Grandes explications d’avril
Grandes explications d’avril, les feuilles se débarrassent de leur étui, on entend les chevreuils croquer la bourre des jeunes foyards, les bourgeons fleurissent comme des artichauts, les fougères sortent du four.
Temps des déplis et des mariages, les fruits viendront plus tard, dans les hautes herbes, plus tard sous le chapiteau de mai.
Jean Prod’hom
La mutité des haies
La mutité des haies,
les talus,
la mémoire des chemins creux.
Inventaire lausannois | Yves Yersin | 1981
Jean Prod’hom
C’est une impression
C’est une impression, j’entends des voix, je n’y puis rien ; nos établissements de formation ressemblent toujours davantage à des associations de malfaiteurs chargés de faire tenir la baraque, qu’importe le prix et les sacrifices. Insaisissables comme les pieuvres, comme la bêtise, je le dis, c’est mon devoir, mes réserves. J’avertis de dedans, depuis 30 ans, colère, argumente, invente, propose, vitupère.
Les chiens aboient, mordent, rabattent le sens dans le caniveau des eaux usées, tandis que nos enfants allument les langues de bois. Vous comprenez ? Nos gamins ne sont ni brebis ni porte-greffe.
Je ne peux m’empêcher de penser au jour où un inconnu déposera plainte, au prétexte que nos institutions de formation mettent en danger certains de ceux qu’elle prétend émanciper. J’irai en prison, vous m’apporterez des oranges.
Aucun refuge, inutile de pousser nos enfants vers le grec, la cuisine ou le latin, la théologie ou la photo argentique, aucun n’est plus à l’abri.
Ce soir, je pleure ; j’entends pourtant, dans la débâcle, la voix de nos gamins qui disent, se taisent, pensent, vont, jouent, crient, lisent. A tort et à travers. Ceci n’est que littérature.
Jean Prod’hom
Tourne tourne
Tourne tourne,
c’est dans la nuit que
le soleil se lève.
Jean Prod’hom
Vivre un peu coupables
Ce qu’il gagne, un autre le perd. Si bien qu’en acceptant le legs de ceux qui l’ont précédé, l’homme est amené à faire une petite place à la culpabilité. Difficile de se débarrasser de cette invisible pièce du droit successoral, tant mieux.
Car si elle recèle l'inconvénient de disqualifier certains événements de nos vies, de faire tousser et de nous condamner à réparer l’irréparable, elle a l’incontestable privilège de nous laisser entendre qu'il aurait pu en aller autrement, de doubler notre existence et de mettre à notre disposition une autre rive, d’où interroger et resserrer la succession de nos jours.
Elle pourrait, à certaines conditions, enrayer la marche triomphale de la machine libérale, suspendre le pas de l'oie au rythme duquel se met en place, à ciel découvert, un système concentrationnaire en stabulation libre, sur le pont d’un vaisseau à la dérive, sans nom, sans armateur déclaré, ni capitaine ni pilote.
A défaut d’une double vue, il nous reste à penduler entre innocence et culpabilité, à vivre un peu coupables. Redevenir responsables de nos actes, là où on travaille ; renouer avec le bon sens, là où on agit ; désobéir, un peu naïvement, à ce qui nous éloigne de cet Eden dont nous avons été chassés il y a très longtemps, et dont le progrès chanté par les Lumières aurait dû nous rapprocher.
Jean Prod’hom
Ne pas user de l'épée
Ne pas user de l'épée, ni dedans ni dehors.
Démêler la pelote, se garder d’être pris dans ses mailles.
Suivre le filon, à tâtons, sans être avalé par la nuit.
Jusqu’au seuil et l’aube.
Jean Prod’hom
La Ficelle
Ne sont belles que les aventures qui durent ! j’ai eu la chance d’en voir naître une il y a quelques jours ; les initiatrices font une jolie équipe, elles sont jeunes, pleines de talents ; elles ont su aussi s’entourer d’amis et de gens de métier.
Elles voudraient, je crois, rendre à Lausanne un peu de ce que cette ville leur a offert et leur offre encore, en partageant avec ses habitants et ses hôtes de passage leurs coups de coeur, quelques-uns des morceaux de son histoire, son actualité. Elles ont demandé aussi à des chroniqueurs, des illustrateurs, des journalistes et des écrivains de participer à la fête.
La Ficelle, c’est un média moderne au graphisme élégant, papier et internet. La revue est diffusée gratuitement dans différents endroits, vous allez la croiser ces prochaines semaines, faites-lui un bel accueil. On peut aussi, pour ne pas perdre le fil, s’abonner ; il suffit d’aller sur le site.
Le premier numéro, sorti des Presses Centrales, a été présenté le vendredi 22 avril dans l’atelier que les deux rédactrices occupent à l’avenue de Morges avec des céramistes, des architectes, des bijoutiers et un écrivain – un peu seul au milieu de cette petite ruche d’artistes et d’artisans. Ils étaient là le jour du lancement, ils ont donné l’impression d’avoir tous mis la main à la pâte.
Je ne connaissais pas les instigatrices de cette aventure il y a quelques semaines, j’ai eu l’honneur d’être invité à faire avec elles les premiers pas. Ça a été un réel bonheur de me replonger dans la ville de mon enfance, autour d’une réalité qui colle à ses basques et qui nous a éduqués : ses pentes. Les pentes ? C’était le thème de la première livraison.
Les deux rédactrices en chef ont beaucoup d’autres idées ; elles m’ont soufflé que le second numéro tournerait autour du lac. Toute l’équipe se réjouit, de nouveaux collaborateurs ont même promis de rejoindre ceux de la première heure. En attendant et pour les aider, les deux jeunes rédactrices le méritent, chacune et chacun peut soutenir leur projet sur wemakeit, c'est par ici.
N’hésitez pas, seules les aventures qui durent ont un avenir !
Jean Prod’hom
Lancement de La Ficelle à L-Imprimerie (22 avril 2016)
Mon amour pour les arrosoirs
Mon amour pour les arrosoirs, né il y a cinq ou six ans, s’est affiné à l'époque des vases communicants ; plus précisément à l’occasion de l’échange de 2013, qui m'a conduit à héberger François Bon et à déposer mes bagages chez lui : on y évoquait chacun de notre côté les morts, il y a bien fallu les arroser.
J’ai arpenté le canton de Vaud, ses cimetières, plus tard les jardins ouvriers qui leur ressemblent et qui accueillent, comme eux, le petit peuple des chantepleures. J'en ai ramené des photographies. Quelques-unes se retrouvent aujourd’hui dans un ouvrage que signe Dominique de Rivaz, qui m’a invité, il y a quelques mois, à en rédiger la postface. C’est fait, le livre est terminé. On a fêté l'événement ce matin, avec Anne-Hélène et Stéphane, c’est un beau livre d'images.
Mon plaisir a redoublé lorsque j'ai appris que Vincent von Wroblewsky s’est chargé, pour la version allemande, de la traduction des textes. Savoir que cet éminent philosophe, docteur, ancien collaborateur de l'Académie des sciences de la RDA, traducteur et commentateur de l’oeuvre de Jean-Paul Sartre, s’est penché le plus sérieusement du monde sur ces objets et les songeries qu’ils ont déclenchées, me réconcilie avec un philosophe que j'aurai, tout au long de ma formation, gardé à distance, pour des raisons bien légères, celles que nous nous inventons pour ne pas nous rendre captifs, une nouvelle fois, des réflexions brillantes de ceux qui voudraient nous aider à recouvrer la liberté.
C'est donc par la bande que je retrouve Jean-Paul Sartre, par la grâce de cet art majeur qu'est la traduction et la générosité de ceux qui se sont exilés de leur langue maternelle pour mieux la saisir.
Jean Prod’hom
Le petit peuple des chantepleures
Dominique de Rivaz
Les éditions NOIR sur BLANC
Coédition Till Schaap
2016
Tu pleures les morts
Tu pleures les morts,
fais entendre qu’ils t’ont accompagné.
Te reste donc à continuer seul. Avec les vivants.
Les meilleures idées sont à l'origine des prisons les plus hermétiques. Leurs auteurs gesticulent, étendent leur empire et l'or qu'ils croyaient tenir dans le creux de leurs mains se transforme en poix collante, dont le collectif ne parviendra à se débarrasser que lorsque les épigones, gardiens et défenseurs seront sous terre.
Jean Prod’hom
Le bavardage entérine les usages
Le bavardage entérine les usages ; avec eux – et lui – les croyances. Il équilibre les consciences, pacifie les humeurs, arase les passions, étête, râle, racle, bine ; son importance est considérable.
Mais il ne serait rien sans les taupes qui le minent, lui donnent air et couleur, vif et jeu. Sans elles nul avenir ni faille, ni clair-obscur, mémoire, roses et taupinières par où le désir va et vient, va, et vient.
Jean Prod’hom
Pris dans le calcaire de Hauterive
Pris dans le calcaire de Hauterive,
brûlé par la chaux vive,
avalé par les circonstances.
Jean Prod’hom
Les mots nous obligent au détour
Les mots nous obligent au détour.
Mais les mélodies qu'ils font naître ont le goût parfois,
et le grain, des fraises qui rosissent nos nuits.
Jean Prod’hom
Yves Zbinden
Corps
Corps, langage,
l’un et l’autre s’ouvrent et se ferment,
comme des huîtres.
Jean Prod’hom
Ce que tu n’espérais plus
Ce que tu n’espérais plus,
confondus,
sujet, objet et circonstances.
Jean Prod’hom
L’intellectuel
L’intellectuel s’est longtemps fondé, pour penser, sur son ignorance et l’existence d’autres mondes possibles ; ces deux utopies lui garantissaient une liberté de ton et le tenaient éloigné des lieux du pouvoir. Ces deux utopies ont été mises au diapason et réintégrées dans les tentacules du même. Quelque chose s’est rétréci, l’intellectuel semble condamné désormais à lancer, de l'intérieur, des alertes. Avec dehors, en réserve, ses dernières cartouches : les bois et les bêtes, le lac, les enfants. Et une autre idée de la liberté.
Jean Prod’hom
Reprendre l’examen
Reprendre l’examen
comme au premier jour,
sans songer, de ce côté-ci, à en voir la fin.
Jean Prod’hom
Un jour les hirondelles
Un jour les hirondelles,
une nuit les chauves-souris
ne reviendront plus.
Jean Prod’hom
Passez !
Passez !
Circulez !
il n'y a rien à voir.
Jean Prod’hom
Rien de plus romanesque
Rien de plus romanesque,
de plus tragique qu'un livre et son signet,
abandonnés sur un banc public.
Jean Prod’hom
Longtemps je me suis endormi à point d'heure
Longtemps je me suis endormi à point d'heure, comme cet amateur de puzzle géant qui se cachait à lui-même que la dernière pièce lui manquerait. Sans s'aviser que celle qui lui aurait amené un peu de paix, c'est celle qu'il aurait conservée dans une poche, reste d'un puzzle imaginaire qu'il aurait défait morceau par morceau et qui l’aurait amené à considérer sans trop de crainte l'énigme sur laquelle il repose.
Jean Prod’hom
Je découvre la vie des cours d’eau
Je découvre la vie des cours d’eau avant que, rejoints par deux ou trois riolets, on leur attribue un nom. Les traces capricieuses qu’ils laissent en amont de leur baptême, l’esprit de hauteur, le grand air qu’ils font couler dans les plis anonymes de la terre.
Jean Prod’hom
Rendez-vous à 15 heures
Rendez-vous à 15 heures avec Xavier et Thierry pour filer, devant quelques-uns de leurs amis, ce qu'on fera entendre samedi prochain à Rue, dans le salon de la suite du Grand-Hôtel qu'occupait Sissi lorsqu'elle descendait à Territet.
Modeste auberge d'abord, sur les ruines de laquelle s'éleva l'Hôtel des Alpes en 1855, le Grand-Hôtel redevint Hôtel des Alpes en 1905 avant de se transformer en Résidence des Alpes en 1975. Il demeure envers et contre tout, pour tous les amoureux de Territet, le Grand-Hôtel.
Idem pour la plus célèbre de ses hôtes : Sissi, Elisabeth de Wittelsbach, Elisabeth d'Autriche, impératrice consort d'Autriche, duchesse en Bavière, reine consort de Hongrie, de Bohème et de Lombardie-Vénétie, qui restera, pour tous les amoureux de la couronne d'Autriche, Romy Schneider.
Jean Prod’hom
Si les accords de libre-échange avec la Malaisie
Si les accords de libre-échange avec la Malaisie en viennent à effacer de nos paysages le jaune du colza, si Montesanto vient à bout de celui des jonquilles, des iris et des pissenlits, nous restera – pour autant qu'elle ne nous lâche pas – le jaune de la poste.
Clermont-Ferrand | 8 avril 2016
Cher Jean,
Quitte hier la grande banlieue pour ma petite patrie via l’Auvergne. Me sers difficilement d’un portable. La déclaration ici c’est en mai. Je m’apprête à collecter des ferrailles comme vous des tessons, une fête après l’exil, les attentats, le décès de ma mère, l’hiver, la plume et le papier.
Amitié.
Pierre
Vous feriez bien de venir le 16 avril à Rue
Vous feriez bien de venir le 16 avril à Rue. D'abord parce que Xavier et Thierry vous régaleront avec leur musique. Ensuite parce que vous pourrez goûter aux excellents palets bretons et aux bonbons au beurre salé, aux crêpes et naturellement au cidre.
C'est d'ailleurs à cause du cidre que j’y serai avec Xavier et Thierry. Ou plus exactement à cause des bols qui le contiennent, à cause des assiettes à crêpes et des tasses à thé. Précisons, j’ai un faible pour ces objets d’usage courant lorsqu’ils sont hors d'usage, cassés, brisés, puis roulés par les vagues, poncés par le sable et le sel. Bref, je m'intéresse aux restes abandonnés, oubliés de la vaisselle du monde.
On en trouve naturellement partout, en Italie, en Irlande, au Portugal, en Argentine. Mais c’est en Bretagne que j’en ai trouvé en pagaille, parmi les bois flottés et les trésors des naufragés, parmi ce que laisse, emmène et ramène la marée. Ce sont ces morceaux de terre cuite aux motifs improbables, ces débris, ces merdouilles qui ont occupé certaines de mes journées depuis trente ans.
Si vous passez un doigt sur les bords de certains d'entre eux, vous constaterez qu'ils ont la consistance et la douceur des sablés bretons, leur grain. Et certains autres, si vous y posez le bout de votre langue gardent le goût de sel de l'océan. C'est dire que je me suis régalé en Bretagne.
J'ai voulu avec ce livre rendre mon dû à la Bretagne, mais aussi à toutes les régions qui m'ont cédé leur trésors, rendre hommage à cet espace entre terre et mer, cet entre-deux qu’on appelle l'estran. Et convaincre aussi mes lecteurs, vous et moi-même, que cette affaire n'est peut-être pas celle d'un fou ou d'un idiot. Ou pas complètement.
J’évoquerai cette aventure en musique ; il faut savoir que le tesson, le visage ci-dessus par exemple, pour devenir ce qu'il est devenu, n'en a pas manqué : fracas, cuivre et timbales lorsque le bol à cidre ou l'assiette à crêpe dont il provient s'est brisé ; berceuse ensuite, pendant plusieurs dizaines d'années, sac et ressac, chant de la lime et de la vague, crépitement du gravier, glougloutement des galets ; silence enfin lorsqu’on s’est retrouvé face à face.
Promis, je vous dirai comment ça a commencé. Mais les tessons, on n'en trouve pas qu'en Bretagne. C'est comme la musique, il y en a partout, il suffit de tendre l'oreille. N'est-ce pas ?
Jean Prod’hom
Vous avez certainement déjà fait votre devoir
Cher Pierre,
Vous avez certainement déjà fait votre devoir ; je dois l’avouer, de mon côté j’ai tardé : c’est ce matin seulement que j’ai déclaré mes revenus et ceux de Sandra, la valeur de notre mobilier et la valeur locative de notre maison, nos dettes et les intérêts de celles-ci, l’état de nos comptes bancaires; j’ai déduit nos frais de repas et de transport, le montant des taxes annuelles pour le ramassage des ordures, les frais d’entretien de la maison, l’impôt foncier et les primes d’assurance contre les dommages matériels et de responsabilité civile. La vraie vie peut commencer.
Oscar saute de son fauteuil, c’est l’heure d’aller faire un tour ; on pousse jusqu’aux Censières, je marche en essayant de fixer ce que je vais présenter dans 10 jours à Rue. Je décide au retour d’aller jeter un coup d’oeil sur place, dresse un petit inventaire de ce qu’on peut trouver dans cette crêperie qui est en réalité un îlot breton : flotteurs, phares, boîtes de sardines, palets, caramels au beurre salé, pinceaux, pulls marins, bois flottés, galets peints, hortensias, cartes postales, noeuds, filets, coquillages, crêpes, cidre. Je ressors avec deux beaux bols bleus à cidre.
Il est deux heures, je décide de faire un saut jusqu’à Avenches, malgré tout, craignant après l’article que Le Bec leur a consacré ce matin dans 24 heures, que nous soyons une nuée à rejoindre le haras fédéral d’Avenches. Il n’y a en réalité personne, mis à part les cigognes qui sont bien là, les cent chevaux qui ont fait du coin leur demeure, les cinquante employés qui les bichonnent, un monsieur armé d’un gros appareil de photo qui se réjouit d’avoir placé dans le même cadre la patrouille suisse des forces aériennes et une cigogne venant d’Espagne. J’ai rencontré aussi Willy.
Willy finit sa carrière de palefrenier, il est né sur les hauts de Vevey, s’occupe depuis vingt ans des juments du haras. Il fait beau, il est bientôt cinq heures et les bêtes n’ont plus besoin de lui ; il regarde en direction du lac de Neuchâtel, les cigognes volent haut. Il en a compté une soixantaine, les premières sont arrivées fin janvier et ont occupé la cime des premiers bouleaux ; les suivantes ont colonisé les suivants, et ainsi de proche en proche. On se retourne, elles sont là, perchées dans les arbres, mais aussi au faîte des toits et au sommet de cheminées de fortune, leurs nids ressemblent à des boules de gui. Mais certains couples ont encore du travail, des oiseaux se cherchent encore, sans nid, bois sec et claquements de becs.
Willy n’a assisté qu’une seule fois à leur départ en septembre. Quelques heures avant de s’envoler pour le sud, elles tournoyaient très haut avec leurs deux ou trois petits. Et puis zou ! on ne les a pas revues avant l’année suivante.
J’ai du retard, file en quatrième vitesse récupérer les filles. Deux hirondelles tournoient dans le ciel de Valeyres-sous-Montagny. Les premières depuis l’Ardèche.
Amitiés.
Jean
Avec Thierry Délitroz et Xavier Oblanca (16 avril)
L'intention et la volonté n’y auront pas été pour grand-chose, le lieu pour beaucoup, pensez-donc, Entre Terre et Mer : du cidre et des crêpes, des pulls marins et des phares, de la musique, des noeuds et des galets. Un rêve pour celui qui souhaitait rendre à la Bretagne ce que ses rives lui ont offert.
Il a suffi que j'en parle à Louise, Louise à Xavier, Xavier à Thierry et Thierry à Pascale, pour que nous nous retrouvions ce matin-là, accoudés à la table ovale de la crêperie de Rue. On a fait connaissance avec l’équipe qui travaille en salle, elle donne envie de revenir et de goûter à tout ce qu’elle propose. Quant à Pascale, une cheffe comme on n’en fait pas, elle nous a remis la clef des champs. A nous de conduire cette embarcation, elle en a une autre à mener de Grèce à Palma de Majorque.
Ça se passera donc dans la cave de la crêperie de Rue, dans le canton de Fribourg mais à deux pas de celui de Vaud. Ce sera le samedi 16 avril et ça commencera à 19 heures, il y aura une bonne cinquantaine de places assises à disposition. Thierry et Xavier viendront avec leur guitare et moi avec mes bouquins et mon iPad. On sera sur un petit podium. Je lirai, Thierry et Xavier joueront. A tour de rôle.
On a intitulé cette heure qu'on passera ensemble De la Bretagne à l'Argentine ; la Bretagne parce que je l'évoquerai, l'Argentine parce que Thierry et Xavier la joueront. Mais pas que, on cabotera également du côté du Brésil et de l'Irlande. Et s'il y a des enfants, je leur remettrai quelques-un des morceaux de l'enfance que j'ai gardés dans les poches et que le temps a polis, comme des tessons.
Nous n'avons pas l'ambition des gros propriétaires, nous avons celle des chasseurs-cueilleurs, celle de rentrer mains nues après avoir remis à ceux qui nous rejoindront des choses qu’on aimerait jolies, petits fruits cueillis ici et là à l'occasion de nos pérégrinations. Nous aimerions que nos airs et nos fables tiennent ensemble sans colle ni ciment, dans la paume de la main.
A la fin il y aura un chapeau. Ceux qui auront faim et soif pourront alors monter à l'étage, ça vaut la peine. Ils doivent être cependant avertis, les gens viennent de très loin goûter aux crêpes et aux cidres d’Entre Terre et Mer, si bien qu'il vaut mieux réserver sa place pour ne pas être victime d’une faim de non-recevoir.
Nous, en tous cas, on aime bien cette histoire. On se connaissait à peine il y a quelque temps, tout s'est monté au jour le jour, comme une armoire Ikea, mais sans tenon ni mortaise, c’est-à-dire comme un poème. J’ai rencontré des gens extraordinaires avec lesquels je n’ai pas hésité à m’embarquer dans une aventure qui s’est faite toute seule, à bord d’une de ces coques de noix faciles à barrer. Petit podium, petits fruits, petites embarcations, un rien suffit pour retrouver le sourire dans un monde qui, souvent, va de travers.
Jean Prod’hom
Deux cent deux migrants
Deux cent deux migrants, embarqués hier à Lesbos et à Chios, ont débarqué à un peu plus de 9 heures à Dikili ; pour la plupart originaires du Pakistan et du Bangladesh, ils ont été emmenés dans un centre de rétention provisoire turc près de la frontière bulgare. Dans le même temps, trente-deux Syriens sont descendus à Hanovre d’un appareil de la compagnie Turkish Airlines, ils ont été conduits dans un centre de prise en charge des réfugiés à Friedland. Tous les mots comptent.
La fiduciaire vaudoise, qui avait ouvert une société offshore pour un ancien magnat de la Pub officiant pour France Télévisions, préfère aujourd'hui se taire. J’apprends dans le même article qu’il suffit, pour créer une société offshore, de quelques centaines de francs et de deux clics.
Un seul me suffira demain pour télécharger VaudTax, c’est décidément le dernier moment pour remplir ma déclaration d'impôt... A moins que j’aille faire un tour avec Oscar du côté des Censières ; il y a un couple de sittelles torchepots qui maçonnent leur nid, en recyclant des copeaux abandonnés sur le banc qui est devant le refuge. Ne rien oublier.
Jean Prod’hom
N’existent en réalité que deux voies
N’existent en réalité que deux voies :
la première ne mène nulle part,
la seconde conduit à une impasse.
Nous pouvons en effet, chaque matin, reprendre les choses là où nous les avons laissées la veille, avec l’assurance – somme tout raisonnable – que notre chemin filera de travers, une fois encore, que nous irons hésitants, qu’il nous faudra une fois encore faufiler le vrai avec le faux et le faux avec le vrai, sans jamais bien distinguer l’un de l’autre. Avec la modeste ambition de faire, un jour peut-être, le tour de la vérité sans jamais y toucher.
Nous pouvons aussi, comme on dit, vouloir tout reprendre à zéro.
Je penche naturellement pour la première voie ; car si la seconde est concevable, elle se fonde sur un leurre et n’est que le signe d’une présomption coupable : le « je » nous précède en effet de beaucoup et c’est sur un palimpseste que nos yeux s’ouvrent au jour de notre naissance.
La première nous promet en outre de croiser ce qui nous obligera à infléchir la courbe du chemin que nous avons emprunté, à bifurquer, à nous ouvrir à l’imprévu, ou même à revenir sur nos pas.
Il n'y a, en définitive, rien de plus sérieux que l'adage des stoïciens : Ex falso sequitur quodlibet. A quoi il faudrait tout naturellement ajouter, pour être complet, que perseverare non diabolicum est.
Nous en avons parlé aujourd’hui, Frédéric. et moi, il serait en effet insensé de vouloir tout reprendre à zéro. Lorsqu’on s’est quitté à Nyon, je me suis souvenu de ce que je venais de lire au midi du cadran solaire du clocher de l’église de Gingins : Il est plus tard que tu ne le crois.
Jean Prod’hom
Les enfants perdent à l'adolescence
Les enfants perdent à l’adolescence un peu de leur air triste, leur visage lisse se fige et les soucis mondains meublent leur silence. Embarras. Désarroi. Comment avons-nous été amenés à réduire l’étendue de nos rêves ? Qui nous les a dérobés ? Où les avons-nous déposés ?
Fleurs, fruits, averses, eau vive, les alentours les ont recueillis. Les plus chanceux se penchent sur leur existence ; les autres résistent dans un cri.
Jean Prod’hom
Un cadeau de Perpignan
Cher Pierre,
Grosse brume cafardeuse ce matin, on ne voit pas la lisière du bois, je sors faire un tour avec Oscar, le même que hier, histoire de ne pas me perdre une seconde fois. Je n’étais plus retourné depuis quelques années du côté des Censières, certains chemins ont disparu, d'autres ont été remaniés, pas étonnant que je me sois égaré hier. Personne dehors, les oiseaux s'affairent, je reviens par le réservoir.
Cette heure et demie de marche vive m’a convenablement essoré, mais la brume qui s'est dissipée dehors ne m’a pas lâché dedans. C’est au moment même où je renonce à vouloir m’extirper de cette saleté que je reçois en début d’après-midi un beau cadeau. C’est une série de gouaches réalisées ce matin par une artiste en herbe, qui répond au nom printanier de Marguerite. Son papa m’a en effet envoyé les photographes de quelques-uns des tessons du bouquin, qu'elle a délicatement reproduits et librement interprétés.
Il m'a confié qu'elle avait été occupée pendant plus de deux heures. Et comme il lui a parlé de l’histoire de ces objets, Marguerite a ajouté ici et là un peu de mer et de sable. Ce papa peut être fière de sa fille et lui transmettre le message suivant : les visages de ces petites pierres n’ont rien perdu de leur charme en allant jusqu'à Perpignan, ils ont même repris des couleurs et en sortent transfigurés, ça me plaît bien tout ça, ça m'a même remis d'aplomb.
Jean Prod’hom
Lorsque je suis retourné au Clos-des-Saules
Lorsque je suis retourné au Clos-des-Saules, quelques semaines après le décès de celui qui m'avait aidé à ouvrir les yeux tandis qu’il se préparait à fermer les siens, seul, le temps d’une saison, sans prêter attention à ma présence et à l'intérêt que je lui portais, tout le personnel, les infirmiers et les infirmières m’ont accueilli avec le sourire.
Le temps avait passé et j’ai bien vite remarqué qu'ils avaient oublié celui que j’appelais Monsieur, aussitôt que sa chambre avait été occupée par un nouveau pensionnaire. Je leur ai demandé des nouvelles de Calou que je n’avais pas aperçu à mon arrivée ; il avait déserté l’aile de l'établissement et, les beaux jours venant, passait de longues heures, la nuit souvent, autour et dedans le réduit du jardinier. J’ai bu un thé avec l’infirmier-chef, avant qu'il ne me quitte pour répondre aux tâches qui l’attendaient ; c'était vendredi soir, il avait hâte de rejoindre sa femme et ses enfants pour un long week-end. Le soleil glissait derrière les épicéas et les sapins blancs de la Montagne du Château, hautes sentinelles au-dessus desquelles passaient de longs nuages blancs.
Dans le livre d'or que j’ai feuilleté, depuis la fin comme il convient, j’ai croisé les visages des deux pensionnaires morts depuis le décès de Monsieur, photographiés à l’occasion d’une de ces fêtes organisées par les employés, qui le réjouissaient mais auxquelles il ne participait pas ; chacune de leur vie était évoquée en quatre ligne par le biographe du lieu, qui soulignait leur gentillesse, leur discrétion et leur courage. Quelques écritures malhabiles venaient ajouter l’un ou l’autre des souvenirs qui avaient réunis ces vieilles gens et qui seraient bien vite oubliés.
Ces deux doubles pages recouvraient celle qui avait été consacrée à Monsieur, presque blanche, accompagnée d’aucune photographie. On pouvait lire les dates de naissance et de mort, le prénom et le nom de celui qui aurait pu être un inconnu. Mais Monsieur habitait désormais les alentours auxquels j’aurais, moi aussi, si les forces ne me manquaient pas le moment venu, à m’y confondre. Le blanc de cette double page, c’était ce paysage qu’aucun nom, formule ou poème ne pouvait retenir, silence rappelant que ce Monsieur avait été un concentré d'être qui avait tenu bon dans sa nudité, en consentant à n’être à la fin qu’ombre et lumière coulant aux quatre coins de l’horizon.
Jean Prod’hom