Passe
Les derniers grains de la nuit qu’éclaire d’en-haut un réverbère, le rose de ses pommettes à l’entrée du bourg, la crème dont elle a enduit son visage, les deux petits yeux noirs punaisés au fond de leurs cavités lui donnent l’air d’une poupée de porcelaine immobile dans une boîte à musique oubliée au fond d’une vieille gare. La brume n’a pas lâché la petite ville depuis la veille, le col blanc serré autour du cou de la femme se détache sur le vide au-dessus d’Ussières, un peu d’effroi, plus loin l’ombre du Jorat.
Les stores sont baissés, mais elle rassure sèchement celui qui pourrait être son premier client qu’elle va ouvrir sous peu. Avec son allure distante, son ton cassant, elle aurait pu travailler au sein de la police municipale, elle l’avertit d’ailleurs d’un ton glacial qu’il aurait tout intérêt à placer son disque de stationnement sur le pare-brise.
Le jour tarde, le client se rend au distributeur de billets tout près du rond-point. Il revient au pas de course car il ne voudrait pas qu’un second client venu à cet instant l’oblige à sauter son tour. Les stores ne sont pas levés, il en profite pour acheter des lames de rasoir dans l’épicerie voisine. Lorsqu’il en ressort le jour se lève avec un bruit de stores.
Un poste de radio en bruit de fond, deux puissants néons, c’est un autre monde, une autre femme, elle a enfilé une blouse bleue, deux edelweiss brodés sur chacune de ses épaulettes. Elle a rompu la glace.
Court très court, dit le client et ils entament la conversation. Le fils de M sort avec la fille de la postière. À force de se faire tendre la peau la pauvre Anne-Laure ne va pas faire de longs os. Il y a Serge dont j’aime les chansons, mais ses cheveux quel dommage, des cheveux teints. Je ferais mieux de me taire, c’est mon gagne-pain, mais voyez-vous, cher Monsieur, si j’aime mon métier, il y a quand même des choses plus importantes.
Elle fera l’état des lieux de la profession dans le coin, il y a seize coiffeurs ou coiffeuses pour hommes sur la ligne Ropraz-Palézieux par Mézières, Servion, Essertes, Châtillens et Oron. Trois d’entre eux louent un fauteuil dans un salon qui ne leur appartient pas. Deux sont des coiffeuses-baignoire, c’est-à-dire que le service se fait à domicile et le shampooing dans la baignoire.
La coiffeuse laissera à son client avant qu’il ne s’en aille le verbe cuiller. Lui, il lui laissera trois billets de 10 francs et deux poignées de cheveux blancs qu’elle poussera dans une trappe.
Jean Prod’hom