A la veille de la conquête

Elles avaient beau secouer leur crinière



Elles avaient beau secouer leur crinière, les mauvaises herbes et les linaigrettes sauvages du jardin du palais n’avaient pas été en mesure de faire plier la volonté des fils des derniers princes, éduqués dans le culte de la réussite. La force impérieuse qui les poussait s’était installée en eux alors qu’ils n’avaient pas encore les yeux secs. Sans l’avoir réellement choisi, leur chemin grimpait vers un autre ciel, il était trop tard pour qu’ils reviennent sur leurs pas. L’estime qu’ils avaient d’eux-mêmes les faisait espérer, prêts à en découdre pour se partager les honneurs d’autrefois. Mais, comme chacun d’eux était par distinction assujetti à lui-même, ils ne formèrent au bout du compte qu’un seul être à têtes multiples. On les entendait hurler de dépit à la nuit tombante, rien à se mettre sous la dent, les greniers étaient vides et personne n’était enclin à les nourrir. Ils cherchaient dans leur sommeil les traces d’un exploit qu’ils auraient pu déterrer, ou au moins raconter. Mais à mesure que la gangrène faisait tomber chacune des parties de l’ensemble, il fallait bien constater que la boue avait la partie facile et qu’elle engloutissait tout autant leurs rêves que ceux que ces présomptueux nous avaient affermés, en échange de l’exploitation d’une parcelle de terre chiche située au fond de l’ancien jardin de l’avoué.
On ne signalait aucune vague depuis quelques mois, et des douze fonctionnaires de la cité responsables du réseau des inclinations et des haines, un seul était désormais nécessaire pour mettre à jour le plan des affects de la communauté. Rien n’était laissé au hasard, on avait placé à l’angle de l’hôtel de ville un récipient de fer blanc dans lequel on déposait les dernières prérogatives, les chiffres de ce qu’on ne retrouvait pas, les impairs. On le vidait chaque soir sans qu’il y eût de cérémonie, le vent d’est faisait voler les noms des disparus et les mélangeait à la poussière qu’on stockait avec les cendres dans de grandes bassines d’étain, pour si jamais.
Cette déréliction avait du bon aux yeux de certains parce qu’elle obligeait, disaient-ils, les survivants à penser jusqu’où une communauté pouvait désespérer. On égalisa, on égalisa, la température se maintint stable. Pourtant, aux grandes marées de printemps, le ciel s’abaissa d’un cran. La mer ne parvint pas à remonter son attirail, ni à descendre jusqu’au grand chenal. Il fallut soudain songer à prendre de nouvelles mesures.

Jean Prod’hom

Arasement



Les événements étaient bien trop rares pour que les notables désignent un fonctionnaire préposé à leur collecte et à l’organisation de leur succession, bien trop rares pour qu’on imagine la poursuite d’une histoire qui se désagrégeait aux abords de la ville, si bien que les employés communaux, à la tombée du jour, n’en faisaient que des petits tas gris qu’on escamotait dans des containers au cours de la nuit.
Des mèches de cheveux jonchaient les devantures des barbiers et les bordels n’avaient plus ouvert leurs portes depuis que les derniers clients avaient trouvé la porte close, mais les échelles demeuraient appuyées aux ruines – il faut dire que les pachons tenaient encore bon.
Conservées au centre de la place les cendres autour desquelles s’était tenu il y a longtemps le dernier conseil des guerriers. On avait placé sous les chenaux rudimentaires de l’hôtel de ville de vieux casques rongés par le vert-de-gris pour récupérer l’eau des averses destinée à nourrir les anciens faits d’arme enterrés dans le jardinet jouxtant le cimetière désaffecté, mais personne n’avait eu le courage de tenir cet engagement. Rien ne poussait plus sur les rebords des fenêtres des petites maisons de la place, ni coton brodé ni clochettes domestiques.
Plus rien à distribuer et aucun ennemi à houspiller. On parlait pourtant, mais la peine ouverte et à voix si basse que les intentions anciennes, encalminées dans les boîtes crâniennes, n’ensemençaient plus que des terre-pleins sur lesquels on marchait avec la crainte de se faire remarquer. Parfois pourtant, un vent de folie soufflait, et l’on assistait craintif au spectacle de l’un d’entre nous traversant les vieilles dalles de la place de l’église sans toucher ni aux joints ni au lézardes. C’était le seul plaisir qu’on s’octroyait, à tour de rôle. Car plus personne ne se rendait plus jusqu’au front de mer pour noyer son désarroi dans le fracas et l’écume des vagues, trop risqué.
On avait renoncé depuis longtemps à devenir l’égal des dieux qui désertèrent un beau matin l’île qu’ils avaient honorées, un peu par ennui. Qui se souvient des aigles et des tigres  ? On fait disparaître aujourd’hui à grands frais les plumes des grands oiseaux voiliers apportées par le vent dont on garnissait autrefois les coiffes de nos enfants. Oubliés les pagnes, oubliés les glaives. Nos ruminations bavent sur les saisons et les colonnes brisées ont perdu de vue leur chapiteau. La descente aux enfers des collectivités est aussi longue que leur éclosion.

Jean Prod’hom

Ce serait ainsi



Dans une aile du palais en ruines, au fond d’un local où se réunissaient autrefois les membres du pouvoir sacerdotal, une douzaine d’hommes masqués s’acharnent sur une femme qu’ils invectivent. Elle ravale ses larmes mais ne se souvient de rien. Elle a les yeux fixés sur un tableau au centre duquel se tient immobile un pendu masqué de noir, maintien stable. Douze hommes au visage glabre rient, ou grimacent, on les dirait en effet inquiets, inquiets que le pendu ne leur fasse soudain faux bond.
On frappe à la porte de chêne massif, deux enfants tendent un papier noirci de signes, l’un des douze hommes lit les ordres, ils se lèvent, soulèvent leurs masques, ce sont des inconnus qui ne dépendent d’aucune administration. Se saisissent chacun d’un balai et s’éloignent sans un regard pour celui dont les larmes se sont mises à couler. On croirait entendre un air de tango. La femme s’approche alors du tableau, retire la corde qui serre le cou de celui dont elle retire le masque. L’homme parle par geste. Ils quittent tous deux le local, longent le palais avant de se retrouver sur le front de mer, ils attendent debout tandis que le bruit de la mer écope le désespoir qui les entoure et dans lequel ils s’enlisent d’abord. On les voit pourtant se détacher des ruines qui les entourent, il n’y a bientôt plus qu’eux qui tanguent.

Jean Prod’hom

Une autre saison du livre



Ils branchaient leur liseuse à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit; partout derrière les baies vitrées ou devant, en haut et en bas, de jolies petites lumières jaunes vertes, rouges, bleues, dessinaient des constellations dans la pénombre du grand loft.
Les lumières diffusaient, rejoignaient du bout des doigts ce qui restait du ciel; la clarté grandissait dans le prolongement équivoque des plafonds de verre, faisait le dos rond pour se nicher dans le creux de la voûte céleste; malmenées lorsqu’elles touchaient le fond, faisant comme une semaison de vers luisants en peine, un drap de lin élimé aux motifs stellaires, tendu à plat au-dessus de ce qui restait de nous.
Et dessus, dessous, les âmes échangeaient par vases communicants leurs sécrétions sépia, elles ondulaient dans le marbre aux mailles liquides de la grande circulation, se chevauchaient; avec des couloirs et des chicanes, des carrefours et des abysses comme un livre sans bord, un livre sans couture, un livre rongé par d’imprévus rendez-vous, c'est-à-dire pas un livre du tout, avec parfois venus de très loin des éclairs, des secousses, des souvenirs; ceux du dehors, ceux des choses, des bêtes, des hommes, des livres d'autrefois.
Quand l’île était encore habitée, c’est-à-dire avant que le ciel ne fût tombé.
Mais à présent il vient de tomber.

Jean Prod’hom

Derniers jours de la bureaucratie



On décidait bien peu de choses au centre du bâtiment de l’administration et de la protection sociale, au rez des mensonges en enfilade, à l’étage un double processus en miroir et, ici et là, quelques impayés punaisés. On discutait certes encore des principales conditions d’octroi des pensions, mais par habitude, parce que de l’argent il n’y en avait plus. Pour la répartition des taxes dans l’aile orientale du palais l’affaire était vite réglée. On exonérait d’emblée les commensaux et ceux de leur lignée qui avaient été de l’équipe fondatrice de la confédération des certitudes et, avec l’accord tacite mais nécessaire des absents auxquels on octroyait le droit de vie ou de mort sur le personnel étranger qui avait pour fonction de couvrir le scandale, on prenait les devants en pressant le solde de se taire et de retourner chez lui.
Les quartiers avaient déjà organisé le réseau des solidarités et quelques bénévoles investis de la générosité sans laquelle quiconque perdrait la face proposèrent les premières formes de jeux de rôles. Quant aux plus cérébraux, ils tentèrent de donner une définition adéquate du mot blasphème après avoir listé les expressions qui relevaient sans aucun doute de son domaine; personne ne goûta à l’usufruit de cette passionnante recherche. On veilla encore quelques années à l’exécution des peines, puis on renonça; on hésita bien une paire d’ans à revenir à ces anciennes fêtes du solstice d’hiver, colorées et efficaces, au cours desquelles on se prêtait dès l’aube à l’examen des viscères d’un bon à rien, foie d’une égarée ou reins d’un vieillard trouvé à la sortie d’un débit de boisson, pour combler le vide et obtenir une paix à bon marché. Les choses allèrent de ce pas avant qu’on ne touchât le fond lorsqu’on oublia que personne ne consultait plus les registres qui faisaient état des propriétés et du service de chacun.
Cette tournure des choses n’est pas moins vraie que nulle part ailleurs, on ne le dit pas assez, mais ce n’est que beaucoup plus tard qu’on sut déminer les chausse-trappes de la double négation et du parenthésage en cascade.

Jean Prod’hom

Le lilas et l'aubépine



Les élus dont le nom était précédé d’une particule avaient pour missions principales de déclencher des bourrasques par la seule force de l’illocutoire et d’agiter au moment voulu les consciences. Les autres s’assuraient du silence des modestes.
Mais trop de chefs nuisent, qu’ils soient à la tête d’une bourgade de cinq cents ou d’une province de cinq mille, et les caciques, vite rongés par le doute et discrédités au moindre impair qu’ils ne manquaient pas de commettre dans l’usage bien établi de la langue de bois, perdaient avec leur tête les grandes orientations de la raison et le contrôle général des intempéries. C’en était fait de la paix du travail et, à terme, de leur particule.
Mis à l’écart on les retrouvait sillonnant les bois, soumis à la tentation puis à l’entretien des maigres cours d’eau de la zone orientale de l’île, la volonté calcinée et l’os fleuri pour user d’une expression locale. On assistait alors dans les villes à la ruine de la domesticité et à l’empiétement des consciences. On déplorait en outre au carrefour des taches d’huile et on signalait des heurts d’amertume sur le périphérique.
On retrouvait plus tard ces anciens élus dans des camps où ils goûtaient à la terreur. On les identifiait à leur matricule brodé sur un serre-tête que certains portaient en sautoir. Là pas le temps de tergiverser ou de chantonner. On avait faufilé à l’envers des tissus qu’ils portaient le jugement sommaire de leur condamnation et on tablait sur l’obstination proverbiale de vieilles incontinentes, sûres de leur bon droit, pour emporter les souvenirs des condamnés qui gouttaient en bon ordre de dessous leur tunique de bure. Elles étaient tenues de se rendre nuitamment derrière les grillages, nues, pour un face à face nocturne dont l’horeur ne s’imagine plus.
En automne, pour que les serpillères et les secrets n’encombrent pas la cour de l’enceinte, on les jetait avec les différends et des brassées de litiges dans des bartasses auxquelles un aveugle tiré au hasard boutait le feu. Que de cendres! que de noirceurs! Mais de jeunes arbrisseaux y plongeaient leurs racines et, avec l’arrivée de juin, des senteurs supérieures flairaient le renouvellement, faisaient le mur fuyant à tout vent dans la direction de l‘échappée belle.

Jean Prod’hom

Vanités de la soldatesque



Il en va des incorporations comme de la grâce, armées de rang ou cohortes d’anges c’est tout un. Dès l’aube les conscrits enfilaient leur tunique aux reflets turquoise en jurant qu’on ne les y reprendrait plus, serraient en vain la poudre d’escampette qui traînait au fond de leurs poches. L’appellation de leurs missions vives et sommaires restait sous les verrous, bel exemple qui tranche avec les anciennes manières. Et tandis qu’ils attendaient que se présente un coup d’état ou une succession de coups fourrés, ou un défunt laissé en carafe, les froides et difficiles conditions qui agitaient le monde d’en-dessous obligeaient les conscrits à ne plus distinguer sarments et serments qu’ils jetaient au feu.
Les plus habiles, bien sûr, demeuraient à l’abri, dans le voisinage de l’honorable, derrière le réseau dense d’une famille de questions et le labyrinthe de leur filiation. Et on sauva ainsi, c’est vrai, quelques hommes et les traditions administratives de la philosophie naturelle, mais en réalité le procédé était sans effet, on ne stoppa pas l’alternance de la vie à de la mort vers laquelle les insulaires allaient au pas de sénateur. Les petits tas d’énergie primitive qu’ils apercevaient sur le chemin les obligeaient à baisser les paupières et on pouvait lire alors le dessin des regrets que les larmes n’effaceraient pas.

Jean Prod’hom

Membra disjuncta



C’est en gorillant un aveugle essartant l’ombre pour gagner un peu de lumière que le poète, bras tendus vers le ciel, devint la proie de la vermine cachée dans les plis de ses pensées. On se gaussa de sa maigreur et de ses épaules nues et on l’abreuva de vin mauvais. Il écrivit alors ce vaudeville en vers, dont il ne reste que quelques éléments dispersés, rimes mièvres et rimes viles embrassées, que l’aveugle transcrivit en braille à même les murs de soutainement de la ville du premier royaume.
Il y était question du commerce de la misère, du luxe et de la brouille, du quiproquo sans fin qui anima leurs relations, de leurs possessions, de leurs ambitions. Il y était question aussi d’un bois à l’orée duquel des chiens sauvages surveillaient une vis d’Archimède au pied de laquelle poussaient des populages. Les préposés bénéficiaient de quelques avantages mais ne faisaient pas dans la gaudriole, peu de diversité à la sortie et sans portance ma foi, les petites perceptions rejoignaient de quart de tour en quart de tour l’exécré, puis les eaux usées. Le reste je l’ai oublié.

Jean Prod’hom

Dos rond



Tandis que les femmes sarclaient de maigres laitues et les ombres chétives de salsifis, les hommes versaient une larme sur les plantages autrefois fertiles des planches de la fin. A dix heures on mâchait une nourriture rudimentaire, noix maigres trempées dans un sirop d’aubergine et on échangeait quelques vaines paroles pour faire taire les peines. Les sieurs les plus affamés marchaient sur les mains pour quelques sous, collectés et consacrés aux efforts de guerre et à la restauration des cultes. Une telle exigence paritaire comblait la conscience indolente des insulaires. Ruinées les petites échoppes du centre-ville nées du commerce de la pauvreté, seuls les porteurs d’eau capitalisaient certains avantages en échangeant huiles essentielles et tranches de foie rances contre générateurs d’autorité et secrets d’embryons. On perdit de vue l’endroit et on se consacra tout entier à l’envers.

Jean Prod’hom

Séparatif



La question des eaux usées eut le double effet de jeter le discrédit sur l’hygiène du grand nombre et d’instiller le doute sur les écoulements vétustes qui avaient conduit le coeur du petit palais et la cour des grands à l’inondation. On nota avec dégoût le retour massif des cris et des peines sur les chemins sans drainage. Il eût fallu de l’à propos et quelque directive, et qu’on s’y arrêtât, mais trop de raison nuit. Chacun surveillait son voisin, disparues les petites intentions enterrées à l’intérieur de soi, les ordures déversées dans le clos du voisin et la haine crasse dès le lever du soleil. On décida donc de couper dans le vif, mais il s’avéra inutile d’utiliser la force ou la main de son voisin pour laver l’honneur, balayer les contestations et soigner les apparences. On sous-traita l’entreprise. C’est en face du temple que quelques scrivaillons se fendirent d’une méthode au goût douteux pour garantir la place de chacun. Ils conçurent le premier algorithme qui permit de séparer la grâce du cambouis. Au grand nombre la variole et la rage, les coups de soleil et les panaris. Aux bien nés le bon goût et l’insouciance, la chaise longue et les lieux d’aisance. On escamota les échafaudages de ce procédé littéraire, personne ne dit rien. Cette méthode prit plus tard le nom pompeux de dichotomie.

Jean Prod’hom

La mort en ce jardin



Adossé à un muret de pierres sèches, le soldat au gilet vert songe aux façades du front de mer, aux mots salés de la femme au fardeau, il se souvient des volailles qui couvaient dans les dunes, la volonté sèche des enfants ne désarmait pas. A midi, pour peu qu’une bonne âme eût recueilli un peu d’ombre, les pâles fleurs des dunes baissaient les yeux; c’est seulement plus tard, à l’annonce de la nuit, qu’elles relevaient la tête pour une courte conversation. Saviez-vous qu’une seule courroie suffisait à faire tenir le tout ?
Ce soir le soldat désespère de l’ordre fébrile. Plus d’éclairage aux carrefours, c’est le même défi lugubre pour tous. Tandis que la langue du volcan frôle sa nuque, il s’agenouille, récite quelques strophes du grand poème de la cohésion avant de rejoindre la tête d’un cortège immobile, le regard tourné vers d’autres rivages.
Trop tard. On n’entend plus les cris des enfants derrière les dunes, on ne compte plus les fondrières, à peine quelques reflets dans le miroir de l’océan qui s’éloigne.

Jean Prod’hom

Elan brisé



Une fève
en un point de l’étendue
une fève multipliée dix fois
cent fois mille fois
une fève jetée loin de la tribu
une fève oubliée

le silence d’Oswald Sprenger
à ce sujet
en dit long
qui a glissé
derrière le décor
le fait incontesté

Oswald n’a pas hésité à se taire
ne rien dire
de cette route si singulière
qui a conduit
l’île
de la grandeur à la décadence
il a chanté
dans de longs poèmes restés secrets
les fruits du sorbier et ceux de l’églantier
les pensées raffinées et les regards pétrifiés

qui jettera les gants
hors les poches de l’amertume
pour dire un peu de vérité
pas tant que ça
un peu
un peu seulement
le tarissement des sourires
la rupture de la ligne d’horizon

les prodiges de la pensée
un instant
ont éloigné
la douleur
les doutes
mais la sève
d’un peuple épuisé
couvert de fleurs
qu’on sèche à la veillée
sèche et s’épuise
en peu de temps

Jean Prod’hom

Purification



Un affamé
à l’étoffe de plongeur
fouillait les fontaines
remontait les causes perdues
pour quelques sous
petite fortune
habits bon marché
quignon de pain

les forces de l'ordre l'accostent
la violence des coups lui ouvre
la mort dans le jardin
coeur scellé
avec quelques souvenirs
à côté du rucher

répartie de l'un des pandores
le plus poète des deux

à chacun sa charge précaire

Jean Prod’hom


Marabouts



Une quinte floche de magiciens désoeuvrés conçurent l’épouvante, la firent courir un matin de novembre de main en main : quelques jours suffirent pour faire d’une coque de noix un puits sans fond. C’est qu’on n’y voyait rien dans l’éprouvette, le soleil brûlait plus que de raison et les nuits raccourcissaient. Quelques illuminés sonnèrent l’alarme, rien n’y fit, les volontés s’écroulèrent, les insulaires se mirent à barboter dans les eaux troubles de la démence tandis que l’envie aveugle rongeait les dunes. Le roi enragea lorsqu’il vit ses fidèles lieutenants noyer leur peur dans le vin du désert, ils finirent comme il se doit à l’extrémité d’une corde, de l’eau morte dans les poches, aucun acolyte pour les sortir de là. N’y allez pas, une odeur de pourriture fleure derrière les roseaux et gagne à sa cause, jour après jour, l’iode de l’océan.
Les insulaires fêtèrent aigre la fin de l’épisode. Mains sur les genoux, instruments à terre, les musiciens tiraient de leurs arrière-pensées et du claquement de leurs doigts des hymnes nauséeux, rugissements de gorges, gongs fêlés, renvois acides. Les jours suivants, on évita soigneusement de faire la lumière sur les agissements des responsables si bien que l’épouvante ne quitta pas l’île et asphyxia les jeunes pousses de l’altérité. Les épines-vinettes envahirent la côte est, mêlées aux cirses, aux orties et à de minuscules désespoirs à fleurs lilas qui marcottaient les talus. Le vent d’est inondait la côte ouest de vapeurs saumâtres. Impossible de prendre une autre direction, de se lever même, car l’histoire s’affaisse lorsque les mots d’amour sont réduits à presque rien et qu’on arrose le jardin noir des magiciens.

Jean Prod’hom

Eaux mortes



Malgré la pression
les incessantes demandes
on ne termina aucun des aqueducs
prévus dans le plan directeur

on invoqua de secrètes divergences
la faible ingéniosité des ouvriers
juchés sur des draisines
d’un autre temps

on aménagea deux ou trois bisses
conduisant l’eau souillée des marais
dans des creux de pierres et de ciment
périodiquement curetés
situés en périphérie de la capitale
on y remplissait des jarres vendues en ville
d’eaux saumâtres
lessives sommaires

malgré de courageux essais
l’intelligence reculait
dans les sous-sols de la ville
l’équilibre était rompu

on se fourvoya
en avançant l’insuffisance des moyens
l’ambitions et les fins
on brisa tous les récipients en terre cuite

quelques désespérés
envoyèrent des émissaires
par-delà l’océan
comme toujours certains attendent leur retour

d’autres guettent les pierres utiles
à la réfection des chaussées
qu’ils emprunteront lorsqu’ils estimeront
qu’il est enfin temps de partir

Jean Prod’hom

Déplacement de populations



Les discussions
touchaient à l’occupation
de la vallée centrale
immense cuvette dont on ne voyait pas le fond
on voulut combler cette lacune
en déversant les bris de terre cuite
les morceaux de verre pilé
collectés dans l’île
on appela ce chantier
le chantier du siècle
ouvrage sec qui ne repoussa
ni les larmes ni la soif

malgré l’humidité
venue du large
les faibles variations
du meilleur comme du pire
on craignit que l’eau potable
prenne ses distances définitivement
on craignit une fois encore
la disparition de la lagune
on but la contradiction
jusqu’à la lie en subissant
les inconvénients de la sécheresse
les inconvénients des inondations

autrefois
la centrale suffisait largement
on répondait aux pannes
du tac au tac
on n’eut d’autre solution
cette fois
que d’alléger
la dimension des communautés
chefs capturés filles évacuées
lugubre souvenir que celui
des chants d’errance
hommes chargés de sel
réduits à l’aggravation de leur état
arbres renommés
rochers fendus au pied desquels
les sources savantes
avaient perdu jusqu’à l’idée même de pente

au fond de l’oeil des habitants de l’île
s’accumulait la haine des saisons

Jean Prod’hom

Rétrocession



A deux pas
des galeries à claire-voie
des administrations
autrefois prospères
trois préposés au livre
vendaient leurs allures

ils montaient et descendaient
les allées de la bibliothèque
jusqu’à l’épuisement
se livraient
à de farouches discussions
sur le passé et l’avenir du livre

le soir ils désespéraient
plus aucun animal de trait
pour transporter
les vieux livres
du magasin à la salle de lecture

les trois employés
rejoignaient alors
les préposés aux amendes
sur les rives du fleuve
aucun d’eux ne se plaignait
ni des fraudes
ni de leur maigre salaire

ils écoutaient accroupis
les dires de l’eau
le secret des impassibles contrées
l’éclat des disputes qui rôdent
les cris lointains de la foule
ils regardaient aussi
la ronde des fourmis
au pied de la haute tour
oh ça
ils ne s’en privaient pas

oubliés un instant
la litanie des regrets
l’abondance
les jours meilleurs
qui auraient dû converger un jour
sur les rives de l’île

de ce fleuve et de ce petit cercle de poètes
n’attendez pas d’autres précisions
ni le chiffre de sa destination
ni le moment de leurs désillusions

Jean Prod’hom

Indigence



Vies écorchées
sans le cramoisi de la cochenille
et l’indigo de la guède

on se priva
des oléagineux
des galettes-vapeur
de la venaison et des chiens gras

les coeurs durcirent
aussi durs et froids
que le coeur de l’obsidienne
on brûla les plateaux en bois
la marqueterie avec
les poutres des anciennes charpentes

boues bues jusqu’à la lie
corps d’emplâtres errant sur la grève
l’écorce obstruait les pharynx
plus de friandises ni pipes d’écume
torches jetées dans les cendres

la mémoire vomissait sa bile
la vie gouttait aigre dans la nuit
dans le jour
un entassement inouï d’excréments
et de canots de peaux éventrés

non loin de là
le rire de la misère tournée vers le large
appelait l’assaillant

Jean Prod’hom

Jours de fête



Les esclaves
servaient à leurs maîtres
des quartiers de viande
gros comme deux fois ton visage

ils traînaient leurs chaînes
sur le sable chaud
y traçaient des signes refermés sur eux-mêmes
images abrégées de l’interminable

pas de résignation sur leur visage de cire
des fibres d’aloes roui sur le torse
une corde de peau
autour du cou

les brutes épaisses dérobaient au retour
des épis de maïs
qu’ils rongeaient la nuit
yeux grand ouverts
dans l’obscurité d’un ancien boîton

c’est tout

Jean Prod’hom

Consolations



Ecoute
le cri de l'archer
lorsque la flèche est sur le point d'atteindre son but
écoute sa détresse
car ce qu’il y a là-bas entre saules et aulnes
n'appartient à personne
pas plus que les étoiles
lorsque la seconde flèche disparaît dans la nuit

les vers des poètes
venus sur le tard
ont rongé les racines du petit matin
si bien que la lune ne se confie plus aux marécages
pas plus que l’eau aux sourciers
ils ont abandonné la partie
mangent désormais des cactus
et chantent sur la cime
le refrain des consolations

va ton chemin sans plus t’inquiéter
la route est droite et tu n’as qu’à monter
portant d’ailleurs le seul trésor qui vaille
et l’arme unique au cas d’une bataille
la pauvreté d’esprit

Jean Prod’hom

Bouvetages



Des plumes sur l’eau
impossible de s’en aller
image profane au pouvoir accru
à la lisière du bois
le chant d’un oiseau

dans une cage les dépouilles d’un tigre
capturé puis oublié
des sonnailles pendent
aux poutres du cabanon
ce sont les restes d’un décor grandiose

les bienfaits se déployaient en nombre
les outils d’artisans adroits
ciselaient les pièces uniques
que des doigts délicats ajustaient
sur la nuque des fortes têtes

on venait de toutes les îles
pour goûter aux herbes de confidence
et malgré la confusion de leur approche
on aimait la naïveté des peuples de l’ouest
qui ne rataient pas une occasion
de faire main basse sur nos secrets

tel était le cadre des représentations
il aurait suffi d’une autre mise en scène
mais c’eût été celle de la suffisance

c’est aussi et à son insu
le tableau général de l’imaginaire
d’un provincial terrassé
par les dimensions de son entreprise
les quelques jalons
d’une aventure improbable

Jean Prod’hom

Hospices généraux



Dans la plaine
nue
ni érable
ni verne
melons cultivés en vain

dans la plaine nue pelée par les vents
dans la plaine nue rongée par le sel
on planta
des abricotiers

bien au-delà des dunes
on aménagea
des mines désaffectées
soustraites au regard
au fond desquelles
l’ombre retrouva sa vigueur

on ajouta sur le perron
des devantures de soie
et des grappes de monardes

il suffisait d’une retraite là
disait-on
d’une robe de bure
au charme désuet
de quelques sous
pour soigner ses reins
son mal à l’âme
ses tics adultères

les notables retrouvaient le goût du luxe
les anciens la paix
les déprimés une solide stupeur
les financiers leurs dettes

et tandis que dedans
on chantait grave
on apercevait certains soirs
le culs de deux jars s’éloigner
de l’auge vernie

au-dessus tournoyait un geais
prêt à payer son tribut
pour quitter ce quart du soir
aux faux rouages
et aux étais de fortune

plus de doute ici
on aura beau affiner
ajouter des outres au jour
endosser un tricot d’immortalité
il ne faudra compter
sur aucune aide
sinon peut-être
sur celle de ce char abandonné
de hauts épis luisants avec

Jean Prod’hom

Jeux



L’intendant prépare
dans l’arrière-boutique
des couronnes de laurier
qu’il glisse dans une corbeille
salix viminalis
il dresse au fond d’une niche
les javelines
dont les pointes sèches
sont fichées
au coeur de lourdes pastèques

derrière les parois des huttes
et les ourlets de la gêne
des métèques frictionnent
le dos des combattants
héros encensés puis niés
plus tard occis
ils se mirent dans de larges bracelets d’or
on chante c’est un mélange de liesse
de labours et de musc

jours de fête
étranglés par la pince
des princes et du temps
vil hochet
placé entre les mains
d’hommes peu scrupuleux
il n’y eut pas de répit pour les condamnés
je hèle, ils déraillent et tu brodes
avant que les mailles ne s’emmêlent
et rendent l’insurrection impossible

on servait à la cantine
de la gnôle et du lait
on avait viré l’honneur
qui se vautrait au fond de niches empaillées
fallait pas se fier au nombre de box
les juments et les pouliches
depuis longtemps déjà
avaient abandonné la partie

assis et seul
près de la haie
l’enfant de l’un des colosses
pleure
il voit les larmes de son père
goutter sur l’arène

Jean Prod’hom

Plus jamais ça



Dans un récipient d’épines
deux vautours tisonnent
un feu d’idées faisandées qu’ils jettent
dans le coeur des poètes
mélangées à de la pénitence
avec du sacrifice
tandis qu’au confluent des ruisseaux
et des eaux usées
aux yeux laids
des poissons anémiques
répondent
ceux de la belle inconnue

le nombre harassé
a la corde au cou
exit les clés du rêve
de la dernière combattante de l’été
nous saurons bientôt
les éclairs litigieux
aperçus au fond des apories
de l’austérité née là
de la combinaison de six dés ivres et noirs

vivre avec eux soit
mais plus jamais
à l’ombre
des divinités vertueuses
loin de la vaillance des orties
et des lampes au rais douteux

c’est c’est là c’est là
ramez c’est par là

Jean Prod’hom

Migration des hirondelles



Pendant plusieurs décennies
les sages tentèrent en vain
de fixer de l’intérieur
les traits des diverses catégories
ils débouchèrent
malgré les précautions
sur les enfers du car et du mais

les savants déchus
grandes gueules
aux crocs émoussés
affalés au creux du chemin
qui serpentait alors
dans l’axe de la contrainte
se nourrirent des dépouilles des damnés
et des restes de la jeunesse
qui courbait l'échine
devant les héros
et leurs impérieuses manies
malheur aux guerriers mous
qui se contemplent
dans le tain déformant de la nuit

fatiguées des maigres rondeurs
sur lesquelles
les flots avaient baissé les yeux
les hirondelles
au corselet blanc
cotte haut-plissée
s’enfuirent dos au vent

Jean Prod’hom

Giratoire



Au centre du premier cercle
clos humide envahi par les ronces
se dresse une pile colossale
entourée de vénération
de pierres précieuses
de gazon
de bijoux

confusion légère
autour du ciment prompt
accès interdit à la serpe

voici le second cercle
celui de l’à-peu-près
y serpentent jusqu’au canal
une nuée de laissés-pour-compte
qui suivent le tracé de la piété
fortifiée
par l’usage des armes

au recto le religieux
au verso les terreurs
hérissées de tessons de verre

voyez à la fin le préposé
qui éponge
le trop plein
de catégories
qui s’écoulent
dans le troisième cercle

au-delà
bien accrochées
à nos basques
les régions de l’au-delà

Jean Prod’hom

Application des couleurs



L’axe est-ouest de l’île
se composait
de quatre sections
puis cinq à cause des pluies
limitée chacune par un ruisselet
et une pile de grès
une tête peinte
sur chacune de ses faces
bleue
d’un bleu très ancien
couleur de l’océan

au large de la dernière section
les habitants de l’île
avaient établi
une huitrerie
à la charpente flottante
peinture rouge
dans laquelle l’eau crénelée
des marées
allait et venait

on craignait que cet endroit
au coeur des tropiques
hissé jusqu’au très haut
ne résiste pas à la lourde charge
des matériaux
choisis pour durer mille ans

les papillons
disait-on pour rire
avaient l’affaire bien en main
mais on devinait mal
comment ils allaient s’y prendre
on ignorait surtout
qui les avait peints
avec tant de couleurs

Jean Prod’hom

Superstitions



Boire d’un trait
les bols de feu

éviter
les naissances par le siège

sous le lit
glisser l’oeuf
et puis le duvet du canard

tout laisser
mais se donner
l’occasion de revenir

au diable les vieux
va pour la guerre

orner les origines
de plumes
au-dessous et autour

confondre les genres

user de figures flottantes
pour obtenir des volumes
au centre de gravité incertain

traduire les ensembles
par double signes
et broderies fines

et recommencer

Jean Prod’hom

Fin des travaux



On réalisa par la suite
quelques aménagements
des pierres
amenées à l’aide de cordes
reliées par un trait au ciel

des escaliers
descendant d’une plate forme
mais n’y montant pas

le dessin sur le sable
d’un carnage
quatre corps
deux héros soumis
qui se dressent
deux enfant révoltés
qui s’effondrent

on adossa la chronologie
aux nuages
qu’on relia au sommet du toit

on fixa sur l’horizon
quelques amers
des bateaux en feu
des flammes et des souvenirs

plus haut
on peignit en bleu
le vol des hirondelles

Jean Prod’hom

Les hommes et les dieux



Les aspirations des hommes
sont au diapason de celles des dieux


les dignitaires confièrent à des logiciens le soin
de déduire de ce principe l’ensemble des théorèmes
d'en calculer la puissance
d'en forclore les contradictions
d’en garantir la complétude

on confia à un groupe d'aventuriers
la tâche d’inventorier les aspirations des dieux
et d’habiles architectes conçurent le dispositif
qui devait permettre l’accès au ciel

malgré les tribulations des maîtres d’oeuvre
les travaux furent poursuivis
on y associa les populations voisines
plus ou moins volontairement
elles amenèrent les matériaux
se chargèrent du transport de la chaux
de la taille des pierres
on prit des sanctions contre les récalcitrants

on avait le sentiment que c'était la même chose
mais on espérait pourtant qu'il allait en être autrement
cette fois
on a beau dire mais les saisons reviennent

c'est ainsi que s'élevèrent trois rampes d'escaliers tressées
pierres de granite aux joints de sable mélangé à de la chaux
ces trois rampes devaient compter chacune un total de 269 marches
égal au nombre de jours de paix de l'année
moins les 9 jours maudits du bout de l'an
c'est-à-dire qu'ensemble la triple rampe avait 807 marches

l'oeuvre fut inaugurée au printemps de la troisième année
dura un printemps avant de s'effondrer

elle dure pourtant encore dans l'esprit des rêveurs
ils montent la nuit sur la plate-forme
d'où ils planifient la construction
d'une nouvelle triple rampe
qui devrait les conduire un jour
dans les étages intermédiaires du ciel
on peut se demander si tout cela a un sens

mais le peuple est fier et craint par-dessus tout le principe du déclin

Jean Prod’hom

Optique



Le soleil court à l'amble
sur une chaussée déserte
enveloppée par des volutes de fumées noires
il suit le tracé
qu'il a choisi à l'aube
arpente les étages du ciel
occupés par les dignitaires
d'une époque révolue
éblouis par sa face impériale
ils tiennent le calendrier des saisons

méprise d'en-bas
on ne voit que l'astre nu
badigeonnant d'or
les statues debout
les pierres couchées
le désordre

on attend pourtant d'autres lumières
pour donner à ce qui est ci bas
de la grandeur et du volume
assembler par deux
les instances suprêmes
les couronner

sur le pavé nouvellement jointoyé
on tient buvette au crépuscule
dans ce pays chauffé à blanc
avec l'appui des tenanciers des auberges de la ville
la foule s'échange des vêtements chatoyants
yeux dans les nuages
coiffes multicolores
quelques plumes précieuses s'élèvent au vent

l'élan combine avec l'horizontalité tranquille
la perspective sans fin d'un règne
bannière au poing

Jean Prod’hom

Topiques



A une époque postérieure
mais de peu
un scribe donne
dans une narration volontairement imprécise
une idée grossière
de l’emploi du temps
des fonctionnaires impériaux
assujettis au code des parcellaires

tenir constamment à jour
sur papiers d’agave
la répartition des négligences

représenter sur le sable
les divisions des familles

dresser dans le ciel
le plan des coïncidences

manque la description de leurs travaux
sur une conception du raisonnement
qui ferait enfin l’économie de l’analogie
et conduirait aux conclusions
gravées sur le mur des offrandes

manquent aussi le compte-rendu
de leurs réflexions sur les fioritures enfantines
l’exposé de leur méthode
d’étayage définitif de l’éphémère

trois fragments précieux à l’évidence
que le souvenir d’un seul atteste
avec les difficiles espaces libres
irrésolus
qui se font face

Jean Prod’hom

Extension de la ville



Cité satellite
construite à la va-vite
sur une piquante proposition
des dirigeants du troisième canton
de l’autre côté du volcan
à l’intersection
du canal inachevé
et de l’ancienne chaussée
qui avait conduit
les nouveaux arrivants
de l’océan
aux rives du lac

on construisit là
simplement
en guise d’assurance
une tour et une redoute
elles se faisaient face
à l’extrémité d’un pan ruiné
murailles percées
portes dominantes
ouvrant sur la dune

semblable insouciance
ne s’était plus présentée sur l’île
depuis la mise au pas
de ceux qui avaient planté
sur les fonds argileux
des rangées de pieux parallèles
en prévision du siège de la capitale

mais l’insoumis
je le sais
bâtit en profondeur
il recueille l’eau des digues
chargées d’interrompre sa passe
ménage des accès à la nuit
pose des jalons
dans le va-et-vient des passions
c’est ainsi qu’un jour peut-être
il rendra à la terre
le mystère qui fuit
sur le dos de l'imagination
rétive et captive

Jean Prod’hom

A vau-l'eau



Les plumassiers
s’attaquaient au gros oeuvre
en plein air
si bien que le duvet
des nouveaux-nés
poussé par le vent
dans le lacis des rues
frémissaient
sur les pavés de briques

dans les entrepôts ouverts
autrefois occupés par des négociants
peu d’espaces dégagés
d’un bout à l’autre des bateaux
tirés sur des ponts de poutres mal équarries
galets alignés sur la terre battue

devant les huttes
les acacias imputrescibles
mêlaient leurs senteurs
au fenouil sauvage

dans les cours intérieures
pas de fleurs à bulbe
mais de l’eau dans les caves

la passion pour les affaires privées
avait pousser les derniers arrivants
à concevoir de grandes places
sans verdure
traversées seulement par des canaux
aux rives solides et bien travaillées
dressés les uns contre les autres
mais que l’eau enclose
dans les lacs artificiels du pied des collines
ne parvenait pas à ravitailler

canaux inutiles donc
on avait atteint le point du non retour
les esprits s’enlisaient
il était loin le temps où les hommes
entraient dans leurs maisons
à la proue de leurs bateaux
couronnés

la capitale de l’île allait à vau-l’eau
et la demi-circulation généralisée
allait précipiter les événements
par-dessus bord

Jean Prod’hom

Abandon des terres basses



Dans les faubourgs parallèles
aux canaux rectilignes
les maisons mal bâties
de base rectangulaire
deux étages pas plus sur pilotis
étaient vouées à l’abandon

la foule ne levait plus les yeux
vers le va-et-vient
des aigles dans le ciel
des cygnes dans l’étang

elle se maintenait à peine
vivante au-dedans d’elle

celui qui s’en serait approché
aurait distingué
les minuscules vies secrètes
forcloses
dans les cours intérieures
car il suffit parfois de suivre
quelques traces
les empreintes soufflées par le vent
les impressions laissées par des témoins
pour que les folles rumeurs
se réveillent
transpirent des huttes abandonnées
toits de roseaux mélangés à la terre
des cris
des rires
des souvenirs

mais rien à acheter rien à vendre
la foule migra
suivie de près
par les dignitaires de l’île
fuyant les quartiers luxueux
du front de mer
rongés par la malaria

la foule ouvrit de place en place
des échoppes
à l’arrivée des riches exilés
à l’évidence
le bourdonnement des activités urbaines
les ravit
et dans des ateliers
sis autour du vieil arsenal
qu’on appelle encore
le collège des Âges
l’activité des plumassiers
les cris colorés des joailliers
le soin des orfèvres
le noble entretien des lieux
soulevaient haut
les rues de la vieille ville
recouvertes de paille et d’herbe
plus de places disponibles

nulle monotonie à tout cela
l’île flottait sur la mer
comme au temps des origines
mais là-haut se dressait la ville nouvelle

pour longtemps encore
sans doute

Jean Prod’hom

Hydrologie



Beauté défaite
chargée de marchandises
offertes à la nuit
ligne d'horizon aménagée
avec autant d’ordre que de dérangements héréditaires
on se hâta de diligenter une enquête

les bergers du centre
échaudés
par la splendeur froide des montagnes
ne manquèrent pas
de livrer aux ingénieurs orgueilleux
l’eau douce descendue des cimes

elle entrait en gesticulant dans la ville
déambulait de place en place
laissant aux hommes le temps de se désaltérer
elle sortait en chantant
serpentait dans la campagne
jusqu'aux berges du lac

des soldats surveillaient le réseau
on entendait
des par ici
des par là
qui répondaient aux par où des insulaires
exilés sur la plate-forme terminale

admirables raisons
admirables prisons
au sommet des rues larges
les chiens pissaient
au pied des oratoires
et des bastions

dans les pâturages de l'aval
les fleurs fanées maudissaient
l'aqueduc à trois chaussées
le canal à double circulation
sur lequel nous étions arrivés
et sur lequel nous allions repartir

sous le soleil
un moment encore
les yeux tournés vers la lagune

Jean Prod’hom

Fond de l'île



Personne n’était arrivé indemne
dans les bas-quartiers de l’île
poches vides autrefois
occupées dès les premiers jours
par des exilés
au statut indéterminé
des choix arbitraires
qu’on déplore
aujourd’hui encore
mais qu’on admet faute de mieux
n’en parlons plus
nous n’y étions pas

banlieues sur pilotis
réduites mais placées en nombre
au-dessus des eaux dormantes du marécage
satellites de bambous
bien entendu
on y tournait en rond
le gouverneur les appelait
dépendances autonomes du centre
on ne craignait pas les paralogismes
des régions prospères
aux dires de certains
des régions aux mains vides
désoeuvrement en boucle
on gobait les oeufs
des oies sauvages
on enrubannait
les arbustes rabougris
de la dune

on faisait sécher au vent
les linges de lin
dans des bouquets de genévriers
des rêves
sous les ruines en construction
de pierres sèches
des idées perdues
ce n’est pas ainsi qu’on ferait face
à l’envahisseur
derrière le chant rauque
des oiseaux camouflés
patientaient de nouveaux arrivants

aucun témoin
on voyait là pour la dernière fois
des choses jamais vues

Jean Prod’hom

Après le solstice



Lorsqu’on eut terminé
les grands aménagements
on attribua
à chacune des saisons
ce qui restait
le partage de la double équinoxe
l’éclosion des quartiers de la lune
les éphémères
les jours surnuméraires

on remplaça encore
le ruban
rouge sang
qui séparait le jour et la nuit
par une bande de dentelle
aux multiples valeurs de gris
que les passementiers
exécutèrent l’hiver qui suivit

on répondit
aux dernières questions
quand célébrer
les héros de l’île
où dresser la statue du héron
quand faire pivoter l’an

à l’évidence
l’administration d’un tel réseau
de difficultés superposées
à la multiplicité des noeuds
que leurs prédécesseurs
n’avaient pas tranchés
donna une valeur
toute particulière
centrale et militaire
au volontariat

on boucla enfin les comptes
aucun recensement
cette année-là
une estimation seulement
cent vingt foyers
autour du grand palais
pas même une maison des jeunes
aucun autre atout

Jean Prod’hom

Exogamie



On précipitait
dans les gouffres
du sud de l'île
la femme turbulente
la soeur pleine de dédain
comprenez
on supportait mal
la promiscuité

on précipitait
les mères affligées
qui faisaient tousser
le commerce prospère
de la guerre

on précipitait
les hommes mûrs
ceux des groupes alliés
lorsqu'ils refusaient
pour le prix d’une flèche
de céder
l’une ou l’autre de leurs soeurs

dans la vallée des alliances
malgré des vagues d’aigreur
on avait sacrifié
mis en pièces
l'unique communauté

on tient pour certain
ce sujet obscur

on organisait
au printemps
sur le rivage
une combinaison d'échanges
à cycles longs
à cycles courts
bilatéraux et croisés

les mésanges sur les joncs
les roseaux dans la prairie
l'eau blanchâtre sur les flanc de la colline
les joncs et les roseaux
la prairie sillonnée par l'eau blanchâtre
l'autre côté de la colline avec les mésanges

c'était l'occasion
de prolonger
les belles journées
d'améliorer
le réseau des canaux
dans lesquels s’écoulait la sueur

les femmes étaient éconduites
dans des barques
silencieuses

tout autour
les eaux libres
et des terre-pleins secondaires

le crépuscule
avait la forme
du labeur

Jean Prod’hom

Travaux de titans



Derrière le monticule
en arrière d'une large baie
que souligne
un arc d'argent
jalonné de zones d'ombres
les restes
d'une tentative plus récente

ultime défi
si l'on en croit les légendes
des premiers habitants de l'île
qui entreprirent
l'impossible tâche
de séparer
le liquide du solide

ils creusèrent
des canaux
dans la vase
endiguèrent
les bras de mer
conçurent des levées
des quais

des complexes de galets
des ponts et des chaussées
des lacs
qu'ils parquèrent
avec les eaux dormantes de l'intérieur
à la terre ils arrachèrent
la terre

l'eau à l'eau
la boue profonde aux bancs de sable
sans succès
les larmes ne coulaient plus
sur les visages
mais demeuraient avec les glaires
au fond de leur gorge

ô solitude
mêlée de grandeur
ô peuple malheureux
dévoré par de folles ambitions
ô peuple insatisfait
dévasté par l'échec
et le ressentiment

aucun chemin
ne resplendit aujourd'hui
le miracle de l’opiniâtreté
n'a pas pas eu lieu
le souvenir dans les mémoires
seulement
d'un insatiable orgueil

on le voit
on ne réforme facilement
ni les choses
ni les usages
si bien qu'on accepta sur l'île
mais à contre coeur
mélanges et marécages

et les hommes se remirent à pleurer

Jean Prod’hom

Concentrations



Un bouquet de fleurs
en lieu et place
d’un tas de pierres
un tas de bois
des formules rituelles
pour remplacer les cris
le souvenir de l’ibis
une île autrefois sacrée
une terre fertile
un marais au milieu

le portrait
à demi renversé
des aigrettes
en colère
parlant la langue
des canards
et tout autour
l'infranchissable
le ronflement des rancunes
les collets montés

une seule fois
ils se sont baignés
tous plongèrent
après une interminable cérémonie
au lieu où se concentrent
l’être et la concordance des règnes

rien n’y fit
les prairies gorgées d’eau
ne surent rivaliser jamais
avec l’indigence des hommes
battant le pavé
ni les plaintes du vent
ni les aulnes ni les charmes
ni les nuages
ni les parades et les ornements aquatiques
pas même les princes et leur chasse-mouches

les insulaires ne parvinrent
à dégager
aucun des grands axes
qu’il eût fallu
pour que le ciel daignât
leur délivrer
une ou deux éclaircies

Jean Prod’hom

Economie de subsistance



Emerveillement au-delà du marécage
le canot conduit
au seuil d’une caverne sacrée
dans laquelle dit-on
pleuraient les dieux

pas loin
un abri sous roche
et tout contre les parois
des restes de madriers
des pierres des planches
autrefois
des sauvages lacustres
la douleur à marée haute
s’y rassemblaient
pour se consacrer à l’essentiel

à l’aube
ils rejoignaient les rives
d’un lac d’altitude
avec les teignes
les vers et les asticots
c’est à ces hommes qu’on doit
la pêche à la ligne
au filet
la pêche au coup
à la mouche
la pêche à la bombette
la pêche au toc ou à rôder
à midi ils rabattaient les oiseaux aquatiques
égarés dans les touffes de roseaux
et les échangeaient en plaine contre des babioles

plus tard ils érigèrent
à deux pas de la caverne
un petit oratoire dans laquelle s’est perpétuée une tradition
y priaient ceux qui avaient attrapé
de la main gauche
un poisson une grenouille
une écrevisse un serpent d’eau
une mouche aquatique
un ver de lagune
un canard ou un cygne

les gauchers se multipilèrent
c’est dire que l’oratoire
qu’on appela
la chapelle de la main aux merveilles
ne désemplit pas

Jean Prod’hom


A l'aube



Là-bas
dans l’étroite bande de terre
qui borde l’océan
les premiers hommes
dessinent
dans le sable
quoi
ils ne savent pas le dire

ils tranchent à même le temps
deux morceaux
ce qui fait trois
deux monstres et un fantôme
dans le ciel
les prophéties s’amoncellent

ils font tout
pour rabouter les chemins sectionnés
pour rameuter les bois
recoller la tête du condamné
raccommoder les cours d’eau
ils y vont au courage
la tâche est sans fin

chemins mal raboutés
cavernes lacs et montagnes
noeuds du monde
accidents des interminables travaux
au cours desquels
nous sommes nés pour la seconde fois

issus d’une trame
plus ancienne
sur laquelle on ne revient pas
ils font et tissent ensemble
ce qu’ils ont séparé

au confluent
parfois pourtant
des esprits éclairés
aperçoivent derrière la brume
un frémissement
la lumière et l’ombre
ils se souviennent
du temps sans personne
où nous étions de n’être pas
et leur voix tremble

Jean Prod’hom

Le jour du glyphe



Des quartiers
il y en avait des quartiers
et ces quartiers
sur l’île
avaient un nom
cinq quartiers
cinq noms
sans fond
et pourtant
exempts de secret

l’empreinte du cactus
au milieu du milieu
le bouclier à la flèche perdue

le repère des aigles
le nid du serpent à plumes

ces quartiers correspondaient
à des entailles
dans le temps
et on racontait les hauts faits
de leurs habitants

seule l’étendue d’eau
vers laquelle
coulaient
les ruisseaux de l’île
seule la lagune
qu’un long môle
de pierres cyclopéennes
tenait éloignée
de l’océan
demeurait à l’écart du grand partage

on a essayé disons-le
d’entailler cette étendue
mais rien n’y fit
aucun récit ni ciseau ni flèche
n’entama la lagune
on lui donna simplement
le nom de glyphe
ce sont les goélands et les cormorans
sur le môle immobiles jours et nuits
qui firent le reste

une fois par année
au jour du glyphe
ils ouvraient leurs ailes

s’ils s’envolaient
du côté de la lagune

les enfants juchés
sur les épaules des vieillards
poussaient des cris
précipitaient
les vieillards gueulants
au milieu des joncs
des roseaux
les corps mourants
dérivaient alors
sur la lagune jusqu’au môle

s’ils prenaient
la direction de l’île

on portait les vieillards en triomphe
jusqu’au pied du figuier
et les enfants leur tendaient des fruits

à la pleine lune qui suivait
quoi qu’en aient décidé les augures
on jetait les armes
dans la lagune
et c’en était fait d’une génération

je n’ai pas trouvé plus fidèle image
de la précipitation des premiers hommes

Jean Prod’hom

Dans la marche



A côté des prêtres et des guerriers
qui se partagent
le fruit des travaux
de ceux qui n’ont bientôt plus rien
à côté des agriculteurs
des marchands et des fonctionnaires
spoliés et bientôt exténués
un paysan

il refuse net
de payer l’impôt
et se retire dans les marches de l’île
accueille les pauvres errantes
dans sa hutte
avec lesquelles il chante
confectionne des manteaux
en fibres de maïs
les amoureux les rejoignent

qui l’a vu se souvient
de l’éclat de sa patience
de ses mains creusées
par les heures
d’un labeur
obscur mais inévitable
de son pagne bigarré
brodé

presque rien
pas de bijou en or
de petites récoltes
et deux mots interdits
hégémonie et ascension

pas d’autre célébration
un verre de fermenté
au jour des ligatures
et un hymne
au jour de la pénombre

lui et ses compagnons
vécurent des bienfaits
que sécrètent les horizons étroits

je le dis
mais qui l’aurait dit
c’est eux
qui enrayèrent
sans qu’ils le veuillent
la désertion des bois
en plaçant un labret d’ambre
dans les mâchoires des loups
et en offrant leur liberté
aux bêtes de la basse-cour
trop longtemps captives

trois générations
se succédèrent
dans cette région de l’île
et puis plus rien

le chroniqueur
évoque la vie
de ce singulier personnage
en marge du récit
de la disparition
des petits dieux locaux
il ne dit rien d’autre des circonstances

la mémoire est oublieuse

Jean Prod’hom

Déplacement de populations





Les mères accouchent
sur les plages
de l’extrême ouest
et du nord-ouest de l’île
le sang coule
et se mêle aux eaux de l’océan
on préfère durablement
tenir à distance l’innommable

avec les tortues

du temps il en faut
avant l’établissement des preuves
et lorsqu’on déclare indubitable
le lien qui noue
la naissance avec le désir
on prend peur
on accuse le vent
châtie la terre
en vain

les premiers grands aménagements du territoire
commencent alors
on rapatrie les parturientes
au centre de l’île
où l’on creuse des niches
dans les sous-sols volcaniques

à côté des morts
le théâtre des naissances

à l’inverse on interdit
les manifestations publiques du désir
on codifie on légifère
les réfractaires sont envoyés
dans une parcelle au sud de l’île
s’y rendent les garnisons
victorieuses ou défaites
s’y établiront plus tard
les commerce de la parure
le marché de l’ameublement
et la petite restauration

on appelle ce temps celui de la grande bascule

Jean Prod’hom

Premier établissement


Avant la conquête
le ciel
la nuit
les vagues
massives et gauches
butant sur l’île
nue et amaigrie
lettre de guingois
vue du ciel

fenêtres grand ouvertes
sur les grains
sur les vents
courants d’air et pluie
bois blanchis
bestioles à plumes compostées
coques nacrées écailles bris
os et caillasse concassés

mais voici les goélands
rescapés d’un interminable voyage
maigres et faméliques
les cormorans
idées étroites idées noires
ils cherchent à s’établir

le claquement de leurs ailes
le reflet de leur trajectoire
dans le miroir de l’océan
les tiennent
éloignés de l’île
ils s’installent à deux pas
sur un îlot de rien
pas la force de repartir

qui les aurait vus
les aurait vus aller et venir
puis plus rien
rien de neuf
sur l’île mourante
des années durant

c’est aux oiseaux de la mer
que l’on doit
ces quelques images
de l’île d’avant la conquête

à eux aussi la suite
ils préparent leur retour
cris insupportables
affûtent
retroussent leurs paupières

ils partagent
d’abord le ciel
les constellations
avant de tirer des droites à la verticale
de chacune de leurs hésitations
ils repèrent sur l’île
les ronciers et les vasières
établissent des nichoirs
sur tout le territoire
colonisent les terres
toutes
jusqu’aux confins

procédure stricte
reproduction des conditions
réaction du milieu
étude de l’impact
apport des modifications
avant d’astreindre le tout
aux fins prévues
chacun dans son quartier

tout fut réglé
tambour battant
du plan de la mosaïque
au prix de la dot
localisation des sources
établissement des droits de passage
constitution de réserves
contrôle des influences
nomination des autorités de substitution
loi sur le contingentement
asservissement du solde

le récit des oeuvres
des oiseaux de la mer
allège aujourd’hui encore
la tâche des chefs de provinces
en peine de justifications

on appelle cette année-là
l’année du grand partage
c’est aux oiseaux de la mer
qu’on la doit
et sur l’océan
la lettre de guingois
reprit un peu de caractère

Jean Prod’hom

Confusion



Ça tournait vite
mais dans le vide
rien pour stopper l’hémorragie
aucun tiers
nul butoir nulle corniche

les souvenirs s’altéraient
rongés par le va-et-vient
des rameaux de l'arbre des pendus
sous lequel végétaient
les sans droits
talon contre talon
épaule contre épaule
tenaces

les mémoires prenaient l’eau
l’après rongeait son frein
incapable de rejoindre l’avant
les effets repoussaient les causes
on allait en vain
en tous sens
c’était luttes feutrées de successions
sur les traverses des échelle dynastiques

cachés dans une tour d’angle
dévorée par le lierre
ceux qu’on appellera
les poètes les philosophes
les buissonniers parfois
qu’importe
s’interrogeaient
sur la domesticité
sur la primauté de la terre
racontaient le ciel avec la mer et la terre
tout
ils risquaient gros

tous ceux qu'on associait
aux tourbillons des consciences
on les pendit
on les craignait tant
qu'on les passa au fil de l’épée
avant de les glisser
morceau par morceau
dans les tiroirs de la nuit

on déplaça les bergers
des montagnes dans la plaine
qui séparait près de l'isthme
les deux océans
on les boucla d’une ceinture d’acacias

on enferma à double tour
les chasseurs et les nomades
confinés sur la côte méridionale de l’île
isolée par un arc de chausse-trapes
on leur offrit l’indépendance
et la liberté des alliances

l’enclave ou l’emboîtement
plus rien en guise d’amer
pas même l’errance
les commencements fuyaient

j’aurais tant voulu embrasser les premiers alinéas du monde

Jean Prod’hom

Nuit de Walpurgis



Un anonyme rédigea
à la demande des prêtres
le compte-rendu des méfaits
du responsable des mines

pour sauver sa tête
on acheta
les témoignages d’indigènes
qu’il fallut ensuite
et par précaution
tailler en pièces

on jeta les procès-verbaux
dans un feu immense
qui éclaira le festin au cours duquel
on fit tomber les masques
on laissa libre cours aux propos de table
la femme du responsable des mines
chanta même dans la nuit
abondance et apanage

t’en souviens-tu

et les choses tues
foulées sous les tréteaux
par les convives
mélangées à la boue
devinrent comptines
chansons paillardes et rengaines

pas d’image complète de l’affaire
mais on la colporta en l'état
dans la vallée
où on l’enrichit
de vaille que vaille et de quoi qu’il en soit
tant et si bien qu’elle ne se perdit pas
dans l’agitation tricéphale
des égoïsmes des peurs et des ça va de soi

tout porte à croire que
les à-côtés du procès du responsable des mines
joints aux emprunts et aux anachronismes
soient également aux sources des hégémonies
qui fondèrent le droit des fous
à devenir sur tout le territoire de l’île
les dépositaires des clés des allées
les détenteurs du texte de justification des grands lacs
et lorsque le temps l’exigea
les rédacteurs de l’appel au retrait des grandes crues

néanmoins le ciel et les nuages
en vinrent aux mains
si bien qu'il fallut quelques têtes brûlées
pour détourner des sources empoisonnées
la transparence de l’eau
et tirer de la terre fumante
des poignées de glaise

c’est par ces actes de courage
que les héritiers se souviennent aujourd’hui
qu’il aurait pu en être autrement

Jean Prod’hom

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?



On rêva enfin
d'un monde où
il n'y eût rien à ajouter
ni avant ni après

dès l’aube
on se penchait
sur les termitières
avec les yeux fixes
des rois et des reines
on cueillait
dans le ciel
les signes des hirondelles
et les bois sur la grève
on envoyait des colonnes
pour explorer
la mémoire de l'océan
on descendit
au fond des puits
là où sommeillent
le souvenir des armes
l'or et les légendes
dont on tira une pile
de fragments couleur d’os
ligaturés par le silence

valeureuse têtes
jamais revues

je l'ai dit

il eût mieux valu
rester dans le rang
ne rien écrire
ne rien chercher
ne rien comprendre
laisser ce ramassis
de mots rances
croupir dans une langue estropiée

nous livrer
sans délai
à l'inestimable
au mot rivage
au mot galet
à la miraculeuse aurore

Jean Prod’hom

L’invention de l’histoire



Il fallut inventer les lointains
laissés en arrière avant d’embarquer
– on ne s’en souvenait déjà plus qu'à peine –
les plonger nus dans les jungles épaisses

on architectura des temples
qu’on livra aux assauts des plantes
on façonna quelques paradoxes
pour retrousser le temps
et remonter haut le passé
lui offrir une digue
bientôt une pente

la construction de la retenue dura
aussi longtemps
que les temples n’eurent pas disparu
dans les ronciers
on patienta tant bien que mal
à l’abri des intempéries
on planta des porte-greffe
conçut des baumes
cadastra l’utile et l’inutile
neutralisa quelques aventuriers

on appela ce sursis
le temps du milieu
ou le temps des procédures

les prêtres se royaumaient
d’infatigables discoureurs
des amateurs de poésies
épaulaient leur désoeuvrement
les papiers et les paperasses
jamais très loin
voyez le descriptif des rituels
pris dans les mailles
de figurations inédites

pas de plan des lignées
pas de cartes des litiges
rien qui n’offrit appui au doute
on n’a jamais écrit l’objet
des contestations de cette époque
il y en eut pourtant
sauvages dedans
hésitantes dehors

à la fin de cette période intermédiaire
quand le barrage fut achevé
ceux de l’avant-garde
annoncèrent la nouvelle ère
ils tranchèrent le noeud de retenue
et par le pertuis
le temps se mit à couler
jusqu’à la niche des prêtres
attentifs désormais aux présages
jetant loin devant
les sorts
entourant de lianes
la jungle des contes
séparant les récits profanes des récit malheureux

on brûla les derniers doutes
on brûla ceux qui résistaient
ceux qui grimaçaient
ceux qui se disputaient les terres
on mêla si bien l’obscurité pleine
conservée dans les angles morts
au vide du dépit promis
que l’avenir qu’ils inventèrent
ce fut leur passé

t’en souviens-tu

on croyait en avoir fini
et tout recommençait
on croyait pouvoir enfin commencer
et on n'en avait fini avec rien

Jean Prod’hom

Quartiers de l’île



On n'aurait pas pu atteindre
le bout de l’île
sans sauf-conduit
le noyau dur des occupants
s’y était établi dos aux marais
ils avaient foi en leur domination
buvaient au fond du jardin
des alcools forts
et crachaient un épais venin

aux confins
de l’autre côté
du côté du jour
ceux dont on avait fait couler le sang
et qu’on avait laissés sans sépulture
gisaient anémiques dans la boue

quant aux nouveaux arrivants
oubliés
démunis
qui avaient porté haut le noyau dur
ils manquaient de la promesse d’un lieu
pour y arrimer leurs rêves
et y planter leurs fragiles raisons

le nombre des cadavres
vint à s'accroître
si bien que les laissés pour compte
les entassèrent au pied du col
qui entaillait les montagnes
du centre de l’île
ils se rendirent alors
en direction de l’autre mer
sur les rives de laquelle
ils se prirent à rêver de saisons

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

L’empire céleste



Ils rejoignent
par vagues successives
les terres arables de l’île
assimilent
les curieux vestiges
des peuples sédentaires
leurs dialectes rustiques
les îlots marécageux de la lagune

c’est ainsi qu’ils s’élèvent
ils labourent
nourrissent les chats errants
et se lancent des oeillades
acceptent pour survivre l’incertain
le rien ils le partagent

plus tard la liberté
les idées fertiles
le récit de leur fondation
les lois de l’hospitalité
et celles du sol
plus tard la jalousie
plus tard
plus tard

Jean Prod’hom

Un peu avant la fin



Enclavée
au coeur du pire
assiégée coupée de tout
la paix

le voile se déchire
plumes lacs de pierre
turquoises et panaches
cortèges livres sacrés
mosaïques
tout cela va disparaître
c’est la fin d’un rêve

les exilés ont triomphé un instant
embarqués sur les flots
on les appelait sur le plateau
les héritiers ou les tard venus
en souvenir de leur lointaine migration

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

Plus tard



Personne ne le savait dans les îles
mais cette année-là deux univers
côte à côte séparés par un bras de mer
se découvrent par-dessus les années

l’élan semble irrésistible
mais ils n’ont pas dépassé
les îles la côte effleurée
pas au-delà
la même ignorance
se dresse aménage
méthodiquement son règne
un à un les derniers
lointains s’inclinent

Jean Prod’hom

1519



Sur le vaste territoire jusqu’à
la fatidique année – un roseau –
se sont succédé
s’élevant s’écroulant
les vagues

c’est la ligature des ans

trois cités, la vallée
les volcans couverts de neige
les bords de l’eau
le pouvoir
les steppes désertiques,
l’isthme la côte et le golfe
allaient s’effondrer

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom