L'oeil de la yourte
Hier soir je me suis endormi dans le ciel, à la traîne des étoiles qui s'allumaient une à une dans l'oeil de la yourte. Ce matin le jour dessine à la même place un mandala, deux cercles concentriques, découpés en quartiers par deux croix couleur de plomb, une croix de Saint-André et une croix grecque, quartiers de gris puis quartiers de blancs, blanc de crème comme l'aile de la piéride. Des anges dorment, ils respirent à peine, voix basse pour ne pas réveiller leurs rêves. Dans les dortoirs d'en face, il en aura été tout autrement, le diable a été de la partie, ronflements, insomnies et fugues dans la nuit.
Le soleil claire le terre-plein à un peu plus de 9 heures, on déjeune. Les gardiens du refuge, Alexandre et sa maman Félicie, sont déjà à la tâche depuis l'aube. Ils viennent de Lorraine. En hiver, Alexandre fait la saison sur les pistes de ski de Savoie, Félicie retrouve les rives de la Moselle.
En face, taillé dans le calcaire du Haut de Cry entre 1901 et 1905, le bisse d'Eindzon, surnommé le Bisse sec parce qu'il n'a jamais servi. Au-dessus du Chalet d'Eindzon les névés sont rares, on plie les couvertures.
On remonte par une longue cheminée sur les Fontanelles qui font communiquer, à près de 2200 mètres, le Sex Riond et le Mont Gond, avant de redescendre sur la Chaux d'Aïre et les pâturages de Flore. Deux gypaètes surgissent dans notre dos et filent en direction du sud, planent, s'élèvent haut dans le ciel avant de disparaître..
On est vingt-sept, dix adultes et dix-sept enfants. On en lâche quatre en route, j'emmène Elsa, May, Louise et Lili dans la 807. On se retrouve à vingt-trois sur la plage de Rivaz, il fait 34 degrés, on goge jusqu'au coucher du soleil.
J'aperçois D. sur la plage, coiffé d'un chapeau de paille, en costume de bain, quelque chose cloche. Je le connais de l'université, il se jette à l'eau, il nage comme une vilaine grenouille, va et vient selon un tracé qu'il semble répéter depuis toujours, il y a quelque chose de trop sérieux dans tout cela, prisonnier des sirènes, captif de son image, il pose, la peau blette, penché sur lui-même, satisfait. Ah ! Montaigne, jamais ridicule même avec un canotier ou une casquette.
Jeremy et Suzanne nous accueillent tous pour des grillades. On est en bras de chemise jusqu'à tard. C'est si rare ici qu'on prolonge jusqu'à minuit. On abuse un peu des fruits de la vigne, ça ne fait pas de mal. Sauf lorsque le diable revient, dissimulé dans les plis d'un mot : le ressenti.
C'en est trop, il est grand temps de s'en aller.
Jean Prod’hom