La tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir

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Cher Pierre,
On est arrivé à Charmey hier soir autour de 21 heures, après avoir déposé les enfants à Vevey. Première fois que nous empruntions la route de contournement de Bulle ; elle nous a jetés d'un coup au sud de la Tour-de-Trême avec, sous les projecteurs, le château de Gruyère et celui de Montsalvens – le second plus discret, plus secret. On a discuté un peu d'école, de nos arrangements respectifs avec l'institution, des années qui viennent. Sandra parle de son livre, moi du mien. La route est dangereuse, recouverte d'un mélange de pluie et de neige. L'hôtel Cailler a pris un sacré coup de vieux, mais la salle à manger est tout de même bondée ; des habitués, quelques touristes de passage et des gens de la vallée sont venus profiter du buffet fraîcheur : huîtres, meringues, charcuterie, crème glacée, fromage, pâtisseries : le tout à volonté. On mangera plus modeste, un seul café, nos paupières se ferment.

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J'entends sonner 6 heures à l'église paroissiale ; puis le préposé au ramassage des poubelles fera entendre en les heurtant, les toupins d’une improbable désalpe. Plus rien ensuite, sinon le froissement des draps et une chasse d'eau. Le jour frissonne, on traîne, la neige tombe derrière les rideaux.
On retrouve dans la salle à manger certains des commensaux de la veille, ils ont repris là où ils les on laissés les excès de la veille, assis à la même table. On rejoint la nôtre c’est un nouveau jour. La neige n'a pas cessé de tomber et fait comme un écran aux souvenirs.
Lorsque l'hôtel a été inauguré en 1981, et dans les année qui ont suivi, je suis passé plus d'une fois à pied dans ces pâturages à gruyère. Sur le chemin de Château-d’Oex par le chalet du Régiment, ou dans la vallée du Javroz, de Cerniaz à la Valsainte, du lac à la cime de la Berra ; chasseur cueilleur autour du Lac Noir et à Plaffaion, le long de la Jogne, au fond des Motélons, sur la Dent de Brenleire par le lac de Tissiniva.
Pas sûr que je refasse ces traversées de plusieurs jours, la famille et le travail m'ont sédentarisé. Pas exclu cependant, à moindre échelle, que je m’autorise dans quelques années de telles escapades, en plus modeste.
Un tunnel permet de rejoindre directement les bassins du centre thermal en peignoir et en tongs, avec un linge sur l’épaule, c'est pas ce que je préfère. Mais goger dans de l'eau chaude sans faire autre chose que goger dans de l'eau chaude n'est pas désagréable, quoique j'en sorte courbaturé ; la balade au village sous la neige ne me remettra pas debout.
Deux heures donc, couché devant le téléviseur de l'hôtel, à me réjouir du sourire et du fairplay des joueurs de midi et de minuit, à suivre dans un demi-sommeil les aventures réconfortantes des héros en séries, dont les voix recouvrent un bref instant notre désarroi et jettent un voile sur une réalité désemparée.
Pas de honte à consacrer tout ce temps aux images que nos élites disqualifient, à ces dorures, ces devinettes et ces chansons qui peinent à faire barrage à la violence et à la corruption. Les représentations qui nous gardaient des excès individuels semblent nous avoir lâchés et chacun rêve de refaire pour soi et pour les autres les nœuds qui manquent, en usant de la violence, juste une dernière fois pour le bien de tous.
Renoncer à la violence sans mièvrerie ni naïveté, c’est le plus dur. Et ne rien attendre, la tragédie n’a plus le pouvoir de nous réunir.

Jean Prod’hom