Amitié (4)

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Il y a un livre dont on ne tourne pas la page, c’est le livre qu’on écrit ; vous avez continué le vôtre, comme d’autres le leur, séparément, en des lieux qui se côtoient, se frôlent ou s’emboîtent. Et un jour, par la grâce de l'amitié, on se retrouve, avec dans la poche une ou deux choses qu'on a ramassées ou bricolées, qu’il faut bien déposer quelque part si on veut repartir les mains et l’esprit libres. On organise une fête à l’occasion de laquelle on tremble un peu, non pas tant parce qu’on douterait de la valeur de ce qu’on a réalisé, c’est trop tard, mais parce que les amis seront là. Je retrouve derrière vos visages parcheminés par les ans ce qui demeure, on évoquera nos errances et nos rencontres. Prenez bien soin de vous, je prends soin de ce que vous laissez, il contient ce que vous y avez mis, c’est tout ce que je possède.
Yves, Anne-Hélène, lorsque vous êtes venus me trouver au Riau, vous aviez déjà mis la main sur la forme que prendrait cette exposition. Il aurait été vain de vouloir combler ce gouffre que les années ont creusé entre vos deux rives. Vous aviez le sourire, heureux d’avoir trouvé le dispositif qui réunirait ce qui vous sépare, sans que jamais les images de l’un mettent celles de l’autre sous tutelle. Pas question donc d'ajouter quoi que ce soit à ce qui tient debout tout seul.
En commençant par l’autre bout, en me rappelant les fidélités que génère l’amitié, me sont apparues très clairement et très distinctement les deux directions qui se sont offertes naguère à vous, à nous, sans que nous le voulions : à toi l’oeil, à toi le monde; à moi, et je vous en remercie, une carte blanche.
Je crois au fond ne m’être jamais départi du dualisme de Descartes. La relation du sujet pensant aux objets et à l’étendue qui les contient demeure l’une des énigmes les plus profondes de notre temps. Nous n’en sommes pas sortis, invités désormais à réexaminer la relation que pourrait prendre ces deux attributs de l’être, dans les domaines qui nous sont propres – celui du langage, celui des images –, pour mieux apprivoiser cette énigme qui nous a condamnés, après nous avoir libérés, à claudiquer.

Jean Prod’hom