Les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe
Cher Pierre,
Nous sommes allés faire un grand tour, Sandra, Oscar et moi, par la lisière du Riau jusqu’au Torrel et le village ; nous sommes remontés par les pâturages de Vers-chez-les-Porchet, nous avons longé les Tailles et Pra Massin, rejoint le refuge de Corcelles. Au retour, j’ai relu dans la véranda, crayon à la main, les trois premiers chapitres des Enfants Tanner.
Simon est un cousin des héros d'André Dhôtel. Ils appartiennent à la grande famille des résistants insaisissables, à l’abri dans le taillis de leurs pensées. Mais si les seconds résistent, anarchistes sans doctrine, aimables, naïfs, jusqu’au-boutistes, orphelins, idiots, c’est un peu à leur insu.
Il en va tout autrement pour Simon qui n’a pas renoncé au monde, un monde dont il ne se sent pas étranger, bien au contraire. Il en perçoit pourtant la menace diffuse, s’en mêle et s’en méfie. Tout autant que de lui-même ; il n’a jamais eu l’idée qu’on puisse faire autrement, Simon n’est pas un révolté. On pourrait dire avec Simon, même s’il ne le dit pas, que le diable est partout et qu’il nous oblige à une lutte de tous les instants, notamment dans les discours dont Simon savonne la pente ; ce ne serait pas bien de laisser les récits aux mains des partisans. Simon n’a de cesse de réintégrer ce que le diable et la foule qui le nourrit a tenté de s’approprier, pour éviter que le collectif se sépare de lui-même ; les plaintes ont d’ailleurs leur place, elles sont souvent belles.
La coercition dans laquelle nous plonge le train du monde n'en assure pas moins sa bonne marche. Simon fait au mieux, il quitte les lieux avant d’en être chassé. Les chemins se valent tous, si bien qu’il serait vain de prétendre avoir choisi, et de devoir justifier ce choix en répondant des circonstances qui n’en appellent précisément aucun. Simon vit a l’essai, il déroute, déçoit : il manque de l’espoir que les choses pourraient un jour aller mieux. C’est en vain que le père rêve pour son fils d’une belle carrière et d’une paix pour son âme, d’un caractère suffisamment trempé pour lui permettre d’obtenir une place et du bonheur d'y renoncer enfin. Comment s’en sortir ?
Les obligations ont ceci de bon qu’elles nous obligent, l’uniformité ne nous empêche pas d'être, un gentil mot corrige une impolitesse. Et surtout, le monde est habité par une immense confiance, les portes s'ouvrent lorsqu'on frappe, les voleurs ne doutent pas de la valeur de leur butin, les plus pauvres donnent de l’argent aux plus riches, sans que ceux-ci mendient, chacun a des défauts, chacun peut dire exactement le contraire de ce qu’il dit. Rien ne ressemble plus à un poète qu'un riche banquier aux prises avec ses secrets et ses échecs. Ne pas se fier aux apparences.
Jean Prod’hom