Il est d'autres voyages

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Cher Pierre,
Il est d'autres voyages ; ainsi le dimanche matin, dans le parc d'un hôpital psychiatrique. F m'a accueilli avec le sourire, enchantée à l'idée de faire un tour ; l'infirmière lui a trouvé une polaire, je l'ai aidée à faire coulisser les deux rangées de dents métalliques. Quelques patients sur la terrasse, le soleil s'est installé. Je lui adresse quelques mots sans savoir exactement qui de nous deux parle, ou écoute. Peu. On n'est jamais aussi près de l'esprit de la pentecôte que lorsqu'on se tait. C'est jour de repos.

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Où qu'on soit il y a des arbres, des plantes, des oiseaux, côte à côte ; on reconnaît sans peine les marguerites, les sauges, les érables, un merle, les lauriers. Pas besoin non plus de prendre d'automobile, ni d'aller au cinéma, on passera par les bois, avec dans la poche un billet qu'il ne faut pas perdre. Les tomates sont déjà dehors près du pavillon de l'Albatros, Blaise y avait été interné en son temps. il n'aimait pas ça. Combien d'années de travail te reste-t-il ? Trois ? Deux ?
Il y a des bistrots partout, la tête des parasols dépasse des haies, les chaises sont vides, on s'y installe. C'est agréable un tilleul, à l'abri de la bise, avec le soleil. Regarde là-bas, il y a des lumignons dans les haies ! Mais non, ce sont les boucles d'une chaîne en acier. C'est vraiment grand ici, tiens ! je n'avais pas remarqué cette baie vitrée, c'est beau, il suffit de ramasser, lorsqu'on en voit, les papiers que les gens ont jetés. Calypso, ça ressemble à une école de danse, avec des géraniums devant. Une autre école tout près, avec devant une pancarte où il est écrit Docteur Veillon. Pourquoi un docteur ? Ça, je ne le sais pas !
Il y a moins de plantes de ce côté-ci, plus de bitume, alors les responsables en ont profité pour faire un parking, c'est vraisemblable, les iris sont en tout cas très jolis. Et là du millet, goûte ! Que peut-on vouloir de plus ? Mais tu dois savoir que les plantes demandent du travail, on est obligés de s'en occuper.
Bonjour Monsieur ! Bonjour! Le temps passe vite n'est-ce pas ? 11 heures 57. Le repas va être servi. Vous êtes un visiteur ou un patient ? Visiteur ! Alors vous comprendrez : un tour de clé et vous laissez tout derrière vous. On prend l'ascenseur, il y a un code. Pas sûr que F soit capable de l'entrer, moi non plus d'ailleurs... je suis monté à pied tout à l'heure. Un patient nous aide.
On s'assied dans des fauteuils de la salle commune, devant la TV ; les repas tardent comme souvent le dimanche. Ecopsychologues, psychanalystes, psychologues, thérapeutes se succèdent et évoquent les spécificités de leur métier, on est quelques-uns à les regarder, à mi-hauteur, ils ne nous demandent rien, on est tranquilles, on les laisse dire. Ici le temps n'avance pas, inutile de courir, on regarde le petit écran, personne n'entend vraiment ni n'attend. Certains sont un peu ailleurs, sans être bien loin ; d'autres cherchent un contact, voudraient monter dans un rafiot qui ne bouge pas. Moi, on m'attend.
Il est temps de se séparer, les repas sont servis, je la salue dans le couloir. Ce n'est pas vrai, F ouvre tout grands les yeux, une ombre, comme si elle s'avisait qu'elle ne devait pas être là. C'est une infirmière qui va aller la rechercher, en saisissant la main qu'elle lui tend ; elle remonte à la surface, démunie, entre en flottant dans la salle à manger.
C'est ça qui est difficile, me dit l'infirmier lorsque je quitte les Mimosas, c'est le retour à cette réalité-là. Je crois comprendre sans en être bien sûr.

Jean Prod’hom