Voici ce que j'ai tiré de quelques mots décousus
Cher Pierre,
Voici ce que j'ai tiré de quelques mots décousus, tapotés à la va-vite sur mon natel ce matin, derrière l'Ecole hôtelière du Chalet-à-Gobet :
Les récits usent les plus résistants, le fil sur lequel on a pris l'habitude de pincer les événements dépérit, le présent ne remorque plus le passé, l'avenir est sur nos talons, voilà que les événements se mettent à tournoyer sur eux-mêmes comme des samares, et donnent naissance à autant d'îles que d'érables. Difficile d'y consentir sans inquiétude, mais on a tant besoin d'un peu d'éternité.
L'idée de destin a depuis toujours offert ses lettres de noblesse à la liberté, en rétrocédant le mince filet de l'histoire à l'étendue qui la borde, en rabattant la fin sur le commencement, en établissant ainsi la possibilité de la durée.
Pour le reste peu de choses à signaler, sinon ce mail que les enseignants de l'établissement dans lequel je travaille ont reçu ; qui les invite, avec les gamins dont ils ont la charge, à réfléchir à ce qu'ils pourraient bien mettre dans la capsule temporelle (50 x 50 x 72) qui sera mise en terre lors de l'inauguration du complexe scolaire dans quelques mois ; et qui sera réouverte dans 25 ans.
On ne peut que se réjouir, se réjouir que l'on pense à ceux qui viendront après nous, mais il convient qu'on s'interroge aussi sur la valeur de ces réjouissances. Car c'est vouloir encore garder la main sur l'avenir que d'exiger le jour et l'heure, que d'imaginer qu'il nous revient de choisir ce qui mérite de demeurer. Le demander aux enfants qui n'ont jamais participé aux processus de décision dans l'école est une manière de se débarrasser de ses responsabilités. On n'a jamais demandé aux mineurs de témoigner de leurs conditions pour les générations futures, mais on a pu souhaiter que les patrons des mines s'engagent à améliorer la vie difficile de leurs ouvriers, et qu'ils honorent leurs promesses. De quelque façon que ce soit, les dés sont pipés. Cette capsule temporelle me fait davantage penser à une bouteille de naufragés qu'à une pierre de fondation.
On pourrait, j'y songe, donner une autre dimension à cette capsule temporelle, l'agrandir au point qu'elle puisse contenir le complexe scolaire lui-même. Une conférence internationale réunie à Londres a levé mercredi les 180 millions d'euros manquants pour démarrer la construction du sarcophage de béton qui recouvrira le réacteur accidenté de Tchernobyl.
Nous descendons, Arthur et moi, à 18 heures 30. J'aménage avec J-P le bureau de la course et on bricole la tente des samaritains, qui donnera à la course de dimanche un petit air de Solférino.
Jean Prod’hom