où je m'avisais qu'il n'y avait personne dans la maison qu'elle apparaissait sur le chemin des Tailles ou au coin de son potager. Alors elle ralentissait comme pour s'excuser d'avoir interrompu mon attente.
Jean Prod’hom
Notre identité la plus chère
Il définissait notre équilibre, notre identité la plus chère, par ce lieu qu'on ne cesse de quitter et vers lequel on revient toutes les fois qu'on ce croit ailleurs. Il appelait passion ce mouvement incessant qui nous mène vers ce qui nous rapproche de ce dont on est séparé en nous éloignant de ce dont on se croit proche. Sans qu'on y parvienne jamais. Comment cela se pourrait-il ? La succession de ces départs et de ces retours, avortés, écourtés, incomplets, nourrissent, prétendait-il, notre présence au monde en creusant toujours plus loin notre absence et celle des choses.
Si bien qu'il avançait parfois que nous sommes à la fois celui qu'on est devenu de n'avoir pas été et celui vers lequel ceux que nous avons cru pouvoir devenir nous ont ramené.
Je suis la cohorte de ceux vers lesquels mon absence me conduit, disait-il. Je suis en retour cette absence qui ne déborde pas. Et il souriait.
Le vase est vide, les fleurs fanées, le vent empêche les rideaux de baisser les bras, on entend des voix, celles d'un transistor. Près du poêle dans l'ombre noire, un vieil homme, personne ne le voit, silencieux, claquemuré dans sa cuisine, pour enfin ne pas y être sans être dérangé, pour être ailleurs sans avoir à aller trop loin.
Jean Prod’hom
Dehors comme dedans, mais demain
Il n'y avait jamais eu personne dans cette maison. Au début, celui qui l'habitait avait attendu que l'averse cesse et il y était demeuré à défaut d'être ailleurs. Il avait oublié les circonstances de son arrivée, comme tant d'autres, si bien qu'il n'en ressortit jamais. Sans y être demeuré une seule fois.
Des voix sortaient d'un poste de radio et reposaient dans la pièce, comme de l'eau croupie. Il n'y avait personne, comme en été lorsqu'on passe à côté d'une fenêtre ouverte devant laquelle un rideau faseye.
On se mettait dedans, à l'abri, pour être ailleurs, par n'importe quel temps, dehors comme dedans, n'importe quand, une fois, un jour.
Jean Prod’hom
Temps des grâces
On a jeté ce matin de vieux almanachs à la benne, d'anciens traités agricoles. Triste nouvelle, mais l'abandon des chemins de dévestiture et le remembrement parcellaire ont tissé un piège d'une tout autre envergure. On cède, fidèles à nous-mêmes, aux bons rapports sous tous les angles. Pour être d'équerre, il faut un certain niveau et des gardes-barrières : la stabulation libre tient notre imagination en captivité et je vois des treillis dans le ciel.
Un peu d'ordre, on ne mélange pas le colza et les coquelicots, le triticale et les bleuets, le piécé s'est retiré dans la mémoire de quelques survivants, c'est là que s'empilent les derniers paysages en demi-teintes, sans dette, les horizons qui s'ouvrent et se ferment, tandis que dehors s'accélère l'irréparable, la généralisation des rapports marchands. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, les habitudes pavillonnaires ont recouvert de soucis les pâtures. Qu'il est difficile de démêler ce qu'on a perdu, ce qu'on a oublié, ce qu'on a abandonné, ce dont on s'est affranchi : les tourbières, les raiponces, les bouchures et les chemins creux, le temps des grâces.
Ici c'est sinistré, tous les jours. Il n'y a personne dans les lotissements, la bascule est derrière nous. Qui songe encore à glisser un fil de soie dans le chas d'une l'aiguille ? Qui portera au jour ce qui le rabat et fera voir ses pépites dans des caissons étanches ?
J'ai croisé hier un boulanger ivre, un expert comptable. La vieille de Pra Massin regardait par la fenêtre, souriante, désespérée avant son tour, assise en son centre avec une tasse de thé.
- On ne mourra pas de faim, disait mon père, disait la vieille, mais d'espérances prodigieuses. Je sais le progrès derrière nous, il ne nous restera qu'à apprivoiser les caniches et à remonter de la cave les géraniums, à saccager les dernières odeurs de la terre, à dévaliser ce qu'on n'a pas à deux pas de l'inusable bleuet et de son voisin le coquelicot.
Jean Prod’hom
Laver cette coulée de boue
Bien peu d'humeurs résistent aux noces visqueuses du noir et du blanc. Elles y succombent pourtant lorsqu'elles entendent le bruit étouffé du bâton dans les cendres, en prenant un air pâle, tandis que les glaires du brouillard et les grands corbeaux vont à lents coups d'ailes semer leur poison ailleurs. Puits et tombes profanés, entonnoirs sans mémoire, c'est une peau morte qui double le ciel et tapisse nos palais, blanche et froide comme une tripe. Tout, il manque soudain tout, et d'un coup. Où est celui qui lavera cette coulée de boue et nous convaincra qu'un suaire ça s'égoutte et qu'une poche déchirée ça se ravale ?
Aux margelles des fourrés brûlés, les merles ont assuré la permanence et sifflent les mesures d'urgence. Les corps laiteux des bouleaux s'étirent hors du bitume. Une silhouette suivie d'une ombre indécise passe la lisière de cette veillée funèbre. Revient l'heure des pâmoisons : les idées sèchent, on s'amollit au feu profond. Oh ça oui, et sans aller jusqu'en Corse. Il est temps encore de prendre le chemin en marche, de suivre les signes qui tombent du ciel, le jaune des citrons, l'orange des sorbiers, le vin sur la treille, le lierre, le gui, les mousses dans la rivière et la rouille du hêtre. Les fruits se hâtent de remonter sur l'arbre, la vieille de Pra Massin fait une lessive, les poules rattrapent le temps perdu, Au printemps on repeindra les volets. N'est-ce pas ? Et tu réponds : peut-être.
Jean Prod’hom
Eclairer le ventre de la nuit
Elle me dit alors qu'une seule ambition l'habitait encore, celle d'allumer les modestes feux qui éclaireront demain, peut-être un peu, le ventre de la nuit, celle d'y avancer sans avoir été l'obligée de personne, comme nous le faisions autrefois, Michel, François et moi sur le gué que nous établissions par-dessus l'été, celle de fournir une ancre aux récits dont nous sommes les passants hébétés. La nuit se refermait à chaque pas derrière elle et l'océan demeurait inentamé à l'avant de sa coque. Elle naviguait avec l'assurance qu'elle buterait un jour contre un de ces hauts-fonds cachés dans la nuit – qui sont autant d'appels – et sur lesquels l'un de ses proches, elle l'espérait, aurait à préparer le feu qu'un autre allumerait pour éclairer ceux qui viendront après nous.
Jean Prod’hom
Une paire qui faisait la paire
Il y avait un sacré bout de temps qu’on ne les avait pas revus au village. Faut dire que c’était une paire qui faisait bien la paire. Alors personne ne s’en est inquiété outre mesure. Pas même l’Emile qui s’en explique à l’auberge.
- Faut bien comprendre qu’ils étaient bien incapables de demander de l’aide. Pensez, là-haut c’est là-haut, et lui, l’Armand, il avait la jambe qui traînait trop sérieusement la jambe pour oser par ce froid s’embarquer en-bas la dérupe et laisser la Capucine toute seule aux Chênes, surtout qu’elle avait la tête qui avait complètement perdu la tête. Cessez donc de pleurnicher, ça sert à rien que notre sang se fasse du mauvais sang, c’est ainsi, faut pas croire qu’on peut faire changer à l’avenir son fusil d’épaule.
Jean Prod’hom
Vivre au septième degré
Elle est demeurée volontairement à la traîne, s’est contentée, un peu aveugle, de l’en-deça de toute chose, de tout événement, de toute entreprise, nouvelle venue ou vieille locataire. Elle s’y est tenue fermement en acceptant le retard qu’elle n’a jamais cru bon devoir combler, un retard bientôt chronique, tandis que ceux qui l’entouraient rêvaient, flambaient, prenaient possession du monde.
Elle n’a jamais fait la fine bouche devant la rumeur désarticulée que les aventuriers laissaient derrière eux, elle se contentait de ramasser l’ombre de leurs entreprises avec une brosse et une ramassoire. La vieille a réussi là où personne n’a jamais rien obtenu, puisqu’il n’y avait rien. Je l’ai vue plus d’une fois tirer l’invisible filet de la bienveillance, elle aimait par-dessus tout marcher, mêlait le bruit de ses pas au silence. La vieille vivait en marge des signes de domination et des décisions de bon ton, là où la musique loge le septième degré de ses gammes, dans les appartements de la sensible.
Jean Prod’hom
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Tout autour des peines et des plaintes. Alors la vieille s'éloigne pour écouter celles du vent. Elle se souvient du corps de la baleine et du ventre des cathédrales. Faudra-t-il renoncer aux successions pour entendre enfin quelque chose aux choses ? être ailleurs, résolument ailleurs, ou l'avoir été?
Jean Prod’hom
Hameau
Le soleil levé avant l’aube essore le ventre gras de la compostière, Corentin est au bois. À Pra Massin les fenêtres sont grand ouvertes, c’est le printemps, la grande affaire. Personne dans la maison, les rideaux font le dos rond, caressent en retombant la tablette de la fenêtre, un signe de la main, c’est le cru de la cave qui monte prendre l’air. Mais on respire là-dedans, les braises rougeoient et on devine, enveloppés d’ombres, la veste de Corentin, le linge à mains près de la cheminée, un semainier, l’évier de porcelaine ébréché. La nappe sur la vieille table en bois, quelques fruits, un marron et un gland, des clous sortis du fond des poches. Personne pourtant, les rideaux faseyent, c’est le monde immobile qui appareille. Dehors, c’est comme dans les livres, mais la terre a le ventre mou, les crocus et les nivéoles sont détrempés. Les mésanges bataillent, les pierres sonnent creux, le ruisseau sort de son lit. Repousser les mots, ne pas prolonger pour l’instant une intrigue qui n’a pas commencé. Il sera assez tôt lorsque le soleil déclinera d’effeuiller les images, décoller morceau par morceau les lambeaux des récits qui tiennent debout nos vies. Quelques mots devraient suffire à la fin, lorsque l’ombre se sera dérobée, lorsqu’on verra s’éloigner les nuages et le vent, et le dedans aller dehors. Deux ou trois choses laissées là pour rappeler la légende de mars, comme s’il y eût quelqu’un autrefois, mêlé aujourd’hui aux ombres des noyers sur la pente qui mène au ciel. Avec derrière une autre maison, les volets fermés, dedans une vieille qui a tout laissé dehors, comme si elle allait y retourner.
Mais lorsqu’on lève les yeux pour reprendre à la ligne, plus bas, les yeux n’obéissent plus. Est-ce ainsi ? est-ce bien ainsi ?
Publié le 2 avril 2010 dans le cadre du projet de vases communicants chez Juliette Zara (Enfantissages)
Jean Prod’hom
Dimanche 7 mars 2010
Dans les villages autrefois, on chérissait les idiots qu’on autorisait à rôder aux alentours des habitations avec les chiens errants. Ils vivaient libres et dormaient chez une tante éloignée, un vieux ou une vieille, dans une grange abandonnée, sur la margelle d’un puits, dans la paille ou des sacs de jute. On les éloignait certes, mais on leur offrait un peu de soupe et un peu de pain pour les inclure dans la création et proposer ainsi un avant-goût du paradis. Souvenez-vous de Corentin le bienheureux.
On les chasse aujourd’hui, avec les tantes éloignées, les vieux et les vieilles au-delà des limites de la création, on les enferme dans des maisons de redressement, des atelier protégés, des centres de tri ou des asiles dans lesquels ils sont nourris comme des oies, pour nous offrir un aperçu de l’enfer auquel nous sommes destinés.
Jean Prod’hom
La vieille de Pra Massin
L’affaiblissement de ses forces et la perspective de la mort effrayaient moins la vieille depuis qu’elle se rendait avec son chien à Pra Massin sur les hauteurs du village, chaque jour ou presque. Elle s’asseyait sur le banc que la commune avait mis à la disposition des promeneurs et elle se taisait, laissant son regard chercher, puis lentement se fixer sur l’un des villages attachés au flanc des collines qui longent la rive droite de la Broye.
On racontait qu’elle y avait laissé autrefois un amour, auquel elle s’était mise à repenser depuis la mort du père de ses enfants et du mépris que ceux-ci affichaient à son égard. Ce n’était qu’une rumeur sans fondement colportée par ceux qui ont renoncé à comprendre quoi que ce soit du mystère dont nous sommes les hôtes.
En réalité la vieille venait s’asseoir pour s’attendrir et accepter enfin ce qui lui avait été octroyé. Elle disait à qui voulait l’entendre, d’une voix blanche, ferme pourtant, que le paysage là-bas ne se dérobait pas, malgré la danse des saisons, la neige, les coupes dans les bois, les feux d’automne, le brouillard empoisonné. Elle fixait, disait-elle, un point du paysage, toujours le même, en contrebas de l’un des villages, un vallon vers lequel elle sentait converger de proche en proche la terre entière et tous ses habitants comme au milieu d’une grande respiration. Elle ajoutait que ce lieu lui semblait en même temps répandre son secret dans toutes les directions, sans perdre jamais cette singulière étrangeté pour laquelle elle venait à Pra Massin. Elle disait en souriant qu’elle se sentait un peu plus prêt de l’éternité.
Lorsque je regarde aujourd’hui les villages et les clairières sommeillant au dessus de la Broye que survole et caresse son âme libre, je songe aux dernières années de sa vie suspendues à la petite éternité que durait sa halte à Pra Massin et je l’envie.
Jean Prod’hom
Fin mai
Arrivée au sommet de la butte elle s’assit sur une vieille souche de foyard, retira le foulard jaune qui ceignait sa tête et rejeta ses cheveux en arrière, comme elles le font toutes.
Le cabanon n’était plus qu’un tas de cendres froides, les sacs d’ordures jonchaient le sol, l’eau ne coulait plus dans la fontaine. Restait à quelques mètres, indemne, le banc vert sur lequel plus personne ne prendrait place. Le silence était noir, les odeurs froides et humides.
Elle quitta son banc de fortune et s’avança, elle souriait. En bas la butte elle ne s’arrêta pas près des décombres, elle contourna la propriété sans jeter le moindre coup d’oeil aux pièces éparses d’un puzzle en ruines. Elle rejoignit les maigres berges de la rivière qui serpentait parmi les herbes folles, s’engagea sur la sente à peine visible qui longeait la rive gauche. Je la vis sourire deux fois encore, à la vue des iris d’eau et lorsque la brise se leva. Je la perdis de vue ensuite, pas toute cependant puisque j’aperçus longtemps encore après le foulard qu’elle tenait dans la main droite et avec lequel elle traçait de mystérieux caractères au travers de l’or-de-blé de la prairie et le vert-de-gris de la rivière. Si vous l’aviez vu sourire.
Jean Prod’hom
Sortie d’école
A l’instant où Corentin disparaît dans le bois pour rejoindre Pra Massin, les élèves du Riau lancent des cris à la ribambelle, ils courent en bas la côte les bras écartés, emmêlant cris et rires, poussant le trop-plein en avant d’eux. Ils hochent la tête, sourient à gauche nez à droite, sarabande de tignasses en bataille, écartent de la main les soucis encore maigres qui papillonnent dans leur dos et foulent aux pieds les jeunes pousses de la raison – les questions et les réponses c’est du pareil. Ils savent à peine leurs noms et ne répondent qu’à l’appel de la soupe. Mais la vieille école de pierre veille là-haut, elle occupe dans le coeur des enfants chaque nuit davantage la place la lune.
Et un jour tu t’arrêtes, tu as dix douze ans. Tu reviens sur tes pas pour ramasser le sac à dos oublié au pied du tilleul et tu repars un peu voûté. Les courses c’est fini, tu clopines et t’ouvres aux pensées, aux arrière-pensées, celles qui ont la vie dure, rivalités, avancements, paquets de glorioles, pépins et fugue d’embrouilles. Le temps passe, t’as bientôt la cinquantaine et tu n’as rien vu passer.
A quelle aventure as-tu renoncé lorsque tu es venu récupérer ton sac à dos au pied du tilleul et pourquoi t’es-tu éloigné de Corentin? Tu es parti en ville où tu as élaboré des plans, distingué l’utile et l’inutile, conçu des problèmes, bricolé des solutions. Mais tu le dis, le jeu sans fin des questions et des réponses a forclos ton existence dans un filet d’insatisfactions aux mailles toujours plus serrées. Le compte à rebours a commencé et tu te dis que si tu veux, un jour encore, faire corps avec la terre comme tu l’as fait ici enfant, il convient de te désencombrer sérieusement.
Souviens-toi, la vieille nous l’avait dit, la mort n’est pas triste, elle est la seule issue qui puisse nous conduire à nous réconcilier avec la terre et l’immédiat. Et c’est l’insouciance de l’enfant, et le souvenir de Corentin qui nous indiquent aujourd’hui la voie à suivre. Consentir et dire oui avant d’y être contraint, ne pas nous plaindre des peines endurées, oui à ce qu’il a fallu perdre pour retrouver un instant peut-être ce qui ne peut s’accomplir qu’à la fin, ne pas regretter le détour sans lequel on serait demeuré dans la nuit aveugle, la nuit des bêtes en sursis, celle des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Nous restera-t-il assez de temps, assez de temps et de courage pour consentir à l’insoutenable légèreté de l’être?
Jean Prod’hom
L’air libre
Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question
qu’il n’a pas voulu se poser.
Jean-Louis Kuffer
On a tous au moins un frère ou une soeur du même jour. C’est sur eux que le destin répartit équitablement l’héritage des deux parts qui nous constituent. Quant à l’enfant unique, pour son bonheur ou son malheur c’est selon, il invente le frère ou la soeur qui lui manque pour se décharger à raison de moitié d’un leg qui ne trouvera sa vérité qu’à la fin, lorsque l’énigme grossie d’un pas sera reconduite dans la génération qui suit ou que plus personne ne sera là.
Mais l’affaire n’emprunte pas en toutes occasions les mêmes routes, on simplifie parfois la donne avec le risque que les rejetons boitent. Les histoires locales et les vies minuscules l’enseignent: le poisson est souvent noyé si bien que la chatte est incapable de retrouver ses petits. C’est ce qui advint aux Sérusier de Pra Massin.
Corentin, troisième d’une fratrie de quatre, fut oublié des circonstances à cause d’une santé précaire qui le fit passer pour mort d’abord, convalescent ensuite jusqu’à ce qu’il parlât et qu’on dût admettre qu’il était bien malgré tout un Sérusier – ce qui ne changea rien, ni à son sort ni à la place que celui-ci lui avait octroyée.
Aucune part ne revint en effet à Corentin, il ne s’en plaignit pas et continua à mettre bout à bout et côte à côte les morceaux de la réalité qu’il rencontrait sans jamais qu’aucun d’eux ne prenne le pas sur les autres. C’est son frère jumeau aidé par deux soeurs tout à son service qui fut désigné par les circonstances pour assurer l’avenir imaginaire de tous.
Malgré la donne initiale qui avait adouci l’énigme en la fixant quatre fois pour un quart à des corps bien circonscrits, l’héritage était lourd, si lourd que le frère de Corentin se retrouva seul bâté de trop. Ses soeurs sans avis sur la question se réjouissaient benoîtement du monde dont elles se croyaient chargées d’assurer la pérennité autant qu’elles seraient là. Quant à Corentin, désoeuvré, il ne demandait rien, il allait par monts et par vaux sans se soucier de quiconque sinon de ceux qu’il croisait lors de ses interminables randonnées.
Comment alléger son fardeau? Le frère de Corentin n’eut pas le choix, héritier sans qu’il le voulût il dut accepter son destin en lui subordonnant celui des siens, le destin de ceux qui n’en ont pas. Il promit de raconter leur vie.
Il mourut avant d’avoir accompli sa promesse. Aujourd’hui Corentin arpente les jolies collines de l’autre côté de Pra Massin, nourri par les hospices, il n’a jamais rien su de la promesse de son aîné qui se sera posé une question que lui-même jamais ne s’est posée. Comment l’aurait-il pu sachant qu’il était lui-même cette question?
Il n’y a plus de Sérusier à Pra Massin, mais certains s’en souviennent, ils se souviennent de Corentin sur la route du refuge qui parlait à voix basse, des jolis sapins qui souriaient à son passage lorsque la neige tombait ou rejoignait le ciel en virevoltant. Parce que les Sérusier, c’est Corentin.
Jean Prod’hom
Ce n’est pas rien
Tirée vers le bas, pressée vers le haut, humilité et ambition, modestie et pénétration, elle toussote. Elle cherche la ligne de faîte où demeurer, elle tâtonne. Elle persévère aujourd’hui avec la folle obstination de celle qui sait que ce à quoi elle tient a disparu un nombre incalculable de fois, C’était en d’autres lieux et ils sont morts. Tout compte fait il convient de poursuivre sur cette ligne de partage qu’elle tire à elle chaque matin lorsque le soleil l’attend sur le seuil pour accompagner ses premiers pas dans la démesure du jour et à laquelle une foi très ancienne l’a convaincue de demeurer fidèle.
- Je ne te lâcherai pas tant que tu me chercheras, dit la montagne.
Jean Prod’hom
Corentin
Lorsqu’il pleuvait on le savait à l’abri, au fond de l’écurie vide à Pierrot, dans l’ombre du réservoir éventré de la Verne, sous l’auvent de l’ancienne école, ou dans l’un ou l’autre de de ces lieux abandonnés dont personne ne tient plus le registre, pas même la vieille de Pra Massin qui avait décidé de terminer la partie qu’elle et ceux de sa parentèle avaient commencée il y a plus de cinq cents ans dans le hameau. « Si je ne le fais pas, qui le fera à ma place? »
Quant à Corentin il avait une douzaine d’années et vivait seul avec sa mère dans l’étroite partie habitable de la ferme communale que les autorités avaient destinée au seul entreposage de ce qui ne sert plus, barrières, pare-neige, piquets et vieux outils mêlés à quelques betteraves desséchées, gros dés immobiles au pied de vieilles balles de foin, galets, galets qu’on aurait dit polis par la mer, galets mêlés à la terre humide.
Comme la poudre de chocolat que la mère de Corentin préparait tôt le matin. Ils s’asseyaient côte à côte, accoudés au panneau de formica vert pâle, ils buvaient à petites gorgées le lait chaud de cet automne-là avant que la mère ne se rende dans la petite ville éloignée d’une trentaine de kilomètres, où plusieurs familles lui avaient confié l’entretien de leurs petites maisons. « Je reviens ce soir. »
Plus rien ne retenait Corentin dedans. Il coiffait comme à l’accoutumée son bonnet de laine à visière et mettait le nez dehors. Pas un regard en direction ni ciel ni des nuages, pas une hésitation non plus. Il allait coûte que coûte en direction du bois, à l’orée duquel il s’engageait sur le chemin des Censières, après la patte d’oie.
Corentin se promenait avec des écouteurs sur les oreilles, il n’écoutait rien en particulier, ou plutôt il écoutait tous les programmes que la radio nationale émettait. C’était tout ce qu’on avait trouvé pour que Corentin ne se perde plus dans les bois et qu’on ne soit plus obligé, comme autrefois, d’organiser des battues pour le ramener avant la fin de la journée à la Léchère.
De toutes façons on s’inquiétait moins, tant sa taille et sa connaissance du pays l’autorisaient à passer une nuit dehors sans qu’on s’en inquiétât: Corentin avait grandi et il reviendrait bien.
Qu’au début de ce siècle une telle vie soit possible, c’est cela qui étonne. Qu’on rencontre encore aujourd’hui de telles poches d’insubordination c’est, avant qu’on ne les vide, ce que je veux comprendre, ce que je veux raconter.
Jean Prod’hom
Clairière
La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.
... pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.
Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable
Jean Prod’hom
Dimanche 3 mai 2009
Elle s'arc-boutait contre la nuit, contre le jour, contre nous et un peu contre elle. Au moment même où la journée penchait vers la fin, elle restait et tentait de retenir ce qui va, elle criait et hurlait de ne pouvoir arrêter l'échu, moins aujourd'hui. Comme chacun de nous elle patiente, de son lieu, avec ses pensées, des pensées qui ont un air de famille avec celles de tout un chacun.
Mais elle vit à plein ce que d'autres ont vécu ou vivent à demi, j'en suis. J'entends et ne vois d'autres alternatives que celle d'être à deux pas d'elle, vivant.
Parce qu'il s'agit bien de cela, pour elle comme pour nous, chaque jour s'incline vers l'occident en tournant autour d'un invisible axe, disparaît pour réapparaître lavé aux grandes eaux de la nuit. Nous devons être au rendez-vous. Malheur à celui qui passe son tour.
Il aura fallu des années et la naissance d'êtres neufs pour que je prenne la mesure de ce qui trouve son origine tout au long des deux lignées dont je suis le produit et qui me guette. Je pressentais que j'aurais rendez-vous tôt ou tard avec cet arriéré – déni sans raison, refoulé familial –, mais j'aurais préféré avoir eu à traiter avec lui en d'autres circonstances, il y a longtemps déjà.
Jean Prod’hom
Dimanche 15 mars 2009
J'aurais voulu être mortelle, plus souvent mortelle, me confie la vieille femme sur le banc devant sa maison, mais je n'y parviens que rarement. Trop souvent je crains d'être jetée par dessus bord. Je m'accroche alors au peu qui me lie à ce que j'ai été, espérant par là être encore un instant. Je passe en revue le cortège des petites douleurs, des stigmates et des insomnies qu'accompagnent les souvenirs et quelques rêves. Epuisée par la férocité des premières et par le vacarme des seconds, je songe alors à mes enfants qui ferment la marche. Le cortège qui s'éloigne, me lave comme une averse. J'aperçois l'herbe fauchée sur le talus, le coquelicot miraculeusement épargné, le feu âcre des brindilles. Le chat s'assied à mes côtés, je l'entends ronronner et meurs un instant.
Jean Prod’hom
Le printemps 1
Après une nuit sans sommeil au cours de laquelle, à trois reprises, la mère avait longuement caressé le corps douleur de sa fille pour le désenkyloser et le ramener sur les rives du supportable, il crut deviner, lorsqu'il sortit à l'air libre, devant ou derrière la montagne blanche prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, un pays aux allures sombres. Il était son hôte – là ou là-bas, avec les siens tout proches – et s'en désola.
Il désherba la plate-bande une bonne partie de la matinée et fendit du bois pour réchauffer, quelques matins encore, les coeurs impatients des beaux jours. Au pied de la baie vitrée de la véranda, le premier crocus qu'il avait libéré du roncier ouvrait un oeil immense. Il sentait la terre meuble respirer sous ses pieds, la neige fondait et dessinait avec l'herbe qu'elle découvrait les lettres de nombreuses promesses.
L'homme se tourna vers l'orient. Et la montagne prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, mi-fauve mi-sauterelle, il la vit s'éloigner sans un regard pour lui. Il se sentit chassé du monde et ébahi par sa beauté, planté là, et là devant lui, sous ses yeux, au plus haut de son évidence, le jour qui n'avait jamais manqué de rien et qui continuera sans lui. Il demeura immobile un instant encore à la lisière du monde, puis se mêla à nouveau aux senteurs du printemps et au murmure de l'eau de la fontaine.
Jean Prod’hom
Le printemps 2
Alors qu'elle taillait les rosiers de son jardin, la vieille femme qu'il alla voir lui confia après qu'il eut tenté en vain de lui raconter sa nuit et sa matinée:
– Sache que le pire a toujours déjà eu lieu et que le déni de cette vérité est pire que le pire. Tu le sais depuis longtemps déjà, ajouta-t-elle. Souviens-toi de cette nuit que tu m'as racontée et au cours de laquelle, assis face à cette table de douanier, tu as songé mettre fin à tes jours? Ce dont tu essaies de me parler a déjà eu lieu cette nuit-là. C'est le déni, reprit-elle après un long silence, c'est le déni qui fait de la réalité du mal et de la souffrance le mal des maux.
L'homme quitta la vieille dame. Il crut comprendre alors que ni lui ni les autres ne parviendraient jamais à leurs fins. Il se mit à regretter Dieu. Un instant seulement, parce qu'il eut la certitude que Dieu n'avait pu aller au bout de son projet, qu'il avait réglé incomplètement la question du mal et de la souffrance. Et que devenue trop embarrassante, il l'avait abandonnée aux hommes en leur livrant son fils.
Pourrai-je dès lors supporter ce que Dieu m'a laissé? Me sera-t-il possible de me soustraire à cet héritage?
Jean Prod’hom
Dimanche 29 février 2009
Sur le chemin du retour, l'homme songea qu'il lui faudrait désormais ménager une demeure à la souffrance qui habite le monde et qu'on lui avait appris à maintenir à l'écart, les yeux fermés. Il décida de lui offrir cette demeure et de lui octroyer chaque jour, chaque semaine, chaque minute qui lui restait à vivre la place qu'elle exigeait, et il conçut le projet de tenir sa promesse.
Il eut à cet instant le sentiment de revivre seul ce que tant d'autres avant lui avaient vécu en groupe, qu'il allait répéter un geste qui avait déjà eu lieu mille fois et qu'il avait exécuté lui-même tout au long de sa vie, mais à son insu.
Sur le chemin qui le ramenait vers les siens, il lui sembla comprendre en outre ce que les hommes complotaient lorsqu'ils se réunissaient dans les rituels étranges, variés, colorés dont on lui avait parlé ou auxquels il avait assisté: ils éloignent, pensa-t-il, – un peu mais pas trop – la souffrance qui nous échoit de par notre condition de mortel, lui ménagent la place dans laquelle ils voudraient tant qu'elle se niche et se taise, une fois pour tout. Le projet de l'éradication totale du mal et de la souffrance qui constitue le coeur de la pensée de l'homme – quand bien même serait-il le seul possible – est cependant un projet vain. Il se souvint d'avoir lu, distraitement, quelques pages de Kierkegaard à ce propos.
Il parvint au chemin qui montait en pente douce jusqu'à la propriété, il aperçut un pic-épeiche rouge sang s'enfuir à la verticale au faîte du chêne, il entendit les poules se réjouir de la terre amollie. Il s'assit sur le banc rouge, regarda la tèche de bois, la vigne, les rosiers et le pommier. Il rentra enfin dans la véranda où il rangea quelques outils. Il s'assit une seconde fois, la tête entre les mains.
Jean Prod’hom
Le printemps 4
L'homme retourna un peu plus tard au jardin, rangea derrière le garage les pelles qui ne serviraient plus jusqu'à l'hiver prochain, tailla le pommier en espalier à côté de la vigne, puis rentra deux brouettes de couéneaux qu'il fendit. Il marcha sur la neige, du hangar à la maison et de la maison au hangar, à plusieurs reprises, ses pas faisaient fondre la neige et accéléraient la venue du printemps.
Lorsqu'il eut refermé la porte de la véranda, il entendit au salon sa petite fille qui jouait au docteur, il remonta dans la chambre, s'approcha du lit sur lequel s'était endormie la mère de ses enfants, s'y assit. Il aperçut sur l'écran des deux fenêtres qui donnaient au sud deux jeunes garçons qui roulaient à bicyclette dans le champ de neige. Malgré les fenêtres fermées, il les entendit rire aux éclats sous le soleil. Il reconnut le rire de son fils
Dans la chambre d'à côté, la fille qui avait tant souffert la veille ne souffrait plus. Le médicament avait chassé l'hôte indésirable qui s'était retiré on ne sait où, comme se retirent les chats dans les recoins des maisons, pelotonnés dans un nid de vieux tissus, les yeux à demi fermés. Elle lisait mot à mot un récit de fantômes. Elle l'ignorait encore mais le saurait bientôt, les fantômes n'habitent pas seulement le livre qu'elle tenait dans les mains, mais chacun des livres qui lui étaient promis et qui l'attendaient dans la bibliothèque.
L'homme s'y rendit sans un bruit. Il s'assit face à cette table qui lui rappelait une autre table, une table sur laquelle il s'était accoudé autrefois, une table de douanier devant laquelle sa vie aurait pu basculer. Il y demeura, la gorge nouée encore par la souffrance de l'enfant.
Le printemps est gros de toutes les saisons.
Jean Prod’hom