Amitié (5)
Il y a d’un côté l’oeil qui se trouble, l’esprit qui pense, doute, s’égare ; il y a de l’autre le monde dont nous sommes les hôtes et dont nous peinons à saisir l’infinie richesse. Nous avons voulu en avoir le coeur net, interminable collecte, mise bout à bout des fragments du monde, punaisés dans des boîtes sous l’empire du langage. Il a fallu déchanter, celui-ci tient en laisse ce qu’on croyait tenir dans nos mains, notre mémoire se révèle insuffisante et nous demeurons muets devant le miracle de cette coexistence. Inutile de le déplorer.
Il a fallu, Anne-Hélène, t’exiler, rejoindre d’autres continents, laver ton esprit à leurs eaux pour que, après un long détour, tu rebattes les cartes découpées dans le tissu homogène de nos récits, en conçoives d’autres, recadrées, décadrées, qui ne sont plus subordonnées aux patrons que nos routines ont mis à notre disposition. Voici nos attentes réorientées, des mondes qui auraient pu exister, les vides et les pleins redistribués; on se penche sur nos obscurités, on ouvre les yeux sur le doigt et on les ferme sur ce qu’il désigne. Combinaisons inédites qui décollent mes paupières, redonnent du jeu à ce dont je fais partie : brelans inédits et paires imprévues, qui rapatrient le trouble dans mes vues étroites, suggèrent enfin – et surtout – que la partie jouée ici relève, elle aussi, du merveilleux qu’on prête à l’ailleurs.
J’ai, sur le rebord de ma fenêtre, des images qui se chevauchent, une pierre de Patmos, un ciel, des labours, le saint Augustin de Vittore Carpaccio, un caducée, des images de vieux crépis et quelques tessons ; un moineau s’y invite parfois, sans titre, sans date, sans lieu. Ces images de la coexistence retiennent quelque chose qui déborde la raison, petits autels portatifs qui m’obligent à regarder à nouveaux frais ce qui m’entoure, me dissuadent de donner au lieu qui est le mien la forme d’un puzzle dont j’aurais à trouver la dernière pièce, mais plutôt la forme du vent dans lequel couleurs et lumière se roulent parfois en juin. Tu en témoignes, Anne-Hélène, le monde a lui aussi ses fenêtres et ses rebords, lieux de passage vers ce qui n’a pas de nom.
Jean Prod’hom