Rire de soi avec le plus grand des sérieux

Cher Pierre,
C’est ce midi, après avoir mangé au réfectoire scolaire – si absolument dénué de confort et d’élégance –, alors que je lis, assis sur l’un des fauteuils rouges de la salle des maîtres déserte, le quatrième chapitre des Enfants Tanner, qu’une larme s’installe durablement au coin de mon oeil gauche, sans que l’idée me vienne de l’éponger. Je la laisse noyer le paysage en direction duquel je tourne la tête, et jeter un voile sur mon oeil droit.

Les longues heures devant l’ordinateur sont habituellement la cause de ces épanchements, mais les démangeaisons qu’elles me procurent également, ne les accompagnent pas aujourd’hui.
Je reste immobile de longues minutes, très loin de la cour que j’ai sous les yeux, du bouleau, du ciel, mais aussi parmi eux : la tête sur les épaules et dans le ciel. Convaincu qu’il me serait loisible de prolonger indéfiniment cet état, sans faillir à mes tâches et à mes obligations, je pose un caillou en me promettant d’y revenir.
Une collègue est entrée et s’est installée face à l’un des ordinateurs mis à notre disposition. Je me lève alors et me dirige vers la machine à café, en disant à la cantonade, très distinctement qu’au fond, j’aimerais de ma vie apporter un peu de bonheur. La collègue sourit, m’assurant en riant que ce n’est pas du tout son truc ; elle reprend son travail, je continue seul.
Ne pas faire bande à part mais en être, comme les autres, pour les autres ; c’est-à-dire travailler, être juste, faire son devoir, obéir, ne pas outrepasser ses limites, comme un arbre dans le paysage ou un poisson dans l’eau. Mais consentir aussi à s’éloigner pour devenir cette voix qui prie et embrasse l’étendue, polyphonique et lointaine. Tous se souvenaient au même instant qu’il y avait au monde autre chose que la rudesse du travail et le souci du pain.
Je crois que Robert Walser, au-delà de la première stupeur, a la vertu de rendre les hommes meilleurs, à condition qu’ils consentent à se baisser, à renoncer à l’évidence et aux contes de fée, à remonter de décrochages en décrochages, de déroutes en déroutes, de déceptions en déceptions, de leurres en leurres, jusqu’au seuil d’un monde encore liquide et tiède, un monde d’avant les « oui mais ».
C’est en ce sens que Les Enfants Tanner, sans être un traité, constitue un récit engagé, dans lequel se manifeste un monde aux dimensions insoupçonnées, au sein duquel l’homme est invité à s’émanciper de lui-même sans pourtant quitter le théâtre – mais un théâtre élargi de la nature. Demeurant cet acteur aveuglé qu’il a toujours été au coeur d’un réel qui le dépasse, mais invité aussi à rire de soi avec le plus grand des sérieux, et à rejoindre, ne serait-ce qu’un instant, cette place creusée par la voix qui le précède, et qui lui apprend à pardonner, et peut-être, lorsque le moment sera venu, à se retirer.
Jean Prod’hom