Je sors finalement du tunnel

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Cher Pierre,
Du long couloir qui m’attend au réveil et que j’emprunte jusqu’au soir, il ne me reste rien, hormis une grande fatigue et deux images : celle du regard de quelques élèves qui écoutent bouche ouverte les chapitres V et VI du Grand Meaulnes. Celle de K, une gamine aux cheveux de jais et aux yeux noirs ; la gamine se lève tandis que ses camarades vaquent à leurs occupations, va jusqu’à la fenêtre et regarde, méditative, le plateau, les villages, le pied du Jura.


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Mais il suffit que j’y songe encore pour que cette journée sorte de sa nuit avec d’autres images. Celle de trois garçons s’aventurant dans l’écriture, jouant librement des ressorts de la langue et du hasard de leurs trouvailles pour rendre compte de l’histoire d’un lavabo. Celle du soleil, à 10 heures, d’enfants glissant sur la fine couche de glace qui recouvre la cour que je suis chargé de surveiller. Celle de Z, 13 ans, qui rapporte à ses camarades le témoignage de sa grand-maman hongroise qui se trouvait à Berlin le 9 novembre 1989. Celle de ce tout jeune garçon timide, un peu perdu, silencieux à midi, au réfectoire secoué par le brouhaha. Celle de cet autre gamin qui ne veut rien entendre de ce que les adultes lui disent par crainte de devoir grandir, de ses parents que je rencontre en fin d’après-midi qui entendent l’affaire autrement. Il suffirait que je me penche sur ce qu’encadrent ces images pour qu’en apparaissent d’autres encore.
Lili se prépare au Riau, mais elle affûte si bien ses arguments pour combattre demain la volonté de certains de ses camarades d’habiller chaque écolier d’un uniforme, qu’elle se retrouve à 18 heures – d’avoir soigneusement examiné leur position pour mieux l’affaiblir – convaincue de la force de leurs arguments. Elle défendra donc demain matin l’uniforme à école, quand bien même au fond d’elle-même elle s’y refuse.
Je prépare à manger, Louise danse, Arthur marche sur ses mains. C’est en écrivant ces notes, alors que Sandra et les enfants dorment, que je sors finalement du tunnel, et avec moi le jour et ses vilaines heures. Sauvé une fois de plus.

Jean Prod’hom


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