Rendez-vous de chantier
Cher Pierre,
Rendez-vous de chantier ce matin avec l'architecte, l'électricien, le cuisiniste et le chauffagiste ; manquaient le charpentier, le maçon et le menuisier. Ce qui étonne chez ces gens-là, c'est d'abord leur confiance ; non pas celle de l'infatué qui croit savoir, mais celle qui se nourrit de l'assurance que les choses ne se passent jamais exactement comme on le veut, mais qu'elles n'ont jamais eu l'intention de mettre en défaut qui que ce soit et qu'il y a toujours une solution pour contourner ou même prendre appui sur l'obstacle qu'elles représentent tôt ou tard.
C'est ensuite la faculté que chacun d'entre eux a de collaborer sans déborder sur les compétences des représentants des autres corps de métier, sans en douter non plus, en maintenant la distance qu'il convient, sachant que leur actes ne sont pas indépendants, qu'ils concourent aux mêmes fins : ensemble et chacun séparément. Tout cela paraît évident,
Lorsque je compare leur travail, la façon dont ils l'abordent et les principes qui les animent, je me plais à imaginer que quelque chose de pareil pourrait animer le corps des enseignants, qui pâliraient de jalousie s'ils se penchaient sur l'efficacité des échanges de ces gens qu'ils disqualifient si souvent, sur leur bon sens aussi, non pas tant celui auquel on recourt idéologiquement pour recouvrir d'un voile nos ignorances, mais celui qui donne assez de jeu pour que la logique de nos actions puisse s'ouvrir à l'imprévisible.
Il faudrait exiger des candidats à l'enseignement qu'ils fassent un stage d'une année au moins dans le secteur de la construction, ne serait-ce que pour les garder de l'idée simpliste qu'ils se font de la connaissance comme empilement de briques, colportée depuis des lustres par les responsables de l'école obligatoire.
Je retrouve pour la première fois cette année le sol des sous-bois, assez sec pour s'y asseoir, Oscar les explore. Et le calme revenant, je m'avise du rôle de l'appétit, de la soif, de la digestion, de l'oxygénation, de la marche, des saisons dans le fonctionnement de l'intellect, de tout ce que celui-ci aurait bien voulu se passer.
Reviens en pensant à cette phrase du prologue qui ouvre Les Neiges de Damas d'Aude Seigne que j'aurais la chance de rencontrer le mercredi 22 avril à Yverdon (Libraire l'étage) :
C'est un livre contre la dictature du sens et de la cohérence, contre l'obligation de conclure.
Propos décidé, qui semble répondre à une fringale et à un insatiable désir de totalité, provocation aussi à laquelle les plus solides d'entre nous pourraient souscrire, mais aussi les plus faibles ; mot d'ordre en forme de paradoxe, écrit par une jeune femme dans les premières années du XXIème siècle, mais qui aurait pu l'être également par un jeune Nietzschéen du troisième quart du XXème. Car enfin, cet énoncé, en vertu même du principe de réflexivité, ne permet pas de conclure, ni sur son sens ni sur sa cohérence.
En réalité, ce paradoxe est une épreuve. Faut-il tenir jusqu'au bout à cette logique qui n'en est pas une en s'y accrochant par souci de loyauté et renvoyer l'explication finale, la clé de voûte et la conclusion à plus tard ? Ou y renoncer séance tenante ?
La littérature, comme la philosophie, est tout à la fois un poison et un remède : poison pour les êtres faibles qui inventent des fables pour se convaincre eux-mêmes de l'impensable et obliger ceux sans lesquels ils seraient seuls à les suivre ; remède pour ceux qui sont en pleine santé, assez forts pour expérimenter une voie singulière au risque d'aller de ce pas vers l'insensé et l'incohérent. Sans conclure.
Dictature du sens soit, mais en quel sens, en sacrifiant les principes d'identité et de non-contradiction ? Ne pas conclure pourquoi pas, mais en différant le dernier mot de telle manière qu'on pourrait croire s'être débarrassé des fins une fois pour tout ? Voilà où j'en suis. Pas sûr que tout cela soit très sensé et cohérent.
Je monte à la bibliothèque et réunis les éléments qui devraient constituer ce qu'on appelle pompeusement un dossier de presse en vue de l'événement qui aura lieu à Grignan en septembre. Là encore, je suis tenaillé par la crainte de faire faux.
Jardin en fin d'après-midi, je déplace les trois dernières lavandes, taille un lilas. Arthur rentre de ses deux jours de camping, Louise et Lili reviennent de chez Marinette. Ils ont faim, je fais bouillir des pâtes, râpe des carottes rouges et réchauffe les restes du gigot de dimanche. On parle des chamboulements que les prochains travaux vont amener dans la maison ; Sandra sourit, elle est un ange.
Jean Prod’hom