Se réveiller à la montagne
Cher Pierre,
Se réveiller à la montagne, avec pour seule tâche d’accompagner autour de midi un enfant au glacier de la Plaine morte, vous réconcilie avec le métier.
En attendant, je décide de monter au Bella-Luy, ce sanatorium de luxe construit en 1931 pour ceux que la fortune n’avait pas épargnés de la tuberculose, malgré leur aisance. J’entre dans ce qui est devenu un hôtel un peu poussiéreux comme un client qui est depuis longtemps chez lui ; mais pas le temps de faire le curieux, je reçois un coup de fil de Véronique qui m’indique un changement de programme : G. s’est fait mal à un genou ; à moi de le récupérer en-bas Cry d’Er et de lui envoyer, par le chemin inverse, celui que je devais accompagner au glacier.
Je redescends à l’hôtel avec le blessé, la réceptionniste prend contact avec le médecin de service, rendez-vous est pris pour 14 heures 30. On mange notre sandwich dans le hall, quartier libre jusqu’à 13 heures, je propose à G. d’aller ensuite jeter un coup d’oeil au sanatorium valaisan.
Y pénétrer n’est pas difficile, s’approchent alors trois infirmières souriantes. Je leur fais mon baratin, Nicole nous ouvre les chambres du troisième dont les autorités valaisannes ont décidé de se passer. Nicole se plaint de la réorganisation des hôpitaux en invoquant les mêmes motifs que les enseignants: mauvaise évaluation des faits, éloignement du centre de décision, direction fantôme au plus haut niveau. On rigole parce qu'il le faut bien.
Les chambres sont exiguës, Nicole nous en fait visiter deux, l’une pour un seul patient, l’autre pour trois ; toutes les deux semblent avoir été abandonnées précipitamment, on cherche les signes qu'auraient laissés ceux qui ont fui. A la potence d’un des lits, deux mots sur un papier quadrillé déchiré : draps propres.
La structure de ces établissements est d'une extrême simplicité, balcon et couloir d’un seul tenant, entre eux une succession de chambres ; deux portes opposées, l'une vitrée l'autre pleine ; trois cages d'escaliers, deux aux extrémités du couloir, la troisième au centre.
C’est Anne-Marie qui nous fait visiter la salle d'opérations, mise hors service en 2007, on y pratiquait encore une opération de temps en temps, vraisemblablement pour la maintenir en usage. Sept ans ont passé, les instruments de contrôle et de régulation ont pris ce même coup de vieux que les imprimantes du même âge, massives, qui traînent au fond des bennes des déchèteries.
Je remonte avec G. au Bella-Luy, le réceptionniste nous raconte les différentes affectations de ce bâtiment, sanatorium de luxe, établissement de cures, racheté en 1945 par des Américains pour héberger des rescapés polonais des camps de concentration, hôtel depuis les années 60 : 35 chambres d'un seul lit, 15 de deux, le réceptionniste nous en fait visiter une. On se serait bien affalés dans les fauteuils du salon d’à côté la réception qui n’a pas changé depuis 1930.
Le médecin fait une radiographie du genou de G. Rien. On va fêter ça au café. Il regarde par la fenêtre, je devine ce qu'il pense. Oui, tous les immeubles du XXème siècle ressemblent à des sanatorium, et on aimerait parfois que nos vies ressemblent un peu plus à celles de ces tuberculeux qui passaient deux ou trois ans sur un balcon communautaire ouvrant sur les Alpes valaisannes, à lire et à se réjouir d’être vivants.
Jean Prod’hom