(Ecoles à Berne 4) Samuel
Cher Pierre,
Les moments passés entre nous lorsqu’on en a fini avec nos adolescents, qui se prolongent sans qu’on s’en aperçoive, pèsent sur ma volonté ce matin à 6 heures 30. Prendre un peu l’air en haut du tunnel de la Zivilschutzanlage ne suffit pas, une lourde fatigue colonise mon corps qui se raidit et raccourcit ma respiration. Si bien que j’ai tôt fait de rentrer.
Le hasard a voulu que je dispose d’une heure, je l’emploie sur une paillasse militaire à lire une nouvelle de Bernard Comment avant de céder au sommeil.
Le soleil s’est installé sur Berne et chacun a le sourire quand on monte dans le tram. Il y a du monde sur la Place fédérale, les nôtres portent leurs habits de gala. C’est pas pas tous les jours qu’on a quinze ans, qu’on parle à la tribune de la salle du Conseil national, devant plus de deux cents personnes. Première fois que ces gamins vivent en démocratie en y participant vraiment, en réalisant ce gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Ils ont accepté les règles dont l’établissement les précède, et c’est de ce consentement-là, initial, qu’il exercent leur liberté. Ils ont accepté le principe, avant d’agir pour changer ce qui peut l’être, de se ranger à l’avis de la majorité. A moi de leur rappeler qu’il convient parfois de désobéir aux règles, on ne le dit pas assez, si la folie s’empare des hommes.
De ces cinq heures de délibérations, votations, recommandations, il faudrait évidemment tout dire. Mais si tout m’était enlevé à l’exception d’une seule chose, c’est de l’histoire de Samuel tout au long de cette semaine que je me souviendrais, et d’un moment très singulier, lorsque ce gamin, traversé par le syndrome d’Asperger, a décidé de se lancer et de lire à la tribune ce qu’il avait rédigé la veille.
Ce qu’il voulait dire est resté bloqué un long moment dans sa poitrine, il a respiré profondément, à plusieurs reprises, avant de se lancer enfin. Ça a duré 2 minutes 50, il s’est arrêté une ou deux fois, là où il avait placé des points à ligne, avant de rejoindre le dernier mot. Il lui a fallu réitérer le même effort, respirer profondément, allumer sa voix, avec les mots loin dans la poitrine, en crue, qu’il lui a fallu remettre en file indienne.
On en avait parlé la veille, je lui avais raconté l’écriture boustrophédon, il savait que s’il ne parvenait pas à enchainer les parties de son texte sur un seul sillon, il aurait à engager toutes ses forces pour redémarrer. Il a préféré honorer les différentes parties de son discours sans lesquelles celui-ci aurait été comme un ensemble de membres disjoints. Il a choisi le sens contre son handicap, les autres en lieu et place de son confort. Cet enfant a une force extraordinaire, il est allé jusqu’au bout.
Pour le reste, cette session à Berne m’aura confirmé dans l’idée que les adolescents sont très conservateurs, et que s’ils veulent que les règles en usage perdurent, c’est pour prolonger la possibilité de leur désobéir, les transgresser et, ce faisant, différer l’âge des responsabilités.
On se couche encore une fois trop tard. Mais ces rencontres entre personnes régies par les mêmes règles, sans rien avoir d’autre de commun que la proximité ou le voisinage, ont quelque chose de miraculeux. Nous ne parlons pas la même langue, vivons dans des régions géographiquement très différentes, partageons quelques-unes de nos infrastructures. La Suisse? Ni une patrie ni une nation, mais une société en acte.
Cérémonie de clôture d’Ecoles à Berne. Quelques élèves improvisent une chanson qu’ils chanteront tout au long du trajet du retour :
Discours de Samuel
Tram numéro 9
jeux électroniques
discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon
Ambassade de Colombie
sucettes à la pomme et au coca-cola
on s’est éclatés durant cette semaine
en participant à Ecoles à Berne
Tram numéro 9
jeux électroniques
discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon
La chancellerie fédérale
nous a fait attendre trop longtemps dans le froid
il fallait récolter cent signatures
on a même fait du sport le lundi soir
Tram numéro 9
jeux électroniques
discours de Samuel
la nourriture chers cuisiniers c’était très bon
On voulait jouer une dernière fois au jeu des fondations, Schwytz, Berne, Grisons et Vaud, au bar du Novotel. Fermé. On s’est rabattus sur le bar voisin, bondé. Les supporters d’Everton fêtaient la victoire de leur club contre l’équipe bernoise. Impossible de s’entendre, c’était le moment de se quitter.
Jean Prod’hom