Le regard éloigné
De la route qui conduit de Lucens à Yvonand, entre Cremin et Prévondavaux, j’aperçus très distinctement dans le ciel qui laissait le jour filer à l’ouest le ventre immobile d’un omble chevalier dont la tête et les nageoires s’enfonçaient dans la nuit. Je ne songeai qu’un bref instant enfourcher l’animal pour m’assurer que d’autres régions aux tropiques de l’univers ne me livreraient pas des trésors intacts. Je décidai de ne pas troubler le silence des mers et des cieux, de consentir aux formes les plus malheureuses de mon existence historique de ne pas succomber aux promesses rêveuses, de me satisfaire de ces brefs intervalles entre chien et loup à l’occasion desquels il nous est donné de saisir l’essence de notre existence « dans ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société: dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».
L’omble chevalier avait disparu derrière les bois de Prévondavaux et rien n’avait vraiment changé dans l’aquarium, je pouvais seulement me reprocher ne ne pas avoir regardé assez le ciel, le ciel et ses nuages.
Jean Prod’hom